Note d’introduction de l’interviewé :
Quand Romain Brilli m’a proposé de réaliser une interview me concernant je lui ai directement répondu par la négative, considérant qu’il n’était pas déontologique de parler de soi sur son propre site Internet. Je ne voyais pas d’intérêt pour le lecteur, à part se donner un peu plus d’exposition dans ce monde déjà saturé par la « surmédiatisation du moi ». Étant d’un naturel discret, préférant agir dans l’ombre et mettre en avant les autres, j’ai finalement changé d’avis, en retournant ce problème au contenu du site ARTEFAKE. Et si cette interview me servait à mieux faire comprendre le travail que nous développons depuis 2004 ? À éclaircir certains choix éditoriaux ? À lever le voile sur des influences qui paraissent obscures et éloignées de la prestidigitation ? Comme me l’a si justement dit Romain, Jean Caroly et André Mayette ont procédé de même avec leurs propres revues L’Illusionniste et Le Magicien. Je pense que c’est aussi un moment important pour rendre publiquement hommage aux nombreuses personnes qui m’ont soutenu dans cette aventure bénévole qui je l’espère continuera encore un temps.
Est-ce que tu peux nous parler de ton enfance et de ta première rencontre avec la magie ?
Je suis né le 6 mai 1977 à Dijon en Bourgogne. À l’âge de six ans, je découvre l’univers de la magie grâce à mon abonnement annuel à Pif Gadget, un magazine jeunesse où l’on retrouve beaucoup de tours de magie comme Les 3 tubes magiques, La coquille magique et le formidable Hercule transpercé dans son cercueil. A huit ans, mes parents m’offrent une mallette de magie Mickey Mouse et je réalise de petits spectacles familiaux avec tous les accessoires.
Parle-nous de ton cheminement et de ton évolution dans l’art magique.
C’est vers mes seize ans que la magie s’est à nouveau présentée à moi en rencontrant un ami de mon père qui était magicien : Hubert Tivoyon alias Talam. Je me souviens parfaitement le ressenti que j’ai eu en voyant pratiquer ce magicien avec ses tours de close-up. Au-delà de ce qu’il faisait (un répertoire classique très bien exécuté avec une bonne présentation), c’est la réaction des gens qui m’a le plus marqué. C’était la première fois que je voyais quelqu’un soulever à ce point de la stupéfaction, de l’étonnement, de la joie et de la peur. Tout un panel d’émotions s’ouvrait grâce à la magie et laissait le public désarmé face à l’impossibilité des expériences présentées. Hubert m’apprendra ensuite mon premier tour avec deux pièces de monnaie : La croix indienne de Daryl.
Fasciné et marqué par cette rencontre, je décide alors de m’intéresser au domaine de la prestidigitation en achetant des livres et des tours par correspondance chez MAGIX, une boutique spécialisée de Strasbourg, pour me familiariser avec cette nouvelle discipline.
En 1997, alors que je débute mes études artistiques aux Beaux-Arts de Dijon, je décide de contacter le docteur Pierre Guedin pour lui demander de me donner des cours particuliers de close-up. Après une première entrevue concluante, il accepte d’être mon professeur pendant deux ans. Pierre est un puits de science et un homme d’une grande générosité, jamais avare d’explications, ce qui est rare dans ce domaine. De plus, son ouverture d’esprit et sa grande connaissance des arts du spectacle ont été une source d’inspiration pendant ma formation. C’est lui qui m’a donné le goût d’aller voir des spectacles de tous genres. Il a été mon maître, mon père spirituel, et m’a conforté dans l’apprentissage structuré des choses et leurs classifications. Je lui suis à jamais reconnaissant.
Le docteur Guedin m’a alors conseillé de suivre des stages de perfectionnement spécialisés en magie qui se tenaient à Selommes près de Blois sur deux jours. Ces week-ends magiques étaient organisés par le CIPI (Centre International de la Prestidigitation et de l’Illusion) dirigé à l’époque par Gérard Petitdemange. Mon premier fut un moment inoubliable et hors du temps, une immersion totale avec Dominique Duvivier. Suivront une bonne quinzaine d’autres stages… De février 1992 à juin 2005, soit pendant presque quatorze ans, Gérard Petitdemange a consacré beaucoup de temps au CIPI avec le sérieux et la rigueur que nous lui connaissions. Il a toujours été bienveillant avec moi, m’apportant de nombreux conseils. N’oublions pas son épouse Chantal qui l’a aidé et soutenu comme secrétaire durant toutes ces années, ainsi que Janine Richard et Jean-Claude Eude.
Le 31 décembre 1999, je réalise mon premier contrat en amateur (sous le pseudonyme de Syb) pour le passage à l’an 2000 en faisant de la magie de close-up de table en table pour trois cents personnes. Je continuerai ensuite à me produire pour différentes soirées privées et événement d’entreprise jusqu’à ce jour.
