Diplômée en doctorat d’anthropologie à l’EHESS, Valentine Losseau contribue aux créations de la compagnie 14:20 depuis l’origine.
La compagnie 14:20 parvient-elle à faire reconnaître la recherche artistique qu’elle mène, qui
peut s’apparenter, dans sa dimension anthropologique, à une recherche scientifique ?
C’est la dimension la plus difficile à faire reconnaître par les financeurs publics. Un décalage persistant
demeure car ils ne comprennent pas pourquoi nous aurions besoin de prendre appui sur de la
recherche, voire d’en faire nous-mêmes. Ils voient les artistes comme des artistes, point. Pas comme des
chercheurs. Il y a une dichotomie entre la personnalité de l’artiste et celle du chercheur qui,
apparemment, ne seraient pas compatibles. Pourtant, dans la compagnie 14:20, les deux dimensions ont
été d’emblée associées. J’ai une formation universitaire d’anthropologue et Clément Debailleul et
Raphaël Navarro sont magiciens jongleurs. C’est une spécificité de la compagnie 14:20 que nous
essayons de toujours mettre en avant, mais ce n’est pas du tout évident. Nous la mettons notamment en
avant dans la communication, mais c’est souvent un aspect qui disparaît rapidement. Ou alors, c’est
mentionné de façon quasi anecdotique, voire ironique : « Ils travaillent avec une ethnologue. » C’est
presque le « freaks show » qui expliquerait que nous soyons un peu bizarres… Comment faire
comprendre que cette dimension là est fondamentale ?
Photo : Giovanni Cittadini Cesi.
En fait, la reconnaissance de cette spécificité se joue à peu de chose. Cela peut notamment dépendre
d’une personne. En 2005, nous avons par exemple obtenu des fonds de Cultures France (anciennement
AFAA, devenu depuis l’Institut Français) pour une mission mêlant recherche anthropologique et mise
en réseau d’artistes avec le monde de la magie en Inde. La mission principale était d’ordre
anthropologique et elle consistait à observer des techniques de magie traditionnelle qui n’existent qu’en
Inde, où il y a une culture inédite et unique de la magie de rue. Je pense notamment au tour mythique
de la corde hindoue. Il s’agissait vraiment d’étudier la magie pratiquée là-bas. L’autre objectif était
d’aller à la rencontre de ces magiciens de rue et de nous mettre en lien avec la magie moderne. Le projet
s’est déroulé en deux temps. Dans un premier temps, Clément, Raphaël et moi, nous sommes partis là-bas
pour la mission ethnographique. Sont venus avec nous des magiciens Français pour susciter des
rencontres et créer du réseau. Dans un second temps, nous avons invité des magiciens Indiens en
France, en collaboration avec Philippe Decouflé qui nous a accueillis à la Chaufferie pour un colloque.
Sur ce projet particulier, le lien entre art et recherche a été très bien compris et nous avons senti que la
dimension de recherche anthropologique intéressait vraiment directement les financeurs. Peut-être cela
tenait-il à un fantasme un peu exotique lié à la magie indienne ? Nous n’entretenions pas du tout ce
cliché-là, bien au contraire, mais cela sans doute a dû nous aider malgré tout.
Dans la compagnie, notre objectif à long terme est de créer le centre de recherche sur la magie nouvelle. Le projet de ce centre articulerait un volet pédagogique de formation, un volet artistique, une
bulle de création autour du Monolithe (un théâtre itinérant crée par la compagnie, dédié aux arts
magiques) et un volet de recherche théorique, artistique et technique – puisque la recherche technique
est essentielle dans la magie. Cette dimension nous paraît évidente depuis le début, mais on sent bien
qu’elle n’est pas évidente pour les partenaires.
Pourquoi d’après vous ?
Cela correspond à un préjugé selon lequel il y aurait d’un côté des artistes et de l’autre des chercheurs et
que cela ne peut pas être la même chose. C’est la dichotomie que j’ai évoqué précédemment. Mais
comme je l’ai dit, cette opposition n’a pas lieu d’être au sein de 14:20. Nous avons créé la compagnie en
étant très jeunes – j’étais pour ma part encore au lycée. Depuis, j’ai acquis une formation universitaire
en anthropologie, je suis en 4ème année de thèse, je n’ai jamais eu l’intention d’être interprète et je n’ai
pas de formation artistique, mais je participe depuis toujours à la création des spectacles. Je participe à
l’écriture dramaturgique, mais aussi à la recherche technique, au « mijotage » des effets de magie. Et,
inversement, Clément et Raphaël participent aux recherches anthropologiques, de manière peut-être un
plus lointaine, mais ils m’accompagnent, ils lisent des textes scientifiques de manière régulière, etc. Leur
esprit est tourné vers ce monde-là, comme le mien est tourné vers la magie d’un point de vue artistique.
