L’illusion est une des composantes de base des arts plastiques. L’artiste plasticien donne à voir une interprétation, une représentation mais aussi une reproduction du monde. Son travail est de remettre en cause la réalité, qu’elle soit esthétique, politique ou sociale et pour cela, l’artiste a besoin de l’illusion comme technique ou comme fin pour rétablir les « non-vérités tenues pour des vérités », pour reprendre Friedrich Nietzsche.
Les principes de « re-présentations » utilisés par l’artiste reconstruisent une certaine réalité qu’il tend à imiter, à transposer ou à transformer en donnant à l’œuvre le sentiment du vrai pour susciter l’adhésion du regardeur.
Peintres, sculpteurs, dessinateurs, photographes, vidéastes, designers et architectes utilisent tous de façon directe ou détournée l’artifice dans leur travail, quelque soit le medium utilisé. Par des techniques appropriées, ils parviennent à donner le sentiment du réel ou du vrai. Le peintre donne l’illusion de la réalité par le travail des couleurs quand le sculpteur, lui, donne l’illusion du mouvement et de la vie par le modelé de la matière.
Auguste Rodin, Le baiser (1881-1882). « L’illusion de la vie s’obtient dans notre art par le bon modelé et par le mouvement » Auguste Rodin
Certains plasticiens utilisent consciemment la spécificité illusoire de leur art pour donner à leur œuvre une profondeur particulière qui touche à la perception même du regardeur, pour lui garantir une expérience inédite dans son rapport à la réalité. Comme d’habiles prestidigitateurs, ces artistes manient à la perfection les techniques du trompe-l’œil, des illusions d’optique, des images ambiguës, des effets cinétiques et autres jeux de miroirs.
Philippe Mercier, L’Escamoteur (1725).
« Tout ce qui trompe ensorcèle » dixit Platon. Au-delà de la tromperie première que provoque l’utilisation d’illusions, ces simulacres ont pour but de dérouter, de faire vaciller les sens et la raison pour voir le monde différemment et remettre en cause certaines certitudes établies… Il y a ici une parenté évidente entre l’artiste et l’illusionniste qui sont, tous les deux, les artisans de la construction de perception qui provoque l’illusion dans l’esprit du spectateur. L’effet magique est comparable à un trompe-l’œil en peinture ; ce sont des tours d’esprit. Comme le dit si bien Paul Virilio : « Le monde de la magie est une illusion et l’art est de présenter l’illusion du monde. »
De la préhistoire à nos jours, les arts plastiques se sont développés sur certaines formes d’artifices, des moyens d’expressions directs et souvent visuels pour réinterpréter le monde. Cette petite rétrospective, loin d’être exhaustive, propose un aperçu des principaux mouvements et des artistes majeurs ayant utilisés des outils illusoires.
L’art pariétal
La peinture, la gravure et la sculpture préhistorique naissent et s’expriment au Paléolithique, dans les profondeurs des cavernes. Ainsi apparaissent les premières oeuvres où domine la faune représentée par des mammouths, bisons, chevaux, cerfs ou bouquetins aux proportions justes et détaillées. Des traces qui laissent à interprétations où se développe une approche structuraliste organisée comme un message symbolique global, ou bien une approche chamanique où les cavernes sont comparables à des sanctuaires religieux. Les artistes paléolithiques utilisaient fréquemment et judicieusement le relief naturel des parois (fissures, renflements…) pour donner à leurs œuvres une consistance et une illusion de vie spectaculaires.
Grotte Chauvet, Lionnes.
L’exploitation des reliefs naturels est attestée dans toutes les régions et dans toutes les périodes du paléolithique supérieur et se rencontre dans toutes les espèces de figures animales ou humaines. Cette pratique s’amplifie pendant le Magdalénien et correspond à une recherche du volume. Il y a une volonté d’établir un lien avec le milieu naturel dans un rapport symbolique.
Figuration fictive d’un cheval utilisant la morphologie de la paroi et ses reliefs. Dessin de J. Brot extrait du mémoire de Jean Brot, L’utilisation des reliefs naturels dans l’art gravé et sculpté pariétal du Paléolithique supérieur français (Dijon, 2015).
Dans l’exemple du cheval, le volume ventral de la représentation s’appuie sur une convexité verticale et horizontale de la paroi. La croupe est calée sur un plus petit relief dont elle épouse la forme. La jambe antérieure gauche borde une dépression, ce qui lui donne du relief. Il en est de même pour la zone gorge-ganache. Enfin, une autre dépression ou cupule prend la place du sabot postérieur droit. Ainsi, cette représentation trouve ses dimensions en fonction de la distance séparant les différents reliefs entrant dans sa composition. La restitution de la 3ème dimension est obtenue par soustraction de matière à l’aide du creusement du contour qui est ensuite modelé en fonction de l’effet souhaité.
L’art grec
Contrairement aux égyptiens qui ne cherchaient pas à provoquer l’illusion de la profondeur et de l’espace mais plutôt à rendre compte de la clarté des choses, Le peuple grec a développé le concept de mimesis qui consiste en un processus d’imitation et donc d’étude de la nature afin de la représenter au mieux et de donner l’illusion que les œuvres d’art ont une existence. Un concept qui annoncera tout l’art occidental jusqu’aux impressionnistes.
La mimésis connut un célèbre détracteur nommé Platon. Pour lui, le monde visible est déjà une pâle copie du monde intelligible vers lequel il faut s’élever. La volonté de copier à l’identique sur une toile ou dans une sculpture ce monde imparfait, n’est autre qu’une nouvelle falsification encore plus vulgaire. Pour Platon, c’est la preuve que l’esprit humain vit dans l’illusion, mais qu’en plus il s’y conforte et appelle cela de l’art. « Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet. Est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qu’il paraît tel qu’il paraît ; est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? » Platon, La République (pages 389-369).
Platon préférait les images égyptiennes, schématisées par notre esprit et donc plus proche des concepts et des idées intelligibles. Ces images se voulant informatives n’avaient aucune prétention à copier le réel, mais plutôt de le signifier, de le suggérer pour que cette dernière se matérialise en concept dans l’esprit des regardeurs.
Vase grec, Hercule combattant le géant.
Mosaïque grecque de La Chasse au lion. Détail du visage d’Héphaïstos. Musée archéologique Palais de Pella (entre 330 et 310 av. J.-C.).
Quoi qu’il en soit, les grecs ont conçu et réalisé les cryptogrammes significatifs des formes en relief, différents des silhouettes aplaties, par l’utilisation d’un code à trois tons pour le modelé de la lumière et des ombres. Un rapport de contrastes essentiel pour donner une impression de détachement illusoire que l’on retrouve sur les vases et autre amphore de l’époque. Ce cryptogramme se retrouve également dans la technique des mosaïques où l’artifice des « quatre gradations » suggère une forme dans l’espace souvent en trompe-l’œil.
Le trompe-l’œil qui est pour la première fois cité dans la Grèce antique par Pline l’Ancien qui rapporte que Zeuxis avait peint des grappes de raisin d’une telle vraisemblance que les oiseaux se jetaient dessus pour tenter de les picorer. Cette anecdote, restée célèbre, résume toute l’intelligence d’un art de la délectation et de la duperie, qui bluffe à la fois le regard et l’esprit car le trompe-l’œil est avant tout une géométrie de la pensée.
Le Parthénon de l’acropole d’Athènes, construit de 447 à 432 av. J.-C. d’après les plans des architectes Ictinos, Callicratès et Phidias utilise également le « trompe-l’œil » par souci d’équilibre et de proportions, afin de rectifier les déformations dues à une vision non frontale de l’édifice et le rendre le plus parfait possible. Sa structure est convexe, et ses colonnes sont légèrement bombées et ont été légèrement inclinées vers l’intérieur de la construction pour paraître droite. Afin de paraître équidistantes, d’autres colonnes étaient inégalement espacées. Le socle, les marches et le fronton sont convexes. De plus, les colonnes d’angle ont un diamètre plus important pour ne pas paraître plus petites.
Sachant que les longues lignes horizontales semblent s’arquer, bien qu’elles soient parfaitement droites, les architectes ont courbé délibérément des éléments horizontaux et ont « grossi » les colonnes au centre pour compenser les irrégularités de l’œil humain. Cet épaississement au centre donne l’impression que les colonnes ploient un peu sous le poids du toit, rendant le temple moins statique, plus dynamique. Bien que les lignes et les distances du Parthénon semblent droites et égales, la géométrie a été modifiée pour créer cette illusion. On dit que dans cet édifice « rien n’est ce qu’il semble être ».
L’art romain
La peinture de l’Antiquité grecque et romaine est moins connue que la sculpture et l’architecture car il en reste très peu. Nous en avons de très beaux restes avec les peintures murales de Pompéi, ensevelies par l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C.
Le IIe style pompéien (80 av. J.-C. – 20 av. J.-C.) est le plus illusionniste et relève d’une grande sophistication, avec ses scènes théâtrales, ses éléments architecturaux en perspective, ses trompe-l’œil et ses mégalographies (peintures panoramiques) fantaisistes. Les stucs sont abandonnés au profit des seules surfaces peintes. On y retrouve des scènes figuratives tout en étant irréalistes, des fausses architectures, des jardins à la nature recomposée, des tableaux intégrés dans le tableau, des peintures imitant une peinture. Dans cet art total, la mise en abyme est constante.