Parle-nous de ta carrière professionnelle. Dans quelles conditions travailles-tu ?
Concernant la pratique de la magie, je travaille en tant qu’amateur depuis 1998, essentiellement en condition de close-up pour des évènementiels et des soirées privées de particuliers et d’entreprises. En 2002, j’ai conçu les effets magiques pour le spectacle de rue Shéhérazade Bazar de la Cie ToHu qui s’est joué sur les marchés parisiens et à la Cartoucherie de Vincennes (en 2003) dans le cadre du festival Premiers Pas organisé par Ariane Mnouchkine. J’ai également mis au point en 2004, un spectacle jeune public intitulé Qu’est-ce ce souk ? mêlant théâtre d’ombres, théâtre d’objets et prestidigitation. De 2007 à 2009, j’ai joué, avec mes amis d’ARTEFAKE, plusieurs représentations de À nous la récré, un spectacle théâtral sur le thème d’une classe scolaire et d’un professeur interrogeant ses élèves sur des matières « magiques ».
Je suis également éditeur. Je travaille quotidiennement sur le site Internet ARTEFAKE en préparant de nouveaux articles et de nouvelles interviews avec une moyenne de dix articles par mois et ça depuis dix-huit ans. J’écris aussi différents articles comme chroniqueur pour des magazines ou des ouvrages spécialisés dans l’illusion, le cinéma et le théâtre. Depuis 2011, je co-organise les Jean Merlin Magic History Day, des journées dédiées à l’histoire de la magie avec Jean Merlin.
En 2014, j’ai créé, avec mon collègue Éric Constant, le label ARTEFAKTORY qui a pour but de développer une structure de création autour du domaine de l’illusion sous forme d’éditions, de productions et de laboratoire de recherche artistique. Nous avons organisé plusieurs soirées d’Illusions Magiques, des spectacles dédiés à la magie actuelle.
De 2016 à 2018, j’ai participé à des colloques internationaux comme intervenant et organisateur sur les thèmes des « Arts Trompeurs », de la « magie numérique » et des « effets spéciaux en magie et au cinéma ».
En parallèle à la magie et après mes études aux Beaux-Arts, j’ai travaillé à l’intendance du Théâtre National de Chaillot à Paris de 2000 à 2004. J’ai également œuvré comme scénographe pour Anne Coutureau (La Chanson de septembre), Héloïse Martin (Les Larmes amères de Petra von Kant) et les compagnies Pleins Feux et Dangely. J’ai aussi conçu les accessoires et les décors sur un spectacle intitulé L’Auto-Stoppeur de la Cie Loreleï, une libre adaptation d’un sketch de Boris Vian. Enfin, j’ai intégré l’équipe de décoration pour le court-métrage Œdipe -(n+1) (2003) d’Eric Rognard avec l’acteur et réalisateur Jalil Lespert.
En dehors de la magie, je suis salarié et j’occupe le poste de visual merchandiser (agenceur-décorateur) dans un grand groupe suédois d’ameublement depuis 2005.
Quelles sont les opportunités ou les personnes qui t’ont aidé ?
Je tiens tout d’abord à remercier mes parents qui m’ont toujours soutenu dans mes choix et qui ont financé mes études artistiques ainsi que mes cours de magie.
La première personne qui m’a sensibilisé aux domaines artistiques a été Sébastien Coustol, le président de l’association de BD dont j’étais adhérent au début des années 1990. C’est lui qui m’a donné des références artistiques et orienté vers des écoles d’arts pour la suite de mes études supérieures.
Les premières personnes qui m’ont aidé à me développer dans le domaine de la magie sont mon mentor le docteur Pierre Guedin et mon père Yves Bazou. Ils m’ont soutenu dans mon apprentissage et mon développement personnel. Pierre m’a appris toutes les bases techniques et psychologiques de la magie de close-up ainsi que l’importance de l’histoire et de la présentation. Mon père, étant musicien et animateur, a été le premier à me faire travailler lors de soirées privées, une étape indispensable pour développer sa magie et son personnage en conditions réelles.
Mon collègue Éric Constant, qui est à l’origine de l’association ARTEFAKE est d’un soutien « constant », c’est bien le mot ! Fidèle depuis le début de notre aventure, il a toujours été là pour me remonter le moral et insuffler une nouvelle dynamique à l’association quand celle-ci en a eu besoin. Sa nature optimiste a transformé l’anxieux que je suis ; pour cela nous sommes très complémentaires car différents dans nos approches et nos compétences. Même s’il a travaillé dans l’ombre pendant tout ce temps, c’est bien grâce à lui qu’ ARTEFAKE a plus de visibilité.