Nous ne sommes pas les uns à côté des autres, nous sommes dans le croisement, tout en étant
clairement à nos endroits spécifiques. Les espaces de contact entre ces endroits sont multiples et nous
pensons que c’est d’ailleurs en partie ce qui fait la force de la magie nouvelle telle que nous la mettons
en oeuvre et voulons la faire connaître.
Ce croisement va d’ailleurs être très clair sur le projet du Manifeste de la magie nouvelle, un essai
présentant les fondements esthétiques et théoriques du mouvement de la magie nouvelle (parution
prochaine). Nous sommes partis sur la rédaction d’un essai qui aura une vraie dimension de recherche
mêlant esthétique, sociologie du spectacle, etc. Je pense que nous allons peut-être prendre les attentes à
contre-pied, mais cela traduit cette intention commune qui est la nôtre et qui reflète le fait que la
recherche et la création artistique ne sont pas différenciables au sein de 14:20.
Vous avez mentionné la recherche technologique dans la magie, cet aspect est-il mieux compris ?
En magie, il y a des artistes qui font appel de la recherche technique très pointue. On peut être amené à
des commandes ou à travailler avec des ingénieurs pour fabriquer ou affiner tel matériau. Nous l’avons
fait pour les hologrammes, la lévitation, etc. Ce n’est pas nécessairement une recherche académique
conduite dans un labo, mais c’est une recherche appliquée très formelle. Cette dimension-là est en effet
bien comprise par les financeurs. On comprend très bien que la magie, pour se développer, ait besoin
de systèmes techniques novateurs. Cette recherche influe directement sur les esthétiques et, d’ailleurs,
quand on lit les critiques et les analyses produites sur des projets ayant fortement recours à ces
nouvelles technologies, c’est cette dimension qui est le plus souvent mise en avant. C’est très clair dans
le cas du travail d’Adrien Mondot par exemple. On parle presque plus de cela que du propos et de la
démarche artistique.
Valentine Losseau et Raphaël Navarro en conférence.
La recherche en sociologie de la culture et des formes artistiques est, elle aussi, plutôt bien comprise
dans la mesure où elle s’intéresse aux publics, aux esthétiques, etc. Elle se penchent sur les objets
artistiques eux-mêmes. Le lien est très clair. Pour ce qui concerne une recherche en anthropologie, le
lien est moins évident pour les observateurs extérieurs, notamment car il n’y a pas d’application
concrète dont le résultat pourra se voir dans une création. C’est donc nettement plus difficile à faire
appréhender. Ceci étant, dans Vibrations (création de la compagnie 14:20), une image proposée est
directement inspirée d’une idée Maya sur la vie après la mort. Nous ne mettons pas cette source
d’inspiration particulièrement en avant dans la mesure où nous ne voulons pas créer une image
figurative. Nous ne cherchons pas à représenter une chose en particulier, nous voulons créer une image ouverte sur laquelle les spectateurs vont librement projeter à partir de leur culture, leur milieu social,
etc. Mais quand nous mentionnons cette référence Maya, nous constatons que les gens se l’approprient
très facilement et qu’elle leur plaît beaucoup. Dans ce cas précis, ils voient très clairement le rapport
entre la recherche et le spectacle, la création. Ils voient là une application concrète de l’anthropologie.
La trace visuelle de la recherche anthropologique dans le spectacle constitue une application très
concrète et parlante.
Quel lien faites-vous entre votre travail de recherche au sein de 14:20 et votre recherche
universitaire en anthropologie ?
Mon travail de recherche académique est crucial. Il a un intérêt du point de vue de mes intuitions et de
mes envies artistiques. Mais j’ai toujours pris garde de bien séparer les deux, d’ailleurs le sujet de ma
thèse n’a rien à voir avec la magie. Ma thèse porte la spatialisation d’une société, celle des Mayas
Lacandons, au Mexique, dans la région du Chiapas. C’est une société qui vivait de manière totalement
autonome jusque dans les années 1970. Un mouvement de déforestation très important dans cette
région a complètement transformé leur environnement écologique et sensoriel. C’est une situation
tragique à laquelle les Mayas Lacandons sont confrontés. Ma recherche porte sur la manière dont ils se
réadaptent à ce phénomène de déforestation et à la crise sociale qu’il implique. Je travaille
essentiellement sur leur perception de la forêt, sur les représentations sensorielles qu’ils se font de la
forêt, la manière dont ils vont appréhender les chemins, dont ils vont créer des chemins dans cette
forêt, s’approprier les éléments par le toucher, l’odorat, la vue. J’étudie la double image de la forêt dont
ils sont porteurs : la réalité physique actuelle – sachant que le changement a été vraiment très brutal
puisqu’ils ont vu les trois-quarts de leur village disparaître en dix ans – et la représentation imaginaire de
la forêt qu’ils conservent. Je travaille sur leurs nouvelles stratégies de spatialisation de cet espace. Bien
qu’étant très loin en apparence de mon activité avec 14:20, j’y trouve des liens avec mon étude de la
pensée magique. A travers ce terrain, j’interroge notre sentiment de présence au monde, le sentiment de
réalité qui se dégage de l’environnement sensoriel, la façon dont des éléments qui sont d’ordre culturel,
ou cosmologique, c’est-à-dire de l’ordre de l’imaginaire ou de l’intérieur, vont se projeter sur une réalité
physique, jusqu’à la modifier en profondeur, jusqu’à se retrouver inscrits dans le paysage. C’est un
propos qui est très intéressant pour notre réflexion sur la magie.