Le IVe style pompéien (à partir de 62 ap. J.-C.), le dernier et le plus répandu, est une synthèse « baroque » des trois styles précédents qui reprend les procédés illusionnistes, les architectures fantaisistes et les éléments décoratifs.
L’art du théâtre, très développé dans la Rome antique, fera également appel aux peintres pour réaliser des décors. L’influence théâtrale va faire progresser cette peinture dans la représentation de l’espace.
Pour créer l’illusion de la troisième dimension (le volume et la profondeur), les peintres fresquistes romains utilisent la technique de la perspective linéaire. Pour rendre le volume des corps et des objets, ils utilisent le « modelé de tons ».
Par ces procédés, l’artiste romain cherchait à rendre l’illusion que le mur n’existe pas ; des espaces ouverts sur l’extérieur par des « fenêtres » ou des « murs percés ». Cet « illusionnisme romain » utilisait également le trompe-l’œil pour imiter différentes matières ou de revêtements comme le marbre. Les artisans mosaïstes seront également friands de ce procédé.
Le trompe-l’œil trouve son origine dans les fresques et mosaïques antiques. Le récit le plus ancien qui marque le début du trompe-l’œil est celui de l’écrivain romain Pline l’Ancien (23-79 après J.C). Il rapporte dans son Histoire naturelle comment le peintre grecque Zeuxis (464-398 av JC), dans une compétition qui l’opposait au peintre Parrhasius, avait représenté des raisins si parfaits que des oiseaux vinrent voleter autour. Si l’Antiquité est le point de départ de cette illusion parfaite, la Renaissance et le Maniérisme vont amplifier ce phénomène avant que la période Baroque n’en fasse un genre à part entière virtuose et inégalé.
La bibliothèque de Celsus à Ephèse en Turquie (135 après JC.), conçue par l’architecte romain Vitruoya a été construite sur un terrain étroit entre des bâtiments existants en mémoire de Celsus Polemeanus, qui était un sénateur romain, gouverneur général de la province d’Asie.
Malgré l’étroitesse des lieux, la conception de la bibliothèque crée un effet monumental. A l’entrée se trouve une cour de 21 mètres de large pavée de marbre. Neuf marches mènent à une galerie de deux étages. Les frontons courbés et triangulaires sont supportés par une couche à deux étages de colonnes appariées. Les colonnes centrales ont des chapiteaux et des chevrons plus grands que ceux de la fin. Cette disposition donne l’illusion que les colonnes sont plus éloignées qu’elles ne le sont en réalité. Ajoutant à cette illusion, le podium sous les colonnes pente légèrement vers le bas sur les bords.
Le Moyen Âge
A partir du IVe siècle, avec la fin de l’Empire romain d’occident, la tradition antique de la représentation est interrompue. L’Eglise se développe et devient progressivement la religion dominante. Elle se méfie de la représentation et de l’illusionnisme des images. Elle encourage plutôt une représentation narrative ou symbolique des sujets religieux.
Sur la question de la représentation de l’espace, l’art des images au Moyen âge semblent reculer par rapport aux progrès de la peinture romaine. Les artistes ne sont plus préoccupés de donner l’illusion de la réalité. Ils cherchent plutôt à représenter des réalités éternelles ou à raconter des histoires extraites de la Bible.
Le rapport entre les personnages n’est plus spatial, mais symbolique : par exemple, la taille des personnages n’indique pas leurs positions dans l’espace mais leur degré de dignité ou leur importance dans l’histoire qui est racontée. Le Christ, la Vierge ou les apôtres sont souvent représentés beaucoup plus grands que les autres personnages. Ils semblent flotter dans un espace sans profondeur qui rappelle l’espace des fresques égyptiennes. Ce fond est souvent doré, l’or représentant l’espace céleste.
La Pré-Renaissance italienne
A la fin du Moyen Âge, en Italie, aux périodes des Duecento et Trecento, des peintres expérimentent de nouveaux moyens de donner l’impression de la profondeur. Ils introduisent plusieurs principes innovants dont le développement d’une complexité architecturale à la perspective empirique.
Ambrozio Lorenzetti, l’Annonciation (1344).
En 1344, Ambrozio Lorenzetti, peint une Annonciation qui est considérée comme une véritable révolution dans l’Histoire de l’art. La Vierge et l’ange prennent place sur un véritable plan de base représentant un carrelage de faïence en damier. La taille des carreaux de faïence diminue en s’éloignant du bord du tableau et les lignes de leur quadrillage semblent vouloir se rejoindre au centre, donnant ainsi l’impression d’un espace entre le bord et le fond. En réalité, nous ne sommes encore qu’aux balbutiements de la perspective : la profondeur, dans le tableau de Lorenzetti, est très vite arrêtée par le fond doré, persistance de la tradition ancienne.
Giotto, Les sept vertus, la foi (1306).
Giotto (1267-1337), peintre et architecte florentin, marque la rupture définitive de la peinture avec la longue tradition byzantine depuis la fin du monde romain. Giotto est donc considéré comme le créateur de la tradition picturale occidentale. N’ayant aucune connaissance technique ni de l’anatomie, ni de la perspective, il a créé de nouveaux idéaux de naturalisme et un nouveau sens de l’espace pictural.
Giotto possédait une maîtrise de l’émotion humaine, un sens aigu de la vie humaine, grâce auxquels il saura dépeindre tous les sentiments en émotions de l’âme humaine. Son influence sera énorme et déterminante et beaucoup d’artistes s’inspireront de son approche directe de l’expérience humaine.
Giotto, Campanile de l’église Santa Maria del Fiore (Florence, 1298-1349).
En 1298, Giotto conçoit et réalise le célèbre Campanile de l’église Santa Maria del Fiore à Florence, mais décède en 1337, avant la fin des travaux en 1349. Avec cet ouvrage monumental, il utilise le trompe-l’œil pour harmoniser les proportions et rétablir la déformation naturelle due au point de vue, la moitié supérieure de l’édifice étant plus large que la moitié inférieure.
Giotto. Fresque en trompe-l’œil représentant un lustre en fer forgé à la Chapelle des Scrovegni. Padoue (1305).
Giotto. Fresques de la vie de Saint-François à Assise. Le frère Agostino et l’évêque d’Assise sont informés en songe de la mort de François (1182-1226).
Les fresques de la vie de Saint-François à Assise peintes par Giotto (1182-1226), ont été élaborées selon la technique du trompe-l’œil, depuis le rideau peint au-dessus des scènes de la vie du saint jusqu’au cadre architectural fictif qui encadre chacune d’elles. Les scènes utilisent les principes de la perspective.
La Renaissance italienne
Sous l’impulsion de la peinture du florentin Giotto, adepte de l’illusion picturale et de raccourcis savants, le mouvement de la Renaissance (Quattrocento et Cinquecento 1420-1530) révolutionna l’histoire de la représentation en mettant à jour, en autre, une loi mathématique cruciale. Avec l’invention de la perspective c’est la remise en cause de l’espace qui est en jeu, dans tous les domaines de l’art. La pensée du théoricien Leon Battista Alberti (1404-1472) a été déterminante dans l’éclosion de ce nouvel ordre urbain illusoire.
L’espace représenté ne commence plus aux limites du tableau, mais semble se poursuivre au-delà. Les peintres inventent la perspective centrale qui fonctionne avec un point de fuite vers lequel toutes les lignes de fuite du tableau se rejoignent pour un résultat hautement illusionniste.
Masaccio, Trinité (1427–1428)
Parallèlement aux recherches d’Alberti, Filippo Brunelleschi (1377-1446) est considéré comme l’inventeur de la perspective, de la formulation du principe perspectif. Il reformule et concrétise les principes mathématiques de la perspective linéaire, déjà observés dans la peinture antique. Les lignes parallèles, visuellement, se rejoignent dans un point de fuite, situé sur l’horizon, ainsi tous les objets et personnages représentés dans l’espace pictural rétrécissent en s’éloignant. Brunelleschi inventera, dans la foulée, la perspective des futurs peintres de la Renaissance (Andrea Mantegna, Piero della Francesca, Masaccio, Uccello, Botticelli, Michel-Ange, Véronèse, Léonard de Vinci…). La perspective devient bientôt une loi commune à la nature et à la forme artistique, un art total. La nature est maintenant créée et ordonnée par l’artiste qui se trouve au centre du monde. Avec l’arrivée de la peinture à l’huile, inventée par Jan van Eyck, les effets de matière, marbre, or, cuivre, argent, bois sont poussés au paroxysme du plaisir de troubler les sens.
Andrea Mantegna, adepte de raccourcis anatomiques virtuoses, a volontairement conçu la perspective de certains tableaux religieux de telle sorte que le point de vue correct se trouve bien au-dessus des yeux de tout fidèle, en contre-plongée, afin de créer un sentiment de spiritualité chez les observateurs. Fasciné par les marbres antiques qui surgissaient du sol romain, Mantegna modèle également ses figures en utilisant ce que Pline l’Ancien avait appelé color lapidum, la couleur de pierre.
Andrea Mantegna, Saint-Jacques conduit au supplice (1453-1457).
Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort (1490).
Andrea Mantegna, Camera degli Sposi, fresque du palais Ducal (1470).