En 2011, je fais la connaissance d’une équipe d’irréductibles bretons : Gérard Souchet, Vincent Delourmel, Claude De Piante, Aude Lebrun, François Martinez et Yohann Gauthier. Nous nous sommes rencontrés sur la quatrième éditions du Magic History Day organisée par Jean Merlin. Ce dernier ayant émis le souhait d’arrêter, nous nous sommes mis d’accord pour en reprendre l’organisation. Pour ce faire nous avons créé l’association Le Collectoire. C’est ainsi qu’une belle aventure humaine et artistique est née. Nous avons mis en place quatre éditions de 2012 à 2015. Ce fut, pour moi, l’occasion de travailler avec une équipe de passionnés et de réaliser que grâce à la compétence et à l’apport de chacun, nous pouvons faire de grandes choses.
Ma rencontre avec Jean Merlin m’a permis de développer encore plus l’histoire de la magie. Il m’a fait confiance pour organiser ses deux derniers Magic History Day en 2016 et 2017. Cela a été un vrai plaisir de travailler à ses côtés et d’échanger magie mais aussi cinéma fantastique ! Jean est également le premier soutien d’ARTEFAKE depuis une quinzaine d’années.
Plus tardivement, Anne-Marie Malthête-Quévrain (secrétaire générale de la cinémathèque Méliès et descendante du sorcier de Montreuil) et Giusy Pisano (professeure en cinéma) m’ont aidé, à intégrer le monde universitaire (via le projet de recherches des « Arts Trompeurs ») et m’ont donné la chance de participer puis d’organiser des colloques sur le thème de la magie avec la collaboration d’historiens, de philosophes, d’écrivains, de chercheurs, d’artistes et d’illusionnistes. Nous avons également concrétisé l’écriture d’un ouvrage sur la Magie numérique. Des expériences riches en rencontres qui ont permis de réfléchir sur le vaste sujet qu’est l’illusion en confrontant nos points de vue.
Tout récemment, en 2021, j’ai collaboré avec Hjalmar sur des recherches concernant l’escapologiste STEENS qui ont abouti à un livre. Ce projet me tenait particulièrement à cœur car cette personnalité oubliée était de ma région. C’est grâce à Hjalmar que nous avons pu réhabiliter cet artiste attachant d’une grande importance dans l’histoire de l’illusionnisme.
Comment est né ARTEFAKE ? Quels ont été les acteurs principaux de ce projet ? Ses différentes étapes ? Les principales difficultés rencontrées ?
Après ma période parisienne, je suis revenu vivre à Dijon en 2004. J’ai alors repris contact avec mon mentor Pierre Guedin et avec un autre ami magicien Éric Constant, nous avons créé l’association MAGIE BOURGOGNE en 2004 (devenue ARTEFAKE en 2008). Une structure qui a pour but de promouvoir l’art magique à travers son site Internet, ses publications, ses cours, ses conférences, ses spectacles, et ses formations. Nous avons dès le début décidé d’être entièrement indépendants et de n’appartenir à aucunes fédérations magiques. D’autres personnes ont rejoint l’association comme Michel Herbelin, Iris Kieffer, Thierry Cabrita, Philippe Billot… Au total une quarantaine de membres.
Nous avons commencé par organiser des conférences magiques (Giobbi, Carbonnier, Sanders, Duraty, Mirouf…) et nous avons mis en place des ateliers d’apprentissage pour une trentaine de personnes que nous avons formé aux différentes disciplines magiques de 2006 à 2007. Nous avons également créé un spectacle intitulé À nous la récré en 2007.
Depuis 2005 la vitrine publique de l’association est son site Internet qui a évolué et s’est transformé cinq fois, changeant de logo, de nom et de slogan. Il y a eu tout d’abord « Magie Bourgogne » de 2005 à 2007, « Artefake – Le portail du patrimoine magique », puis « Artefake – Documentation des arts magiques » de 2007 à 2011, « Artefake – Illusion et arts visuels » de 2011 à 2015, et enfin « Artefake – L’art de l’illusion » depuis 2015.
Depuis le début, la volonté du site ARTEFAKE est de « faire sortir la magie de son coffre-fort ». La présenter comme une discipline artistique millénaire connectée au monde qui est présente dans toutes les expressions artistiques, mais aussi dans les sciences humaines, dans la littérature, dans la philosophie et plus globalement dans l’histoire de l’humanité.
Au fil des années, des rédacteurs nous ont rejoint et d’autres nous ont quitté. Même si mes écrits ont une grande part dans la rédaction d’articles, la diversité des intervenants fait la richesse des points de vue, indispensable pour « réfléchir autrement l’art magique ».