En dehors de ma recherche et de tout cadre universitaire, nous avons d’ailleurs organisé une autre
mission de recherche sur la magie, sur notre temps et avec des moyens personnels, chez les Mayas
Lacandons. J’y suis partie avec Raphaël et nous avons présenté à certains membres de la société des
tours de magie. Nous l’avons fait par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Cela nous a pris énormément
de temps de préparation car c’est évidemment très délicat de faire de la magie dans une telle société, et
dans d’autres sociétés d’ailleurs. Les Mayas n’ont aucune pratique ni culture de la magie. Il ne s’agissait
donc pas d’être perçus comme des blancs ayant des pouvoirs magiques… Je parle la langue donc cela a
simplifié les choses et Raphaël en a appris quelques rudiments, pour ne pas être totalement déconnecté
des gens. Cela a été extrêmement intéressant. On a constaté que certains effets de magie n’étaient pas
du tout surprenants pour les personnes devant lesquelles ils étaient réalisés alors que ces mêmes tours
ont tendance à impressionner ici, ou en Inde. Nous leur avons raconté certains tours et nous avons
énormément échangé avec eux. Nous avons recueilli des propos extraordinaires qui permettent de
développer une pensée globale sur la manière dont ils pensent la relation à l’espace. Cette mission a
directement nourri ma recherches et elle a aussi nourri nos recherches sur la magie. Nous étions par
exemple étonnés que les tours liés à la lévitation – par exemple, une petite boule de papier ou de feuilles
tient en l’air, entre les deux mains à distance l’une de l’autre, qui est un tour assez classique, ou un petit
bâton de bois qui se lève et lévite – ne les fassent guère réagir. Nous avons fini par comprendre que
chez les Mayas, il n’y a aucun imaginaire de l’élévation. Pour eux, le monde est composé de trois
couches : l’inframonde, le monde d’en dessous ; l’écorce terrestre et le ciel. Il n’y a pas de
communication possible entre ces trois niveaux. A chaque niveau, il y a un univers, mais les gens ne
peuvent pas communiquer de l’un à l’autre. Ils ont donc un imaginaire totalement horizontal. En
Occident, l’élévation est omniprésente. C’est l’Ascension divine. On symbolise les états d’âme avec des
métaphores liées à l’élévation comme « être au plus bas » ou « se sentir voler ». On parle de hiérarchie sociale, de sommet de la pyramide. Toutes ces références n’existent pas du tout pour les Mayas
Lacandons, d’où cette sorte d’indifférence aux tours qui symbolisent une forme d’élévation.
Est-ce que vous communiquez dans le monde de la recherche universitaire sur ces
découvertes ?
En anthropologie, la question de la magie est tabou. Du point de vue des anthropologues, la magie est
une forme de pensée pré-scientifique. Elle serait donc le témoignage d’une mentalité primitive. En
réalité, personne n’a identifié la clé de voûte qui permettrait d’expliquer le phénomène de la magie dans
son ensemble. Mais le fait est que c’est un tabou très impressionnant et c’est la raison pour laquelle je
ne mélange pas les choses ! A long terme, j’aimerais bien ramener le débat sur la magie au sein du
champ anthropologique et j’espère que l’effusion actuelle autour de la magie nouvelle va contribuer à
une ouverture.
En revanche, je sens que le fait de travailler dans le milieu artistique est extrêmement bien vu. Cela
n’entraîne ni financements ni encouragements pour faciliter techniquement la rencontre, mais c’est
valorisé dans le milieu de la recherche. Il y a une bienveillance à l’égard de cette collaboration, même si
personne ne développe vraiment les moyens intellectuels pour comprendre les termes de cette
collaboration, ni même son intérêt.
Et vous, la cernez-vous la nature de cette collaboration ?
Je la cerne à une échelle personnelle et à l’échelle élargie de la compagnie, je ne peux pas me prononcer
au-delà. J’ai d’ailleurs mis du temps avant même de me dire que cela pouvait être intéressant au-delà de
mon cas personnel. Je me disais qu’il y avait forcément un lien, une cohérence quelque part dans mon
choix de l’anthropologie et de la magie. Mais pendant longtemps, je considérais vraiment les deux
choses comme très séparées et je faisais même des efforts pour qu’elles ne se croisent pas !