Uccello est adepte de figures géométrisées à l’extrême, de jeux bizarres et très personnels avec les règles de la perspective et d’images chronoscopiques bien avant l’heure. Il veut mettre la perspective au service d’une dynamique et non au service de l’illusion d’un espace en trois dimensions. Il est donc prêt à abuser de la théorie de ses contemporains (Alberti et Brunelleschi), prêt à commettre des fautes d’optique ou des bizarreries pour privilégier le Temps par rapport à l’Espace, autrement dit pour transcrire le mouvement. Cette volonté est présente d’un bout à l’autre de sa production et s’impose comme la marque de son œuvre.
Paolo Uccello, La Bataille de San Romano (1456).
La Cité idéale peinte vers entre 1475 et 1480 est une perfection en matière de perspective centrale. L’espace est représentée de manière convaincante et pourtant, il y a quelque chose d’irréel, de trop parfait dans cette cité aux proportions trop régulières et visiblement inhabitée…
La Cité idéale de Baltimore, d’Urbino et de Berlin (1475-1480).
Dans l’Annonciation (1437) de Fra Angelico, la visite de l’ange a lieu dans une vraie architecture et on aperçoit sur la gauche un jardin qui semble se poursuivre au-delà du bord.
Fra Angelico, l’Annonciation (1437).
Dans l’Annonciation (1440-1442) de Filippo Lippi, le peintre a voulu donner le maximum de profondeur à son tableau et le regard se perd dans le lointain. Dans La Vierge à l’enfant avec deux anges (1437-1465) l’illusion de la profondeur est renforcée par un fauteuil en trompe-l’œil qui sort d’un tableau.
Filippo Lippi, l’Annonciation (1440-1442).
Filippo Lippi, Vierge à l’Enfant avec deux anges (1465).
Très vite, certains peintres comme Léonard de Vinci, qui utilise lui aussi la perspective, vont remettre en question la perspective comme moyen unique et absolu de représenter la profondeur. Selon eux, la perception que nous avons de l’espace n’est pas aussi mathématique dans la réalité. L’espace du paysage qui constitue le fond de la Joconde, qu’il peint vers 1506, n’est pas un espace cohérent : il n’y a pas de continuité entre la partie à droite du visage de Mona Lisa et la partie à gauche.
« Leonard de Vinci a le secret de composer des êtres fantastiques dont l’existence devient probable (…). Il fait un christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes. » Paul Valery
La chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange entre 1508 et 1512 au Vatican à Rome est le plus vaste trompe-l’œil de l’histoire.
Les villas de Toscane et de Venise se rapprochent des peintures illusionnistes contemporaines. Les murs nus s’habillent d’architectures somptueuses. Dans les décors peints entre 1560 et 1561 par Véronèse à la villa Barbaro, en Vénitie, la fiction s’éprend de la réalité, et l’œil ne saurait dire où commence la feinte et où s’arrête la paroi. En levant les yeux, on aperçoit des balustrades sur lesquelles se penchent des personnages qui épient le visiteur. Il s’agit non seulement de créer un écrin, mais de composer une scénographie dans laquelle l’observateur est pris à partie.
Andrea Palladio (1508-1580), l’une des figures majeures de la Renaissance italienne, a conçu Le Théâtre Olympique de Vicence, inauguré en 1585. Une œuvre d’art unique entièrement construite en trompe-l’œil suivant les principes de la perspective et du tout nouveau courant artistique baroque.
L’Allemagne aura également sa période de Renaissance aux XVe et XVIe siècle avec Albrecht Dürer, théoricien de la géométrie de la perspective linéaire, qui utilise la grisaille et les lignes du dessin pour créer l’illusion de la profondeur dans ses études sur les mains, drapées et autre crâne.
Albrecht Dürer, Crâne (1521).
L’anamorphose
Pour Brunelleschi, il est essentiel que la représentation soit définie à partir d’un point de vue unique et constant. C’est ce point de vue qui est au centre de l’anamorphose, qui est une dérive de la perspective, une déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique tel un miroir courbe ou un procédé mathématique. Cette « perspective dépravée » résulte des applications des travaux de Piero della Francesca (1412-1492). Cet « art de la perspective secrète » dont parle Dürer connaît des applications multiples, dans le domaine de l’architecture et du trompe-l’œil pictural (dont le baroque abusera). Depuis les œuvres chinoises datant de la dynastie Ming (1368-1644) et la toile Les Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le jeune, le procédé anamorphique est présent dans l’histoire des arts.
Hans Holbein, Les Ambassadeurs (1533).
L’anamorphose est une image codée, une quintessence de la forme, une prouesse technique qui produit du sens et de la poésie comme le dit Jurgis Baltrusaitis dans son ouvrage Anamorphose (1955) : « Ce procédé est établi comme une curiosité technique, mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité factice. »
Erhard Schon, Portraits en anamorphoses de Charles V, Ferdinand I, Pape Paul III et Francis I (1535).
L’anamorphose refera surface avec des artistes plasticiens contemporains utilisant ce procédé dans leurs œuvres sous différents supports comme Felice Varini avec la peinture spatiale, Georges Rousse avec la photographie, Markus Raetz et Tjeerd Alkema avec la sculpture, Bernard Pras, Shigeo Fukuda, Diet Wiegman, Tim Noble et Sue Webster avec leur sculpture-installation de lumière composite.
L’art Flamand
L’œuvre de Jan van Eyck (1390-1441) est frappante par son réalisme. Bien que cela soit déjà une caractéristique de la peinture flamande, la précision et la maîtrise des détails atteignent avec lui un niveau allant jusqu’à la perfection. L’atmosphère générale de ses tableaux provient de ses éclairages, des jeux d’ombre et de lumière, qui donnent les volumes et matérialisent l’espace.
Jan van Eyck. Triptyque de Dresde ouvert et fermé (1437).
L’illusion de la profondeur est chez lui, le résultat de l’utilisation de la perspective atmosphérique au sein d’une composition souvent à deux points de fuite. Il invente également un liant qu’il utilise avec la peinture à l’huile et qui lui permet de créer un aspect brillant et de travailler les transparences.
La perspective et de la lumière caractérise l’art de Van Eyck qui est un précurseur dans ce domaine. La lumière qui traverse la vitre modèle les formes avec délicatesse et crée la sensation d’espace ; le cadre architectonique et le recours au miroir au fond de la pièce donnent l’illusion de la profondeur. Cependant, l’anamorphose du miroir et l’inscription calligraphiée sont une négation de l’illusion de profondeur. Van Eyck opère comme un retournement de l’espace représenté, il fait obstacle au regard du spectateur et lui interdit de se laisser glisser mentalement dans l’illusion.
Jan van Eyck, Les Époux Arnolfini (1434).
Avec Les Époux Arnolfini (1434), la perspective de Van Eyck dit autre chose plus symbolique que naturaliste, ainsi plusieurs points de fuite coexistent dans la représentation spatiale : celle de la fenêtre aboutit sur le cœur de l’épouse, celle du lit sur le cœur de l’époux, celle du peintre et de l’observateur (et du reste du décor, planche, meuble…) sur le miroir, une démonstration en somme en épanorthose de l’affirmation des Florentins (et d’Alberti en particulier) qui se disent alors « inventeurs de la perspective ». Le tableau, peut se lire comme la première mise en garde contre les mirages et les dérives de la perspective.
Jan van Eyck, l’Annonciation (1433).
Inspiré par la préciosité des retables de dévotion an ivoire, l’artiste flamand peint le diptyque de l’Annonciation (1433) tel un trompe-l’œil sculptural virtuose qui déborde du cadre. La vierge et l’archange Gabriel se détachent du fond comme deux figures tridimensionnelles peintes en grisaille, comparables à des sculptures. Peindre dans une gamme chromatique restreinte s’apparente à un geste d’émancipation, un acte libérateur qui permet à l’artiste de se concentrer sur une esthétique purement formelle.
Le maniérisme
Le maniérisme (1520-1580) se développe avec la contre-réforme et déploie des artifices au niveau des personnages et dans l’insertion de motifs insolites. Ce courant contestataire aime à rompre avec les codes de la Renaissance tout en les réinterprétant, à déformer les corps et les paysages en utilisant l’anamorphose comme base esthétique. Les peintres maniéristes renoncent à représenter un espace cohérent et réaliste Des artistes comme le Parmesan, le Pontormo, le Tintoret, Cellini et le Greco sont passés maîtres dans la représentation de scènes bibliques étranges et exacerbées, utilisant une déformation organique et spatiale ainsi qu’une exploitation surréaliste et acide de la couleur.
Domínikos Theotokópoulos (le Greco), L’immaculée conception. Chapelle Oballe de l’église San Vicente à Tolède (1608-1613).
Girolamo Francesco Maria Mazzola (le Parmesan), Autoportrait au miroir convexe (1524).
Dans la Déposition de Croix de Pontormo (1527), nous voyons un groupe de personnage se tenir sur un sol à peine esquissé qui remplit tout l’espace du tableau dans des teintes pastel irréelles.
Jacopo Robusti (le Tintoret), Le miracle de Saint Marc délivrant l’esclave (1548).