Je n’ai rencontré aucunes difficultés majeures à part de la jalousie et de la fausse indifférence. L’indépendance, la liberté d’expression et le « penser autrement » ont un prix. Sortir des sentiers bien balisés ne plaît pas forcément à la majorité bienpensante et nul n’est prophète en son pays à coup sûr, surtout en France. Je considère que les obstacles sont avant tout des barrières mentales. Ce sont nos propres peurs, nos propres croyances et nos propres préjugés qui nous empêchent d’avancer dans la vie et de réaliser nos projets. Je pense que la clé pour réussir est de ne pas écouter les gens et de prendre des risques, quitte à se tromper, ils seront toujours payants un jour.
ARTEFAKE a pour vocation de parler d’art magique, mais pas que… de nombreux articles abordent d’autres disciplines artistiques. Quelles sont les limites du projet ARTEFAKE ? Comment en décrirais-tu ses contours ?
Le site actuel https://artefake.fr/ est, en grande partie, construit sur mes propres attractions et tropismes. Il reflète la diversité et la curiosité artistique qui me caractérise de par mon parcours. C’est pour cela que l’art de l’illusionnisme est présent sous toutes ses formes. J’ai voulu y intégrer les différents domaines artistiques qui m’ont accompagné lors de mes études et mes formations (les Beaux-Arts, le théâtre, la danse, le cirque, la marionnette, le cinéma, les arts annexes, la musique) complété par la littérature, l’anthropologie, la communication, la psychologie, etc.
Ce qui m’intéresse particulièrement est de créer et développer des correspondances thématiques liés à l’illusion pour élargir le champ des possibles et faire évoluer l’art magique dans de nouvelles directions en prenant conscience du passé (le patrimoine historique), en suivant le présent (l’actualité de la création contemporaine) et en construisant le futur (propositions, projets, enjeux et projections). On se rend vite compte que beaucoup de choses sont liées et se répondent entres elles. Ce qui est intéressant avec la magie, c’est que justement il n’y a pas de limite, vue l’étendu du domaine ! Une espèce de puits sans fond où on découvre des nouvelles choses chaque jour.
Quelles rencontres, quelles interviews t’ont le plus marquées ?
Concernant mes rencontres « magiques », celle qui m’a le plus marqué est la visite chez Jeff McBride à Las Vegas en 2017. Il a eu la gentillesse de nous accueillir, ma femme et moi, dans sa maison en toute simplicité, nous faisant visiter les lieux, son école, avec sa fidèle équipe Lawrence Hass et Tobias Beckwith. Nos échanges ont été animés et passionnants et une autre philosophie de la magie m’est apparue !
J’aime écouter les gens, apprendre d’où ils viennent, quelles sont leurs inspirations et leurs influences. Depuis le début d’ARTEFAKE, il m’a semblé essentiel de donner la parole aux illusionnistes du monde entier pour être en phase avec la création contemporaine, mais aussi pour leur permettre de réfléchir sur leurs parcours et leurs pratiques (suivant un questionnaire identique). Je pense que tout le monde devrait faire cet exercice d’introspection (sans forcément le rendre public). Cela nous force à faire le point et comprendre pourquoi nous faisons les choses. Regarder vers le passé est souvent nécessaire pour comprendre notre cheminement artistique et rendre hommage aux gens qui nous ont aidé, sans quoi rien n’est possible. Sur les plus de trois cents interviews réalisées, j’aime tout particulièrement celles des artistes qui se livrent, réfléchissent sur leurs pratiques, posent des questions qui font bouger les lignes, et qui pensent en dehors de la norme. Il s’agit très souvent de personnes qui ne sont pas exclusivement magicien(ne)s mais qui ont un profil plus riche et contrasté.
De quel article es-tu le plus fier ?
Il y a plusieurs types d’articles. Des génériques et des spécifiques, des courts et des longs… Chacun demande plus de recherches que d’autres. L’article dont je suis le plus fier est celui sur L’illusion dans l’art. Initialement écrit comme support à l’exposition de la Maison de la Magie Robert-Houdin à Blois en 2018, il a ensuite pris la forme d’un article augmenté sur ARTEFAKE. C’est aussi l’article le plus vu du site, car le plus « grand public ». J’apporte une grande attention aux illustrations qui accompagnent la rédaction. Il faut que celles-ci soient un complément au texte et apportent un nouvel éclairage à sa compréhension globale ; ce que j’ai pu exploiter avec les photos d’arts.
Comment vois-tu le futur d’ARTEFAKE ?