C’est complexe à exprimer mais l’intérêt est de l’ordre de la pensée. Il existe selon moi une forme de
créativité intellectuelle, aussi bien qu’il existe une forme de créativité artistique. C’est dans cette genèse
de la créativité que les deux dimensions se rejoignent me semble-t-il, mais je ne suis pas encore en
mesure d’expliquer cela à une échelle plus globale que celle de la magie et de la compagnie 14:20. En
fait cela me paraît surtout évident.
C’est la question de la créativité, présente dans les deux dimensions, qui ferait le lien ?
Je pense que oui. Il faudrait explorer plus précisément l’imaginaire et les représentations liées à cette
notion de créativité pour l’artiste d’une part et pour le chercheur d’autre part. C’est une question qui
sera abordée dans le Manifeste. Pour la traiter, je me suis penchée sur les théories du génie, de
l’inspiration, de la fureur divine, de la fureur poétique, etc. Des siècles de tentative de description de ce
qu’est l’intuition artistique ! D’où vient la créativité ? Je me suis intéressée à ces différentes théories –
qui sont d’ailleurs en Occident souvent liées à une dynamique de l’élévation, dont nous avons parlé tout
à l’heure. C’est passionnant.
Il y a une forme de rationalisme et de scepticisme, parfois excessif, dans le monde scientifique. Dans le
milieu de l’esthétique, on constate une forme de souplesse de ce scepticisme. C’est très net sur la notion
de « présence » de l’acteur. Quand nous intervenons au CNAC, nous vérifions toujours auprès des
étudiants qu’il existe un consensus sur le fait qu’un acteur doit chercher à avoir une présence. Qu’elle
est-elle cette présence ? Il s’agirait d’une sorte d’information émotionnelle qui émanerait d’une
personne au-delà de son aspect visuel, qui serait liée à la perception que le spectateur s’en fait. C’est
presque une idée magique ! Cette souplesse, voire cette absence du scepticisme caractéristique du
monde scientifique, est aussi manifeste dans le vocabulaire superlatif de l’émerveillement et de
l’admiration que génère l’appréciation de l’art. Si on interrogeait ces notions d’un point de vue
scientifique, elles ne fonctionneraient plus. D’ailleurs, personne ne l’a jamais fait ! Personne n’a jamais
interrogé la notion de présence d’un point de vue purement scientifique. Est-ce une information
d’ordre physique ? Magnétique ? C’est une évidence qu’il y a une chose d’ordre mystique autour de
l’esthétique qui ne résisterait pas à un examen scientifique. Nous avons déjà remplacé une présence
physique sur le plateau par un hologramme. Je ne suis pas du tout persuadée que du point de vue du public, il y ait une différence de perception. Pourtant, les étudiants du CNAC à qui l’on présentait cette
expérience assuraient que, selon eux, la présence ne pouvait pas être la même. Cette réaction s’explique
aussi probablement en partie par le fait qu’ils sont très fortement engagés dans le physique et le
corporel dans leur pratique.
D’un point de vue anthropologique, je pense que la dichotomie entre le monde de la recherche et le
monde artistique s’explique bien. Il y a une sorte de poche dans l’espace social qui est celui de
l’esthétique et de l’artistique où l’on peut tenir un discours proche du merveilleux, qui serait intenable
dans n’importe quelle autre circonstance, et notamment en milieu scientifique. Je pense qu’il y a là
quelque chose d’ordre culturel, où l’on ne peut donc pas imaginer un artiste connecté aux mêmes
choses qu’un chercheur. Cette dichotomie artiste – chercheur me semble particulièrement flagrante
dans le cirque, où il y a aussi un véritable enjeu de légitimation intellectuelle, du fait d’une pratique
corporelle forte. En France, le travail sur la corporalité est souvent mis en opposition avec le travail
intellectuel. Nombre d’étudiants disent d’ailleurs avoir fait du cirque parce qu’ils n’aimaient pas l’école –
comme si les deux étaient inconciliables.
J’ai le sentiment que le fossé est surtout important entre les artistes et les chercheurs qui font de la
recherche sur l’art. Dans un champ universitaire des sciences sociales comme l’anthropologie qui n’est
pas spécifiquement dédié à l’esthétique et à l’art, cette collaboration est regardée avec de la
bienveillance. Elle n’engage rien, mais il n’y a pas de rejet.
– Entretien extrait de la revue Stradda n°24 d’avril 2012.
A lire :
– Les Chants de la gravitation de Michel Butor et Valentine Losseau. Editions l’Entretemps (février 2012).