Chez le Tintoret, les compositions sont surprenantes, jouant avec la perspective, usant de contre-plongée audacieuses, multipliant les points de vue et détournant les règles de la représentation illusionniste pour donner à voir la vie et traduire les tourments de l’âme. Le célèbre biographe Vasari décrit l’artiste comme « le plus terrible esprit qu’ait jamais connu la peinture… Il est allé plus loin que l’extravagance, par la bizarrerie de ses inventions ». Pour Paolo Pino, « si le Titien et Michel-Ange ne faisaient qu’un, c’est-à-dire la couleur alliée au dessin, on pourrait appeler cet homme le Dieu de la peinture. »
Giuseppe Arcimboldo, Vertumne (1590)
Dans cette mouvance, Arcimboldo réalise des images composites à double sens qui oscillent entre le fantastique et le très connu, comme la série des Quatre saisons avec ses fruits et légumes représentant des portraits humains. Selon que l’observateur soit proche ou non du tableau, il reçoit deux images différentes. C’est aussi le cas avec ses images réversibles. L’éloignement et la proximité sont fondateurs de sens et mettent à jour l’allégorie de l’œuvre.
Le peintre et graveur flamand Marcus Gheeraerts l’Ancien (1520-1590) utilisera la technique de l’image composite dans L’allégorie des Iconoclastes (1566–1568). L’image composite maniériste se développera à travers les siècles suivant, jusqu’à nos jours avec les accumulations et la classification d’objets industriels du britannique Tony Cragg ou les compositions de matériaux disparates qui constituent une figure de « l’illusionniste low-tech » et photographe brésilien Vik Muniz.
Hendrik Goltzius, Icare (1588).
Le peintre, dessinateur et graveur néerlandais Hendrik Goltzius (1558-1617) s’est illustré dans de rares et étonnants grands formats de pen paintings, ou copies au crayon sur toile, de ses propres gravures. Entre 1593 et 1594 Goltzius réalise un cycle de six planches – connu sous le nom de « chef-d’œuvre de Goltzius » où il s’applique à reproduire les styles des maîtres tels que Dürer, Lucas de Leyde, le Baroche, le Parmesan, Raphaël ou le Bassan dans une démarche de copiste à la limite du faussaire.
La « transmogrification » issue du maniérisme consiste à créer des représentations à la fois familières et monstrueusement transformées. Nous retrouvons ces « anomalies » dans les visages et les corps du Greco et plus tard, au XXe siècle, dans les figures longilignes de Modigliani, les sculptures filiformes de Giacometti, les personnages déformés de Francis Bacon ou les objets gigantesques de Claes Oldenburg.
Le baroque
L’âge baroque (XVIe-XVIIe) aura été l’apothéose de l’utilisation des techniques illusoires et du trompe-l’œil. La virtuosité atteint alors son comble et doit beaucoup aux techniques de la perspective et du clair-obscur utilisées. Un style exubérant, décoratif et riche de mouvements qui vampirisera la littérature, la musique, le théâtre, l’architecture, la peinture et la sculpture jusqu’à les confondre. La peinture se mue en architecture et l’architecture en sculpture. Les formes artistiques explorent les limites de leur expression et les dépassent en une fusion affolant les sens.
Baldassarre Perruzi, Le salon des Perspectives (Villa Farnesina, Rome, 1507-1511).
Le Baciccio (Giovanni Battista Gaulli). Le Triomphe du nom de Jésus. Eglise du Gesù à Rome (1672-1683).
Francesco Borromini, La perspective de Borromini. Galerie du palais Spada (1652-1653).
L’art baroque est un art total, un art de mise en scène où la scénographie et la théâtralité sont les vecteurs de l’expérience immersive qui met le regardeur-spectateur au centre de l’œuvre. Anamorphoses, effets de perspective, trompe-l’œil, espaces concaves et convexes, mouvement intérieur, composition en vrille et diagonale, ombre et lumière, seront des techniques utilisées par les stars de ce mouvement polymorphe comme le Bernin, Borromini, le Baciccio, Andrea Pozzo, le Caravage.
Gian Lorenzo Bernini (le Bernin), L’Extase de sainte Thérèse. Eglise Santa Maria della Vittoria de Rome (1647-1652).
Andrea Pozzo, Fresques Actes d’Hercule et son apothéose (Viennes, 1704).
Caravage, Méduse. Huile sur cuir marouflé sur bouclier en peuplier. Musée des Offices, Florence (1597-1598). Le Caravage, peint des personnages certes très réalistes, mais dans un décor nocturne d’où toute notion d’espace a disparu.
Joos de Momper, Winter (1600-1630).
Le XVIIe verra également apparaître de troublants paysages anthropomorphes comme ceux de Merian Matthaüs (1593-1650) et Joos de Momper (1564-1635), ou des images cachées apparaissent dans une double lecture. Ce procédé est l’héritage des paysages fantastiques chinois et des miniatures Indo-Persanes.
Image composite moghole représentant un éléphant monté par un génie à tête de bouquetin (détail, XVIIe siècle).
Dans la continuité du maniérisme, les peintres Moghols développeront de fascinantes images d’animaux composites… Bien plus tard, aux XIXe siècle, le peintre et graveur japonais Utagawa Kuniyoshi sera un adepte des images composites dans certains de ses travaux.
Cornelis Norbertus Gysbrechts, Trompe-l’oeil d’un placard ouvert (1665).
Le flamand Cornelis Norbertus Gysbrechts (1630-1675) sera le principal représentant du trompe-l’oeil pictural spécialisé dans les natures mortes et les vanités au XVIIe siècle.
Les artistes néerlandais du XVIIe peindront l’intérieur de boîtes appelées « coffrets de perspective » ou « boîtes d’optique » de telle sorte qu’en regardant à l’intérieur, à travers un trou situé au centre de la projection, on voie une scène tridimensionnelle qui s’étend bien au-delà des limites de la boîte.
Le peintre, graveur et poète Samuel van Hoogstraten adepte du trompe-l’œil dans ses peintures et natures-mortes utilisera ses connaissances en perspective, les effets de trompe-l’œil et les distorsions de l’anamorphose pour construire ses « boîtes d’optique » comme celle avec des vues intérieures d’une maison néerlandaise (1655-1660) qui peut être observée par des orifices situés de chaque côté de la boîte.
Le siècle des Lumières
Au XVIIIe siècle, période charnière de transition entre le classicisme et le néo-classicisme, voit apparaître le mouvement rococo qui, comme le baroque, va se propager à l’architecture, la peinture, la sculpture et les arts décoratifs. Stylistiquement, le rococo déploie une profusion d’ornementations, un éclatement de toutes formes de structures et un condensé de sensations fugitives. La décoration intérieure est la plus significative de ce style et se développe en France et surtout en Bavière.
En Italie, le rococo est rattaché aux derniers artistes du baroque comme Borromini ou Guarini.
Le vénitien Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770), spécialiste des fresques en trompe-l’œil développe tout son art du raccourci dans les palais et les églises à Venise et en Bavière.
Giovanni Battista Tiepolo, Allégorie du Mérite Accompagnée de la Noblesse et de la Vertu (1757-1758).
Le peintre flamand Martin-Joseph Geeraerts (1707-1791) fût un grand maître de l’illusionnisme spécialisé dans un type de peinture en grisaille imitant avec brio les bas-reliefs de l’antiquité ou les sculptures monumentales de ses contemporains.
Martin-Joseph Geeraerts, Jeux d’enfants (grisaille).
Martin-Joseph Geeraerts, Ensemble de grisailles de la cathédrale Notre-Dame de Cambrai à Arras (1756-1760).
Les neuf grisailles de la Cathédrale Notre-Dame de Cambrai sont des pièces artistiques majeures réalisées par Geeraerts entre 1756 et 1760. Exécutées d’après Rubens, elles sont en trompe-l’œil et reproduisent superbement l’effet de la sculpture.
Les quatre grisailles du transept Saint-Joseph mettent en scène la Passion du Christ, les quatre autres, dans de la chapelle Notre-Dame de Grâce, illustrent des scènes de la vie de Marie. La neuvième se trouve dans la sacristie de la cathédrale. Ces grisailles ont été emportées par les Allemands lors de leur retraite en 1918. On les a retrouvées à Bruxelles avec d’autres œuvres d’art. Elles étaient de retour à Cambrai en avril 1919.
Piranèse. Les Prisons imaginaires, planche XIV. Estampe (1750). Giovanni Battista Piranesi fut un grand créateur de décors fantastiques. Il rompit volontairement avec les lois de la perspective pour jouer avec les limites du possible en créant des anomalies architecturales.
William Hogarth (1697–1764) – Fausse perspective (1754).
Matthäus Merian, double portrait extrait de Basel’s dance of death. Gravure sur cuire de Jacques Antony Chovin (1744-1789).
Le XIXe siècle
Louis-Léopold Boilly (1761-1845), peintre des Lumières aux talents multiples et à l’humour humaniste, était un virtuose du portait, des scènes de genre et du trompe-l’œil. Trompe-l’œil qu’il est le premier à se réclamer avec ses peintures en 1800. Grand amateur de théâtre et d’optique, Boilly provoque la rétine avec une toile imitant de façon hallucinante, dans un cadre factice, un amas de dessins et de gravures aux feuilles légèrement cornées (dont un autoportrait de lui hilare). Ses Trompe-l’œil sont bluffants comme son Chat gourmand, des tables de jeu littéralement renversantes et des peintures encadrées dont le verre semble brisé.
Louis-Léopold Boilly, Trompe-l’oeil avec un chat et une bûche de bois à travers une toile, poissons suspendus de la civière.