Je me demande tous les jours pourquoi et pour qui je travaille ? Quelle finalité pour ces très longues heures de recherches, de rédactions, de relectures, de corrections, de traitements d’images, de mises en pages ? Avec le temps, j’aimerais qu’ARTEFAKE devienne une base de données fiable et la plus complète possible sur l’art de l’illusion, mais il y a encore un énorme travail à réaliser. Que le site soit un lieu de recherches, de collectes et de découvertes pour tous les passionnés de magie, qu’ils soient magiciens ou néophytes, étudiants ou chercheurs. Que l’art magique soit enfin perçu dans sa globalité et qu’il ait définitivement une reconnaissance artistique et culturelle de la part du grand public et des institutions ministérielles.
Quels magiciens t’inspirent le plus ?
Je suis profondément attiré par la magie théâtrale, la « magie nouvelle » et le close-up. Le close-up étant ma formation de base dans la pratique magique, je m’intéresse surtout au travail direct, impromptu et sans fioritures de Michael Weber, Greg Wilson, Dan Harlan et Jay Sankey. J’adore les numéros théâtralisés de Jérôme Helfenstein et d’Arthur Trace qui mettent en scène une esthétique très forte et une histoire scénarisée. Le mouvement de la « magie nouvelle » de la Compagnie 14:20, initié en 2002 par Raphaël Navarro, Clément Debailleul et Valentine Losseau, est une nouvelle manière de faire de la magie en créant des images hypnotiques fascinantes sans opérateurs. J’adore également la folie créatrice de Yann Frisch, la liberté intransigeante de Thierry Collet et la poésie digitale de Romain Lalire.
Pour finir, je suis extrêmement attaché aux grands magiciens de l’âge d’or de la fin du XIXe siècle (Alexander Herrmann, Howard Thurston, Ernest Thorn, Servais Le Roy, David Devant, Lafayette…) J’aime aussi les effets classiques comme la lévitation lorsqu’elle est effectuée de main de maître par Victor Voitko, qui arrive à sublimer un vieil effet du répertoire magique sur la musique planante Crazy de Seal.
Quelle est ton opinion sur la « magie actuelle » ?
Tout d’abord il ne faut pas oublier que nous existons toujours dans un continuum, dans le contexte de l’histoire et que rien n’existe sans antécédents. Il faut avoir conscience de cela et respecter nos aïeux car tout le monde s’inspire et « pique » des choses de partout.
La magie est en pleine effervescence, se développant sous une multitude de formes dans le monde entier et cela est bénéfique pour notre art. Le revers de la médaille est que la surmédiatisation de la Street magic télévisée, popularisée par David Blaine (à la fin des années 1990) et l’apparition de la magie « digitale » via Internet (vers 2010) ont déconstruit l’image de l’illusionniste en fabricant « du faux avec du faux » (à travers les écrans) d’où l’impression d’une ironique mise en abyme de l’art magique qui finalement se désincarne complétement ! À force de vouloir « trafiquer » leurs tours par des montages et des effets numériques, ces magiciens ont vidé l’essence même de l’illusion ; la conséquence est le reflet d’une société hyper connectée où l’image est reine et est considérée comme une vérité absolue. A l’ère du numérique, je pense qu’il faut faire très attention à ce que la magie ne perde pas sa raison d’être. Je trouve assez prophétique une phrase de Ludwig Feuerbach dans L’Essence du Christianisme (1841) : « Et sans doute, notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion… »
Tout comme une œuvre plastique, la magie doit interagir avec le monde, changer l’espace qui l’entoure, changer la perception du spectateur-regardeur. Voilà ce que doit faire une œuvre d’art, comme le disait le grand peintre américain Ellsworth Kelly.
L’image du magicien est un autre sujet qui me passionne. Cette image est en perpétuelle évolution depuis des millénaires et convoque une multitude de magies, de finalités, de croyances et d’interprétations. Quel « magicien » sommes-nous ? Sorcier, chaman, physicien, escamoteur, prestidigitateur, illusionniste… ?
Le travail de l’illusionniste est de donner une place importante aux spectateurs, ce qui est rarement le cas car le magicien prestidigitateur se prend pour le roi du monde usant de « supers pouvoirs » ! Si nous remontons aux sources de « la magie », qu’elle soit blanche ou noire, elle n’a pas d’incarnation, elle est présente depuis la nuit des temps et est liée à une multitude de pratiques artistiques et religieuses. Je pense que l’attitude du magicien « tout puissant » est profondément ancrée dans les rituels incarnés par le sorcier, le chaman ou les prêtres païens ; des entités qui détiennent une certaine vérité, un certain savoir et un pouvoir certain sur leurs semblables.
À l’opposé, j’aime le concept de « magie sans magicien » comme le développe la Compagnie 14:20 ou le travail d’installation d’Étienne Saglio. Cela ouvre de nouvelles voies et permet à l’illusion d’avoir plus d’autonomie, de ne pas être tributaire d’une action humaine visible, ou d’un contrôle apparent. Revenir aux sources d’une magie plus archaïque, plus « naturelle » pour retrouver son essence primitive et être au plus proche de l’émotion.
A ce propos, je trouve très pertinents et prophétiques les propos du cinéaste Éric Rohmer se justifiant de son refus d’être photographié et d’apparaître en couverture du magazine Les Inrockuptibles en 1998 : « Je ne veux pas être en couverture, je n’aime pas qu’on publie des photos de moi : tout simplement parce que je pense que l’œuvre est plus importante que la personne. Et pour des raisons très égoïstes, étant donné la façon dont je vis et dont je filme, j’aime bien ne pas être reconnu dans la rue. Enfin, je ne crois pas que le fait d’écrire une œuvre qui sera rendue publique doive vous transformer en homme public. On connait aujourd’hui une telle inflation de la médiatisation que je suis conduit à en prendre le contre-pied. Personnellement, je n’ai besoin de rien et je ne pense pas que me montrer puisse augmenter mon public, avec lequel j’ai une très bonne relation. Le fait que mon personnage soit un peu effacé, voire un peu mystérieux est intéressant … Rendre public le visage d’un artiste n’a donc absolument aucune importance. C’est l’œuvre qui compte et, de tous les cinéastes, je suis peut-être celui dont l’œuvre à la vie autonome la plus grande, indépendamment de moi ou de ma vie privée. »
Les propos de Rohmer résonnent particulièrement dans notre société hyper connectée où, pour beaucoup, les réseaux sociaux sont le seul moyen « d’exister » et de se construire une histoire, certes illusoire et faussée (voir mensongère) mais tellement réconfortante pour notre ego. Nos amis virtuels nous « like » et nous font du bien au moral. Se sentir aimé est humain. Alors, comment en vouloir à ces gens qui pratiquent au quotidien plus leur téléphone que leurs vrais amis ? À une époque où tout se montre, où tout se sait, l’anonymat et l’invisibilité sont peut-être les derniers espaces de liberté individuelles ?
En dehors de la magie, quels arts, quelles œuvres et quels auteurs t’ont particulièrement inspiré et influencé ?
Mes influences et mes inspirations sont multiples et essentiellement artistiques : la musique, la BD, le théâtre, la danse, la marionnette, avec une prédilection toute particulière pour les Beaux-Arts et le cinéma. La fin de mon adolescence a été un moment charnière pour moi, où je me suis formé mes avis et établi mes goûts qui m’habitent encore aujourd’hui. J’ai eu la chance de comprendre et d’être sensible à un grand nombre de pratiques artistiques qui sont à la base de ma curiosité et du développement que j’ai voulu insuffler à ARTEFAKE.
Enfant, j’ai été baigné très tôt dans la musique, mon père étant compositeur, arrangeur et interprète. J’assistais à ses nombreuses répétitions et à ses concerts. J’ai donc développé une oreille musicale et une certaine culture de la chanson française et anglophone. J’ai même, un temps, pratiqué le chant, la batterie et la guitare basse. Des artistes français comme Serge Gainsbourg, Michel Polnareff, Alain Bashung et Christophe m’inspirent par leur créativité. J’adore le rock anglais (David Bowie, The Clash, The Rakes, Klaxons, Art Brut, Franz Ferdinand, The Good Shoes, The Rapture, The Infadels, Friendly Fires, Bloc Party, The Dead 60’s…), le rock américain (Lou Reed, Iggy Pop, The Strokes, Clap Your Hands Say Yeah, The Black Keys), l’électro (Daft punk, Metronomy, Vitalic, Justice, Kavinsky, Digitalism, Gesaffelstein, Sebastian), l’électro/rock (Rinôcérôse, The Shoes, The Dodoz, Ting Tings), le rock progressif indépendant d’Arcade Fire, Le R’n’B électro d’Aluna George…
Je me suis ensuite tout naturellement intéressé à la bande dessinée car j’avais pris l’habitude de dessiner dans mon coin. Et en 1990, j’ai intégré l’ABDC (l’Association de Bande Dessinée et Créations) pour mieux apprendre les codes et les techniques de cette discipline. Grâce à son président Sébastien Coustol, nous nous retrouvions chaque semaine pendant quatre heures à « plancher » avec un groupe d’une quinzaine de personnes. Nous avons édité un fanzine nommé Rhodoïd (regroupant des BD et des créations graphiques) et avons participé à certains salons nationaux de BD. Après la dissolution de l’association en 1993, j’ai continué mon travail en solo, en m’enfermant des heures dans ma chambre d’ado, créant différentes planches très influencées par les mangas de l’époque comme City Hunter. J’ai aussi commencé un travail plastique pour préparer mes futurs concours aux écoles d’arts ; dessins, peintures et sculptures influencés par Egon Schiele, Francis Bacon ou encore Edvard Munch.