Louis-Léopold Boilly, Trompe-l’oeil aux pièces de monnaie, sur le plateau d’un guéridon (1808-1814).
Au XIXe siècle, le peintre, aquarelliste et graveur catalan Pere Borrell del Caso se fera principalement connaître pour ses tableaux en trompe-l’œil, dont le célèbre Escapando de la crítica (1874).
Pere Borrell del Caso, Niñas riendo (1880).
Utagawa Kuniyoshi, Man made of men. Image composite (1847).
L’art moderne
La peinture impressionniste apparaît officiellement en 1872 lorsque Claude Monet peint Impression Soleil Levant, œuvre qui donnera son nom au mouvement. Un mouvement qui rejeta le classicisme, l’académisme et le processus de la mimesis instaurés durant des siècles en les remplaçant par un ressenti subjectif et perceptif des choses. Pour représenter la nature, l’artiste se fie à ses impressions.
Le pointillisme ou divisionnisme est instauré par Georges Seurat dans les années 1880. Ce mouvement est classé dans un courant artistique dit « néo-impressionniste ». C’est un procédé de petites touches de couleur juxtaposées qui donne l’illusion d’une image figurative, observée à la bonne distance. Une technique utilisée depuis le XVIe siècle mais montée en système par Paul Signac.
Georges Seurat, La Seine à Courbevoie (détail, 1885).
Le cubisme (1907-1921) représenté par Pablo Picasso et Georges Braque redéfinira la peinture figurative en la projetant dans une multitude de points de vue, décomposant et rassemblant les objets et les figures humaines, pour annoncer l’art abstrait de Kandinsky.
Pablo Picasso, Portrait d’Amboise Vollard (1909-1910).
Le surréalisme instauré par André Breton en 1924 est défini comme un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] ». La psyché, le rêve, les croyances, l’ésotérisme et la magie dirigent ce mouvement.
Salvador Dali, Ballerine et Tête de Mort (1939).
René Magritte, La reproduction interdite (1937).
Les œuvres surréalistes aiment les devinettes et les puzzles visuels. L’image se double, s’inverse devient ambiguë dans une mise en abyme ludique. René Magritte, Max Ernst, Man Ray et surtout Salvador Dali exploitent des rebus polymorphes à plusieurs entrées d’interprétations.
Les illusions d’optique
En parallèle des découvertes sur la persistance rétinienne qui produira de nombreux jouets optiques créant l’illusion du mouvement ou du relief, dans les années 1860, psychologues, physiologistes et physiciens allemands produisent une étonnante série d’illusions d’optiques comme Adolf Fick, Johann Karl Friedrich Zöllner, Johann Christian Poggendorff et Ewald Hering.
Plus tard, les psychologues Franz Müller-Lyer, Hermann Ebbinghaus, Edward Bradford Titchener, James Fraser et Mario Ponzo produiront respectivement l’illusion Müller-Lyer (1889), l’illusion Ebbinghaus (1901), la spirale de Fraser (1908) et l’illusion de Ponzo (1911).
L’illusion de Zöllner (1860).
L’avènement du gestaltisme ou psychologie de la forme en 1890 initié par le philosophe autrichien Christian von Ehrenfels a débouché sur une théorie selon laquelle les processus de la perception et de la représentation mentale traitent spontanément les phénomènes comme des formes globales. Les principales lois de la gestalt appartiennent au domaine visuel comme la loi de la bonne forme, de continuité, de la proximité, de similitude, de destin commun et de familiarité.
Canard-lapin. figure ambigüe réversible et bistable. Dessin publié dans le journal satirique munichois Fliegende Blätter (1892).
William Hill, Une jeune fille et une vieille femme (1915). Caricature tirée d’une carte postale allemande de 1888.
De nombreuses découvertes optiques dans le domaine scientifique n’en finissent pas d’apparaître jusqu’à nos jours, comme L’illusion de Michael White (1979), L’illusion de Thatcher de Peter Thompson (1980), l’illusion de Pinna (1990), l’illusion d’Adelson (1995), ou l’illusion Rotating snakes de Akiyoshi Kitaoka (2003).
Le temple des illusions regroupant les illusions de Zolner, Fraser, Hering et Ehrenstein. Nigel Rodgers, Illusions d’optique (1999).
Connues depuis l’Antiquité, les illusions d’optique étaient utilisées pour la construction des temples grecs et des pyramides bien avant qu’on en connaisse les causes. Elles surviennent naturellement ou sont créées délibérément par des dispositifs qui utilisent certains principes de fonctionnement du système visuel humain. Ces perceptions sont aussi les expériences dont les neurosciences disposent pour expliquer la vision.
On peut regrouper les illusions d’optiques en quatre grandes catégories : les illusions cognitives, les illusions physiologiques, les curiosités optiques et les énigmes visuelles.
Dans les illusions cognitives nous pouvons classer le rapport fond/forme, les illusions géométriques, l’effet Stroop, l’illusion de relief, l’illusion de lecture, les figures impossibles, les illusions faciales, les images fantômes, les ambigrammes.
Dans les illusions physiologiques nous pouvons classer les images hybrides, les images rémanentes, la 3D, la tâche aveugle, les mouvements virtuels, les effets de contraste et l’effet Troxler.
Les nombreuses découvertes optiques dans le domaine scientifique vont influencer un grand nombre d’artistes qui utiliseront ces principes d’illusions visuelles et paradoxes perceptifs dans leur travail.
Oscar Reutersvärd, 132.
Le triangle de Penrose, objet impossible conçu par le mathématicien anglais Roger Penrose dans les années 1950, sera une figure essentielle des travaux de l’artiste Maurits Cornelis Escher. Cette figure a été décrite pour la première fois en 1934 par le suédois Oscar Reutersvärd (1915-2002) qui est le premier à avoir introduit les figures impossibles dans l’art. Elle a été redécouverte par Penrose qui en publie le dessin dans le British Journal of Psychology en 1958. Dans cette même publication nous retrouvons l’escalier de Penrose que reprendra Escher pour sa fameuse lithographie Montée et Descente (1960).
M.C Escher, Montée et Descente (1960).
Maurits Cornelis Escher est connu, depuis les années 1920, pour ses troublantes lithographies et ses dessins figurant des labyrinthes et des constructions impossibles. Un artiste populaire, rattaché à aucun mouvement artistique, qui expérimentait de nouvelles formes en travaillant les fausses perspectives, en décalant les angles de vue et en exploitant la relativité des points de fuite.
M.C Escher, Main se reflétant dans une sphère (1935).
Escher influencera un nombre incalculable d’artistes qui reprendront ses constructions et ses compositions illusionnistes dans des variations infinies jusqu’à nos jours. Entre image composite et paysage anthropomorphe, le travail réaliste magique du peintre et illustrateur canadien Rob Gonsalves en est le meilleur exemple.
Rob Gonsalves, Carved in Stone (1995).
Istvan Orosz, Balcon (1997).
Victor Vasarely, Gamma. Fondation Vasarely (1958).
Victor Vasarely, avec le mouvement de l’art optique dans les années 1950, aura porté et transcendé les illusions d’optiques à un niveau jamais atteint en réinterprétant diverses illusions comme celle de Ehrenstein ou de Kanizsa.
Roger N. Shepard, Dilemme dorique. Dessin sur le principe du Blivet (le trident à deux dents) et de l’anomalie figure-fond (1990). « Seules des conditions artificielles, comme celles que peuvent concevoir un psychologue de la perception, un magicien ou un peintre en trompe-l’œil, nous rendent conscient du puissant travail de déduction qu’effectue le mécanisme caché de notre système visuel. » R.N. Shepard
Francis Tabary, Grand Penrose aluminium.
Le magicien et sculpteur Francis Tabary conçoit depuis 2003 des sculptures impossibles basées sur le principe de Penrose, ainsi que des ambigrammes en volume.
Gérard Bakner. Eloge du mouvement 2. D’après un buste de Franz Xaver Messerschmidt et sur le principe de l’illusion d’Hajime Ouchi (1973). Tirage numérique sur Dibond (2016).
Le magicien et artiste Gérard Bakner, revisite de célèbres illusions d’optiques pour créer ses impressions numériques comme l’illusion de la grille d’Hermann, l’illusion de Poggendorff, l’effet Troxler, l’illusion de Kanizsa, l’illusion de Ehrenstein, l’illusion de Ouchi et l’illusion de Pinna.
Philippe Socrate, Flamme partagée (2017). Ce travail graphique revisite magistralement la perception figure-fond connue par le dessin du vase du psychologue Edgar Rubin (1915), dont les antécédents sont les vases funéraires révolutionnaires cachant des profils vers 1795.
Le magicien, médecin et graphiste Philippe Socrate a développé tout un travail sur les illusions d’optique ; une passion qu’il cultive depuis 30 ans. « Dans ce domaine on ne peut rien faire d’original, si on ne met pas les mains dans le cambouis. » dit-il. De 2015 à 2017, il a passé trois heures par jour sur Photoshop pour produire un merveilleux livre qui est une référence en la matière : Tous les secrets des illusions d’optique de Philippe Socrate (Editions Eyrolles, 2017). Il expose aussi au grand public un Quiz Optique interactive lors de soirées privées d’entreprises.
Ken Knowlton, Portrait de Martin Gardner (1993).
L’artiste américain Ken Knowlton développe en 1980 tout un travail graphique à l’aide de double dominos pour composer des portraits figuratifs. Il reprend, à sa façon, la technique des peintres pointillistes de la fin du XIXe.
Simon C.Page, Batman vs Penguin, Criminal Underworld. Figure réversible (2010).
Le photomontage
La photographie a cette particularité d’être considérée comme la plus vraisemblable (preuve, document) et la plus suspecte (manipulations, trucage). Les manipulations de l’image photographique accompagnent cette pratique depuis son invention.
La photographie spirite s’emparera du trucage argentique et de la double exposition dès les années 1860 avec William Mumler pour produire des images surréelles de fantômes, revenants et autres décapités (réalisés à la main, grâce au découpage et à la superposition de négatifs).
William Mumler. Photographie spirite (vers 1860).
Dans les années 1870, le photomontage est utilisé par Ernest Appert, mais c’est à partir des années 1917 qu’il va se propager avec le mouvement constructiviste russe par l’intermédiaire d’Alexander Rodtchenko et El Lissitzky et avec le Dadaïsme. Deux utilisations différentes : l’une politique, l’autre poétique.
Photographie expérimentale, Russie (vers 1920).
John Heartfield, Adolf le surhomme ingurgite de l’or et débite des balivernes. Photomontage (1932).
B. Klintch, Staline. Photomontage du 1er mai à Moscou (1936).
La propagande politique de certains pays comme la Russie utilise cette technique comme trucage pour « réécrire l’histoire » en effaçant ou transformant (« argentiquement ») une certaine réalité photographique.
Le travail du photographe américain Jerry Uelsmann est considéré comme précurseur du photomontage au XXe siècle. Il crée ses photomontages à partir de plusieurs négatifs photographiques en se servant des outils et procédés de trucage entièrement analogues. Son travail, qui est à la hauteur des photomontages numériques, s’inscrit dans un surréalisme photographique. Un grand nombre de ses images sont de vrais trompe-l’œil surréalistes.
Jerry Uelsmann, Untitled (1997).
Maggie Taylor, The visitor (2011).
La retouche d’images et le développement des trucages photographiques numériques assisté par ordinateur s’est développé depuis les années 1990 avec la propagation de logiciels comme Adobe Photoshop. Des artistes comme Maggie Taylor, Barry Frydlender, Eva Lauterlein, Adam Magyar, Erik Johansson, Eric Rondepierre, Jean-François Rauzier sont des virtuoses de ce procédé.
Erik Johansson, Reverberate (2011).
Eva Lauterlein, Chimères (2017).
L’école allemande composée d’Andreas Gursky, Candida Höfer, Axel Hütte et Thomas Demand, travaillent depuis les années 1970 dans la lignée de la Nouvelle Objectivité, un mouvement qui visait à représenter sans fard le réel dans les années 1930. Ils introduisent tous l’illusion dans leur composition. Loin de dupliquer la réalité ou d’en conserver une trace objective, ils attachent à prouver que c’est au moyen de l’illusion que s’opère une certaine forme de vérité.
Andreas Gursky, The 99 Cent II (1999).
Andreas Gursky produit des images sous la forme de séries donnant le vertige. Qu’il s’agisse de foules humaines foisonnantes, d’objets présentés de façon démultipliée, d’images répétées et accolées les unes aux autres, tout semble démesuré, hors de proportion. Les modalités de fabrication de ces images à caractère souvent illusoire d’un réel figé et découpé de façon systématique s’effectuent à l’aide de techniques de retouche par ordinateur, alternant effets de masse et aplats abstractisants. Il combine ainsi plusieurs photographies d’un même objet prises d’endroits différents, donnant à voir une vue qu’il serait impossible d’observer dans la réalité.
Alex Hütte explore, quand à lui, l’architecture anonyme et les friches urbaines, jouant avec la frontalité des vues tout en accentuant le caractère descriptif du médium photographique. L’image qu’il donne du monde paraît figée et fausse. Elle est morcelée du fait de la sérialité des vues. Cernant les bâtiments, ciselant les silhouettes, gommant des détails qui perturbent la lecture de l’image, l’artiste transforme, au moyen du numérique, ses vues en une fausse réalité, où tout serait ordonné.
Thomas Demand, Desk (1994).
Chez Thomas Demand, d’autres moyens de jouer avec les vérités et les mensonges de l’image sont à l’œuvre dans des espaces soigneusement élaborés sous forme de maquettes en carton et papier à l’échelle 1: 1, qui sont ensuite photographiées pour reproduire des lieux de la vie quotidienne, comme s’il s’agissait d’espaces réels. L’artiste s’acharne à façonner une réalité et à tromper le spectateur, tout en s’amusant simultanément, par le biais d’indices, de failles et de légères imperfections, à rendre perceptible cette duperie. Demand révèle ainsi son travail de maquettiste dans de faux trompe-l’œil qui redoublent le jeu de l’illusion perceptive et piège le regard.
A l’inverse des photographes utilisant le numérique, un artiste comme Bernard Voïta joue de la nature artificielle et trompeuse de la photographie pour composer des espaces illusionnistes travaillés sur différents plans de l’espace avec une multitude d’objets et sans montages, ni retouches dans le résultat final. Quand à Philippe Ramette, il utilise des trucages physiques cachés (Prothèses-sculptures) pour donner à ses photos des effets d’équilibres impossibles qui défient les lois de la gravité et de la logique.
Philippe Ramette. Promenade irrationnelle, exploration rationnelle des fonds sous-marins (2006).
Qu’il s’agisse de jouer avec la notion d’illusion ou de faire transparaître des indices témoignant d’une tromperie, l’image photographique vise souvent à mettre à mal l’attitude du spectateur envers ce qu’il contemple.
L’art contemporain
L’art contemporain (après 1945) aura vu se développer des courants artistiques basés essentiellement sur l’illusion du volume et l’esthétique du mouvement, comme l’art optique et l’art cinétique dans les années 1950 et 1960.
En 1951, les premières œuvres optiques sont basées sur le contraste entre le noir et le blanc. C’est la persistance rétinienne qui donne naissance à une illusion d’optique (ou de mouvement dans l’œuvre). Victor Vasarely est considéré comme le père de l’art optique et cinétique qu’il théorisera dans son Manifeste jaune en 1955 où il jette les bases de la plastique cinétique et annonce une nouvelle ère artistique où les notions de mouvement, d’instabilité et de transformation sont au centre du dispositif. Le mouvement repose uniquement sur des phénomènes optiques, la lumière et le déplacement du spectateur face aux œuvres. L’appréhension par le regard est le seul créateur de l’œuvre.
Victor Vasarely, Vega 201 (1968).
Très vite, Vasarely invente ses propres codes, où le dialogue entre la couleur et la forme définit une sémantique géométrique. Il joue avec les effets optiques qui sont autant de mise en garde sur les divergences, qui trahissent aussi la réalité d’un « monde incertain ». Il part du fait que notre perception traite spontanément les phénomènes de façon structurée ; il est donc aisé de lui jouer des tours ! Il fonde son message et l’efficacité de son art sur une condition universelle : la condition humaine perceptuelle.
Fondation Vasarely. Aix-en-Provence (1976).
Nous pouvons avoir un aperçu du génie créateur de Vasarely en visitant sa Fondation à Aix-en-Provence, ouverte en 1976, véritable chef-d’œuvre et point d’orgue d’une vie de recherche et d’expérimentation qui concrétise ses idées sur l’intégration de l’art dans la cité. Cette cathédrale visuelle composée de 16 cubes juxtaposés formant un ensemble de 90m de long, 45m de large et 12m de haut intègre 44 œuvres monumentales en aluminium, tapisserie, verre, émail, céramique… Un voyage immersif extraordinaire dans ce lieu expérimental de recherches tourné vers l’avenir !
« Non seulement l’art cinétique tient compte du fait que le spectateur construit sa vision (par la vision stéréoscopique des deux yeux et le balayage constant du champ visuel), mais joue, en plus, avec cet aspect actif de la vision, notamment en cherchant toutes les conditions ambiguës qui font que cette vision ne peut se stabiliser sur une interprétation, mais est obligée d’osciller de l’une à l’autre. » Victor Vasarely
Chef de file, Vasarely fera découvrir au monde le travail de ses collègues Julio Le Parc, Jesus-Rafael Soto, Jean Tinguely, Yaacov Agam, Robert Jacobsen, Bridget Riley, Pol Bury, José Maria Yturralde et Nicolas Schöffer. Ce dernier faisant évoluer l’art cinétique vers le cybernétique et l’interactif avec ses sculptures-spectacles, mélange de théâtre d’ombres et d’installation hypnotique.
C’est à New York, en 1965, que le mouvement de l’art optique, ou op art, connut un début de reconnaissance internationale avec l’exposition du MoMA intitulée The responsive eye. Les tableaux avaient des surfaces illusionnistes qui déclenchaient des réactions visuelles extraordinaires chez le spectateur. Abstractions perceptuelles, ambiguïtés spatiales et sensations de mouvements étaient engendrées par divers procédés, dont la manipulation de dessins géométriques et la juxtaposition de couleurs intenses.
Yaacov Agam, Salon Agam (1972-1974).
Jesus-Rafael Soto, Double Progression Bleue et noire (1975).