De par ma formation artistique et ma pratique de plasticien, je suis très sensible à l’esthétisme. Pendant mes quatre années passées dans les écoles d’arts plastiques j’ai pu pratiquer le dessin classique, la peinture, la sculpture, le design, la photographie, la vidéo, les logiciels de retouche numérique, l’installation et apprendre l’histoire de l’art. J’ai eu la chance de côtoyer de grands artistes comme Orlan et Yan Pei-Ming (qui ont été mes professeurs aux Beaux-Arts) et de travailler avec certains d’entre eux (lors de workshops), comme Daniel Buren, Roman Opalka ou Wang Du. Mes études ont provoqué chez moi une fascination pour l’art Roman (églises et monastères), l’Op Art (Vasarely, Soto, Le Parc), le maniérisme (El Greco, Tintoretto) et les artistes baroques (Borromini, Bernini, Pozzo, Caravaggio) qui maîtrisent en virtuoses technique et émotion dans leurs travaux illusoires.
Enfin, de 2000 à 2004, lors de mon contrat au Théâtre National de Chaillot, j’ai réalisé des stages en machinerie et en accessoirisation. J’ai côtoyé l’École du Théâtre dirigée par Philippe du Vignal qui enseignait également l’histoire du spectacle contemporain. J’ai participé à l’installation de l’exposition L’amour des choses de Macha Makeïeff. J’ai aussi pu assister aux répétitions et aux montages de nombreux spectacles de théâtre, de danse, de marionnettes et côtoyer des metteurs en scène comme Philippe Genty, Philippe Decouflé, Jérôme Deschamps, Macha Makeïeff, Robert Lepage, Irina Brook, Simon Abkarian… ainsi que des chorégraphes comme Jean-Claude Gallotta, Angelin Preljocaj, José Montalvo et Dominique Hervieu, Alfredo Arias, Blanca Li… Voir tous ces artistes au travail a été une grande source d’apprentissage et d’inspiration.
Raconte-nous ta grande passion pour le cinéma
Ce qui est à la base de tout est ma passion immodérée pour le cinéma ; je suis un cinéphile éclectique. J’ai commencé à dévorer des films à l’âge de seize ans, allant jusqu’à en visionner cinq en une seule journée ! Ma boulimie n’avait pas de limite, je voulais voir le maximum de choses possibles pour me construire une solide connaissance cinématographique. Découvrir un cinéaste c’était se « taper » toute sa filmographie pour englober son univers, le seul moyen d’appréhender son style et ce qui fait sa singularité. Entre salle de cinéma, télévision (Canal +, Arte, le cinéma de minuit de France 3) et vidéo club, j’organisais mes visionnages par auteur et par période (c’est encore le cas aujourd’hui).
Mon étude était parfaitement ciblée pour ne rien manquer de cinéastes comme Robert Bresson, Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Georges Méliès, Brian De Palma, Dario Argento, Mario Bava, Tod Browning, Claude Chabrol, Jean-Pierre Melville, Stanley Kubrick, Martin Scorsese, Alain Resnais, Takeshi Kitano, Henri-Georges Clouzot, Wong Kar-Wai, Michael Haneke, David Cronenberg, Atom Egoyan, Krzysztof Kieslowski, Maurice Pialat, Claude Sautet, Buster Keaton, Carl.T. Dreyer, Orson Welles, John Carpenter, Éric Rohmer, François Truffaut, Luis Buñuel, Bruno Dumont…
Je me rappelle très bien ma période parisienne, au début des années 2000, où je courais les cinémas d’art et essai du quartier latin pour découvrir des raretés invisibles ailleurs comme Lancelot du Lac de Bresson qui m’a laissé un souvenir impérissable ! J’étais également un fidèle client de deux madeleines proustiennes cinéphiliques : Le Palace Vidéo et BD-Ciné. Tout d’abord, le « plus grand vidéo-club d’Europe », Palace Vidéo, 354, rue Lecourbe, près du métro Balard, avec ses 40 000 VHS et 10 000 DVD. Le lieu était immense et empestait les cigarettes que fumait coup sur coup le gérant Monsieur Paul Sultan, un type caractériel haut en couleur. Une vraie caverne d’Ali Baba, ouverte en 1982, qui a malheureusement fermé ses portes en 2006, « tuée » par le début du téléchargement massif ; la fin d’une époque qui voit aussi disparaître dans le même coup la VHS. Je me rendais aussi régulièrement rue Pierre Sémard dans la boutique BD-Ciné de Norbert Moutier, réalisateur et éditeur du mythique fanzine Monster bis et de la revue Fantastyka, un monsieur adorable avec une connaissance encyclopédique sur le cinéma bis. Il était toujours disponible pour échanger avec passion sur le cinéma fantastique, le giallo et sur des réalisateurs comme Bava et Argento qui étaient encore marginalisés à cette époque. Sa boutique ouverte en 1986 a baissé son rideau en 2012.