Le miroir sera un matériau de prédilection pour les artistes cinétiques comme Christian Megert, Dan Graham, Larry Bell, pour renverser les rôles et les horizons d’attente du spectateur. Aujourd’hui, Timo Nasseri, Anish Kapoor, Jeppe Hein, Leandro Erlich, Daniel Buren continuent d’expérimenter les multiples possibilités du miroir dans sa tradition de réflexion et de transparence.
Christian Megert, Environment (Documenta 4, 1968).
Dan Graham, Square Bisected by Curve (2008).
L’hyperréalisme est la reproduction, neutre et objective, à l’identique d’une image en peinture. Il prend ses racines dans la philosophie de Jean Baudrillard, « la simulation de quelque chose qui n’a jamais vraiment existé ». En tant que tel, les hyperréalistes créent une fausse réalité, une illusion convaincante basée sur une simulation de la réalité. Les peintures et les sculptures hyperréalistes sont minutieusement détaillées pour créer l’illusion d’une réalité non vue dans la photo d’origine.
Don Eddy, Volkswagen and OK used Cars (1971).
Ralph Goings, Still life with mirror (1981).
Selon Hal Foster, l’image hyperréaliste est une image trompeuse, mais elle n’est pas une simple tromperie. Elle est un subterfuge contre le réel qui ne s’engage pas à le pacifier, mais à le sceller derrière la surface. L’hyperréalisme est comme accablé par l’apparence. Il invite le spectateur à s’adonner, presque d’une manière schizophrène, à sa surface. On regarde, au final, une image qui paraît s’enfermer dans sa propre illusion.
Le peintre Don Eddy s’affirme dans les années 1970 comme l’un des pionniers du photoréalisme. Ses collègues américains Richard Estes, Robert Bechtle, Ralph Goings, Richard McLean et Chuck Close, Dan Witz suivront le mouvement. En Europe, le grand peintre allemand Gerhard Richter s’essayera à l’hyperréalisme, tout comme son compatriote René Wirths.
Duane Hanson, Supermarket Lady (1969).
Le précurseur Duane Hanson, puis ensuite John de Andrea, Jacques Verduyn, Evan Penny et Ron Mueck sont les représentants les plus célèbres de la sculpture hyperréaliste. Duane Hanson (1925-1996) a commencé à introduire des représentations humaines dans son travail dès les années 1960, reprenant une certaine tradition des dioramas humains avec un message acide sur la société de consommation américaine, comme le racisme ou la pauvreté remettant en cause l’american way of life.
Ron Mueck, lui, n’hésite pas à travailler les détails et l’échelle pour jouer sur l’ambiguïté et le malaise face à l’œuvre.
Les sculptures d’ombres
Telle qu’elle a été formulée depuis Platon, l’ombre est avant tout considérée comme un simulacre, une chose opaque, indigne de confiance et éloignée de la vérité. L’ombre est un précieux instrument de connaissance et de savoir qui se retrouve dans la célèbre allégorie de la caverne qui jalonnera toute l’histoire de la philosophie occidentale.
Quel est donc le degré de vérité des ombres ? De nombreux artistes utilisent l’ombre dans leur création artistique pour son pouvoir de dissimulation et d’illusion. Un des précurseurs de ce dispositif est Laszlo Moholy-Nagy avec son Modulateur espace-lumière réalisé entre 1922 et 1930. Dans les années 1960, une série d’œuvres cinétiques utilisera la lumière et le mouvement comme des éléments essentiels.
Mac Adams, Rabbit (2000).
C’est ensuite dans les années 1980 qu’apparaitront les sculptures d’ombres. A l’époque, Christian Boltanski et Mac Adams ont commencé à explorer les potentialités du médium photographique dans l’espace par l’usage de l’ombre projetés.
Dans les sculptures d’ombres, l’ombre est un matériau à part entière. Ces installations sont construites selon un dispositif de projection, composé d’un projecteur lumineux (spot, vidéoprojecteur) et d’un écran (mur, sol, toile…) sur lequel apparaît l’image-ombre, fixe ou en mouvement, invariablement créée par l’interception de la lumière par un objet central. Les sculptures d’ombres conservent une certaine puissance enchanteresse des dispositifs du pré-cinéma qu’elles réactivent.
Shigeo Fukuda, One cannot cut the sea (1988).
Tim Noble et Sue Webster, Dirty White Trash with Gulls (1998).
Kumi Yamashita, Child (2011).
Contrairement aux sculptures lumino-cinétiques, qui sont exclusivement abstraites, les sculptures d’ombres projettent des images invariablement figuratives comme dans les œuvres de Mounir Fatmi, Badr El Hammami, Shigeo Fukuda, Diet Wiegman, Kumi Yamashita, Fred Eerdekens ou Tim Noble et Sue Webster.
Le Street art
L’art hurbain qui prend ses racines dans les années 1960 avec des artistes comme Allan Kaprow, Victor Vasarely ou Calder, se développe réellement dans la décennie suivante avec des initiatives individuelles utilisant différentes techniques pour un résultat souvent éphémère. La pratique du trompe-l’œil est une des plus représentatives du street art.
Bansky.
Plusieurs artistes investissent les murs des villes pour y créé différents trompe-l’œil utilisant différentes techniques comme le graffiti et le pochoir avec Bansky ou le dessin, la peinture et la sérigraphie sur papier avec Ernest Pignon-Ernest ou la photographie avec Joshua Callaghan.
Ernest Pignon-Ernest, Lavandière (Naples, 1988).
D’autres artistes sont adeptes de la sculpture comme celle de taille humaine de Mark Jenkins, inquiétantes et dérangeantes, qu’il dissémine dans l’espace public et qui trahissent la solitude produite par la société moderne.
Le photographe, vidéaste et sculpteur Cayetano Ferrer utilise un camouflage photographique très élaboré pour rendre les objets invisibles. Le chinois Liu Bolin se sert de son propre corps pour traduire ses engagements. Tel un caméléon, il se fond dans les rayons d’un supermarché ou se camoufle dans le drapeau chinois, dénonçant ainsi la dilution de l’individu dans l’identité collective et la soumission aux diktats du consumérisme.
Cayetano Ferrer, Western import Kadoya brand (2007)
Liu Bolin. Hiding in the city, Water Crisis (2013).
La fresque en trompe-l’œil tire ses origines de la Rome antique et se retrouvera au fil des siècles sur les façades des maisons comme à Camogli, en Italie, au XVIIe. A la fin des années 1970, le trompe-l’œil devient monumental avec les muralistes qui parent les villes d’œuvres XXL pour les embellir. Fleurissent alors des fresques murales à tous les coins de rue avec pour motif principal les fausses fenêtres. Aux Etats-Unis, Richard Haas renoue avec la tradition décorative et réalise en 1978 l’un de ses chefs-d’œuvre sur le Consolidated Edison Building à New York. Sur brique ou béton, ses édifices factices célèbrent la puissance et la modernité de la nation américaine. En France, Fabio Rieti réalise de troublantes illusions oniriques.
Richard Haas. Homage to Cincinnatus, Brotherhood Building, Kroger Company, Cincinnati (1983).
Fabio Rieti. L’escalier, rue Etienne Marcel-Turbigo à Paris (1989).
Façade en trompe-l’œil. Pignon de l’immeuble situé sur l’esplanade Pompidou, quai des Etats-Unis à Nice réalisé par la société AD Affresco (2014). La tradition du trompe-l’œil à Nice vient de l’influence génoise. En effet à Gènes, nous retrouvons beaucoup de décors peints. Ils réorganisent une façade et servent de pansements à l’architecture.
A partir des années 1980, plusieurs peintres illusionnistes et éphémères fleurissent sous le regard subjugué des passants. Ils n’interviennent plus sur les murs et les façades mais directement au sol sur le bêton et autres pavements en appliquant la technique de projection en anamorphose. A l’aide de craies ou de pastels, jaillissent des cités enfouies, des gouffres qui donnent le vertige. Grâce à la technique de l’anamorphose, l’effet produit nous fait basculer dans la troisième dimension.
Kurt Wenner, Reflections (2007).
Kurt Wenner, Alpha renaissance.
Le pionnier du trompe-l’œil au sol est l’américain autodidacte Kurt Wenner. Il s’est formé auprès des grands maîtres et en 1982 part à travers l’Europe découvrir et observer les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne : Giotto, Michel-Ange et Tiepolo, scrutant les lignes de fuite. C’est pour financer ses voyages qu’il se met à dessiner sur le plancher des capitales où il fait étape. En créant en directe devant la foule, il fait de ce spectacle de rue une véritable performance artistique. Grâce à lui, cette discipline a été érigée au rang « d’art sacré » en 1991, à l’occasion d’une commande pour la venue du Pape Jean-Paul II à Mantoue.
Edgar Müller, The cave (2008).
Manfred Stader, Skip navigation (2014).
D’autres artistes ont suivis le mouvement comme l’anglais Julian Beever, les allemands Edgar Müller et Manfred Stader ou encore 3D Joe&Max qui jouent aussi sur l’interaction entre l’œuvre et le public.
Avec l’arrivée des nouvelles technologies numériques, les possibilités du trompe-l’œil se développe à grande échelle, comme par exemple en 2013 avec l’anamorphiste français François Abélanet qui réalise Trucks de Ouf, la plus grande anamorphose imprimée au monde (5000 m2) installée place Bellecour à Lyon et commanditée par Renault. De son côté l’artiste photographe JR a fait « disparaître » la pyramide du Louvre, en 2016, en la recouvrant d’un collage d’images marouflées représentant en noir et blanc la façade Sully du musée qu’elle cache. L’artiste a confié la réalisation de cette œuvre à JC Decaux Artvertising, spécialiste du format XXL et Prismaflex International pour un résultat confondant.
François Abélanet, Trucks de Ouf (Lyon, 2013).
JR & Liu Bollin. Pyramide du Louvre, Paris (juin 2016).
Il est de plus en plus fréquent de voir des monuments recouverts de bâches imprimées lors de travaux de rénovations. Ce cache misère ou subterfuge, permet de dissimuler les échafaudages tout en donnant l’illusion d’un bâtiment intact. Certains plasticiens détournent de façon judicieuse ce procédé à des fins artistiques comme Pierre Delavie qui « kidnappe » les façades de plusieurs édifices historiques pour les recouvrir de photomontages qui déstructure ou déforme l’architecture.
Pierre Delavie, Grand Palais (2014).
Pierre Delavie, Immeuble déformé (2007-2008).
Le mapping vidéo (mapping 3D) est une technique qui permet de projeter des images sur des volumes en jouant avec leur relief. Son origine remonte en 1969 lorsque Disneyland réalise des projections sur des objets 3D pour l’attraction Haunted Mansion. Dans les années 1980, l’artiste Michael Naimark filme des personnes interagissant avec des objets dans une salle de séjour, puis les projettent dans la salle vide créant l’illusion que les personnes interagissent avec les objets. À partir de 2001, de plus en plus d’artistes commencent à utiliser le mapping vidéo pour la création d’œuvre ou pour de grosses compagnies.
Parc Disneyland, Haunted Mansion (1969).
Qu’elle soit sur une façade ou un bâtiment, la projection joue sur l’illusion optique entre le relief réel et sa seconde peau virtuelle. Elle augmente et sublime l’objet ou l’architecture qu’elle éclaire.
Fête des lumières. Théâtre des célestins de Lyon (2010).
Le Diable enchanteur. Projection lumineuse, magique et musicale sur la façade de la Maison de la Magie à Blois. Conception artistique et technique : Full Media Concept / Marc Dossetto (1er et 2 juin 2018).
Ces illusions d’optiques sont créées grâce à des techniques de masquage de certaines zones de la surface-écran et de mise en valeur d’autres zones grâce à de très puissants faisceaux lumineux. Les images colorées ou en trompe-l’œil peuvent transformer ce qui est réel par des illusions aux possibilités infinies. Animation de mouvements en 3D relief, colorisations, vidéo dynamique, illusions d’optiques, Réalité Augmentée… Les effets sont illimités et misent au service d’une écriture poétique, historique ou fantastique.
L’architecture contemporaine est friande de techniques illusoires pour transformer la perception d’un bâtiment en utilisant le trompe-l’œil, l’illusion d’optique, le miroir, la réflexion ou la construction impossible.
Ashton Raggatt McDougall. Australian Customs Service (Melbourne, 2006).
Application du fameux Café wall illusion de Richard Gregory créé en 1973, dont le précurseur est Hugo Münsterberg avec son shifted-chessboard illusion datant de 1897.
Pickard Chilton et Everton Oglesby. Pinnacle at Symphony Place (Nashville, 2007).
MVRDV / Winy Maas, Jacob van Rijs et Nathalie de Vries. Baltyk Building (Poznań, 2011).
Le magicien dans l’art
On ne compte plus les artistes qui ont représenté des magiciens dans leur œuvre. Qu’ils soient escamoteur, sorcier ou prestidigitateur, on les retrouve notamment chez Jérôme Bosch ou Pieter Brueghel et dans un grand nombre de gravures médiévales.
Pieter Bruegel, La chute du magicien Hermogene (détail de la gravure, 1565).
Georges de La Tour, Le tricheur à l’as de carreau (détail, 1636-1638).
L’un des accessoires symboliques du magicien comme les cartes à jouer sont très présentes dans les représentations picturales dès le XVIe siècle avec les fameux Tricheurs (1594) du Caravage ; suivront d’autres « parties de cartes » sous les pinceaux de Georges De La Tour, Jean Baptiste Chardin, Cézanne, Pablo Picasso, Otto Dix, Botero, Fernand Leger…
L’escamoteur (1475-1505) de Jérôme Bosch représenté sur le tableau exécute devant une assemblée de spectateurs ce qui est reconnu comme étant le plus vieux tour de magie de l’histoire, celui des gobelets.
Conclusion
Toute illusion n’existe que par l’interprétation du public. C’est un processus éminemment subjectif qui est à l’œuvre entre l’émetteur (l’œuvre) et le récepteur (le regardeur). Même si l’illusion est provoquée par des techniques précises et ciblées, la finalité sera différente d’un individu à un autre. C’est le propre de l’art que de susciter des réactions divergentes, voire contradictoires et de provoquer le questionnement et le débat. Chacun est libre d’interpréter ce qu’il voit, de lui donner de l’importance ou de passer son chemin.
Vik Muniz, Toy Soldier (2003).
Dans L’art et L’illusion, son formidable essai sur l’exploration de l’histoire et de la psychologie de la représentation artistique, l’historien Ernst Gombrich (1909-2001) examine, interroge et redéfinit la notion d’imitation de la nature, le rôle de la tradition, le problème de l’abstraction, le bien-fondé de la perspective et l’interprétation de l’expression artistique. Pour lui, tout art est tromperie et il met le spectateur-regardeur au centre de la conceptualisation de l’œuvre d’art ; il pose la question de l’objectivité et de la subjectivité par le phénomène de la « projection », inséparable de toute illusion artistique, qui reproduit et imite dans notre mental des formes familières à partir d’autres qui ne le sont pas. Ainsi, nous pouvons voir dans ces espaces vides des objets qui n’y sont pas, des imitations des images mentales.
Comme le magicien place au centre de son numéro le spectateur pour mieux le cueillir, par un tour d’esprit, l’œuvre est interprétée par le regardeur de façon psychologique. Pour mieux appréhender et comprendre le réel, c’est souvent par l’artifice que l’on touche à la réalité et à la vérité des choses.
Bibliographie sélective 1 :
– Histoire de l’art d’Ernst Hans Gombrich (Editions Phaidon, 2001. Première parution : 1950)
– Perspective et histoire au Quattrocento de Giulio Carlo Argan et Rudolf Wittkower (Editions de la passion, 1990)
– Les perspectives dépravées, Tomes 1 et 2 de Jurgis Baltrusaitis (Editions Flammarion, 2008. Première parution : 1955)
– La Haute Renaissance et le Maniérisme de Linda Murray (Editions Thames and Hudson, 1995)
– L’illusion Baroque de Frédéric Dassas (Editions Découvertes Gallimard, 1999)
– D’Artifices en édifices de Jean Starobinski (Editions le 7ème fou, 1985)
– Dynamo : Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013 de Serge Lemoine, Matthieu Poirier, Marianne Lemoine, Domitille d’Orgeval, Pascal Rousseau et Markus Brüderlin (Editions des Musées Nationaux, 2013)
– Une image peut en cacher une autre de Jean-Hubert Martin (Editions des Musées Nationaux, 2009)
– Op Art de Martina Weinhart, Max Hollein et Schirn Kunsthalle Frankfurt (Editions Schirn Kunsthalle, 2007)
– Le Champs des illusions de Michel Onfray et Philippe Piguet (Editions Centre d’Art de Tanlay, 1998)
– Felice Varini : Points de vue de Fabiola Lopez-Duran (Editions Lars Muller, 2004)
– L’art de l’illusion de Terry Stickels et Brad Honeycutt (Editions Hugo Images, 2013)
– Richard Haas : An Architecture of Illusion (Editions Rizzoli, 1981)
– Le musée impossible et le musée des illusions de Céline Delavaux (Editions Renaissance Du Livre, 2015)
– Tous les secrets des illusions d’optique de Philippe Socrate (Editions Eyrolles, 2017)
Bibliographie sélective 2 :
– La République de Platon (Editions Flammarion, 2002)
– Psychologie de la forme de W. Köhler (Editions Gallimard, 1929)
– L’art et l’illusion : Psychologie de la représentation picturale de Ernst Hans Gombrich (Editions Phaidon, 2002. Première parution : 1971)
– Les ruses de l’intelligence: la mètis des Grecs de Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne (Editions Flammarion, 2009. Première parution : 1974)
– Le réel et son double de Clément Rosset (Editions Gallimard, 1976)
– Le réel, traité de l’idiotie de Clément Rosset (Editions de minuit, 1977)
– De la séduction de Jean Baudrillard (Editions Gallimard, 1988. Première parution : 1979)
– L’Artifice de Guy Scarpetta (Editions Grasset, 1988)
– L’œil qui pense : Visions, illusions, perceptions de Roger N. Shepard (Editions Le Seuil, 1990)
– La science des illusions de Jacques Ninio (Editions Odile Jacob, 1998)
– L’image trompeuse de Florence Bancaud (Editions Presses Universitaires de Provence, 2016)
Note de la rédaction :
Cet article a été rédigé à l’occassion de l’exposition d’art magique La Galerie des illusions pour les 20 ans de la Maison de la Magie à Blois en 2018. Il a ensuite été augmenté suivant les périodes artistiques.
Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.