A partir de 2004, j’ai suivi avec assiduité les nombreuses masters class du critique et cinéaste Jean Douchet. Ce fut des week-ends inoubliables où les participants étaient plongés dans la filmographie d’un auteur et où l’érudit conférencier nous faisait parler du film pour arriver à une analyse collective aux mille facettes. Une grande leçon de critique où la suggestivité à un rôle central dans l’approche émotive et sensorielle d’une œuvre filmique.
Je suis assez obsessionnel quand il s’agit de découvrir un réalisateur (comme un effet magique d’ailleurs). Je connais toutes les périodes de l’histoire du cinéma à force de les avoir étudiés en profondeur. Mon genre cinématographique préféré est le « film noir », l’âge d’or d’Hollywood, des années 1940-1950, avec ses réalisateurs mythiques : Preminger, Wilder, Huston, Lang, Tourneur… Plus les années passent et plus nous sommes attirés par un certain esthétisme et une certaine histoire propre à notre sensibilité, la plus intime.
Le cinéma est surtout une source intarissable d’émotions. Il a « le pouvoir » d’imprimer à jamais des images indélébiles auxquelles ont revient sans cesse pour trouver un semblant de vérité dans notre quotidien. Et si la fiction nous en apprenait plus sur le réel ? La grande puissance du cinématographe est de toucher à la vérité par l’artifice bien plus que les autres disciplines artistiques, tout comme l’art de l’illusion.
Le cinéma c’est justement une illusion totale et l’art le plus pénétrant qui soit. Ce qui me fascine plus particulièrement c’est son pouvoir hypnotique qui maintient le spectateur dans sa « toile » durant toute la séance. J’admire tout particulièrement les cinéastes qui ont réussi à créer un système formel incomparable et unique comme Alfred Hitchcock, Dario Argento, Brian De Palma, Fritz Lang, Mario Bava et Georges Méliès. Ce sont tous des maîtres magiciens maîtrisant l’illusion et la manipulation par l’image en mouvement. Une source inépuisable d’inspiration pour moi. Méliès étant plus spécialement un phare qui éclaire dans la nuit car il est « l’intercesseur », faisant le lien entre le cinéma et la prestidigitation avec une audace et une inventivité indépassable.
Comme le dit si justement Francis Ford Coppola : « Le cinéma est une illusion et il faut faire beaucoup de petits changements avant que cette illusion prenne vraiment, et parfois il suffit de pas grand-chose. Mais, en fin de compte, c’est le spectateur qui fait fonctionner ce processus, car l’émotion naît en lui et pas du film. » L’analogie avec la prestidigitation est ici frappante, et on sait combien cinéma et magie sont intimement liés.
As-tu d’autres projets, toujours dans l’art magique ?
J’ai une multitude de projets dans le domaine magique depuis de nombreuses années, mais je n’arrive pas à les concrétiser faute de temps. C’est un vrai dilemme pour moi car pour tous ces projets il faudrait plusieurs vies. Mais il faut faire des choix et des sacrifices car je déteste m’éparpiller et je suis perfectionniste.
En 2012, j’ai tenté de monter un festival de magie en Bourgogne mais le projet ne s’est pas fait à cause du décès de mon collègue. J’ai toujours en tête de concrétiser un travail plastique autour des grandes figures et des effets magiques sous forme de découpages et de montages visuels, un retour aux sources de mes années en écoles d’art. J’aimerais également développer les publications spéciales ARTEFAKTORY en numérique et papier comme nous l’avons initié avec la Compagnie Atomik Family.
Au niveau du spectacle magique, depuis vingt ans, je remplis des carnets d’idées et de projets avec des scénarios et des thématiques originales. Mais impossible, pour le moment, de développer et mettre en place ces représentations quand on a plusieurs activités à côté…
J’aime aussi et surtout collaborer sur toutes sortes de projets « magiques » avec d’autres artistes ou collègues magiciens. J’aime aider les étudiants qui me demandent des conseils ou mon point de vue sur l’art de l’illusion. J’aime concrétiser des choses qui sortent un peu de l’ordinaire pour amener la magie dans des endroits encore inexplorés car j’aime les chemins de traverses. C’est un voyage dans l’inconnu mais c’est aussi un moyen d’ouvrir d’autres portes nécessaires à l’évolution de l’art magique pour le futur.
Interview réalisée en janvier 2023. Crédits photos – Documents – Copyrights : Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant droits, et dans ce cas seraient retirés.