Première rétrospective française de ce génie de l’histoire de l’art, l’exposition présente quatre-vingt œuvres du crétois visionnaire. Dessins, gravures, sculptures et peintures sont misent en scène suivant un parcours thématique sobre et longitudinal qui donnent une vue d’ensemble de la carrière de l’artiste et laisse place à sa maitrise exceptionnelle de la couleur et de l’anamorphose psychologique.
Icônes, petites peintures de dévotion, scènes profanes, galerie de portraits, grands formats, Le Greco réinvente la peinture religieuse, formé dans la tradition de l’icône byzantine, il va développer un rapport très particulier à l’image sacrée. Il adopte la construction vénitienne par la couleur (colorito) et les canons esthétiques du mouvement engendré par le Titien. A Rome, il s’inspire de Michel-Ange et du courant de la Haute Renaissance dans la monumentalité de ses œuvres. Une fois installé en Espagne à Tolède, il développe un style ultra personnel, sensuel et inventif qui n’a de cesse de se réinventer par sa radicalité en dehors de toutes les modes de l’époque.

La marque du Greco : des figures allongées et déformées en extase ou en proie à la panique et à des visions hallucinatoires. Des figures dépeintes dans des couleurs vives et acides, dans des compositions dramatiques et théâtrales. Des touches fines et rapides développant une palette anti-naturaliste.
Grand Maître de la peinture qu’il a transcendée comme personne, Le Greco est inclassable même si on le rattache au courant du Maniérisme (1520-1580), il repousse à chaque fois les limites de la peinture et du cadre et est en cela le précurseur de la modernité qui verra le jour avec les impressionnistes et les avant-gardes.

La Visitation (1610). « Dans cette peinture malade règne une énergie dépravée, une surexcitation fiévreuse qui surprend et fait pitié. C’est le délire, mais c’est le délire du génie. » Théophile Gautier
Entre Orient et Occident
C’est sur une île grecque, la Crète, que Domínikos Theotokópoulos, dit le Greco, voit le jour vers 1541, à Candie, actuelle Héraklion, alors dominée par Venise. Il se forme dans la tradition byzantine des peintres d’icônes, mais pratique aussi un style hybride s’inspirant de l’art occidental qu’il connait à travers les gravures et les tableaux importés de Venise. Rêvant au statut d’artiste conquis par les peintres de l’Italie de la Renaissance, il s’installe à Venise. Mais arrivé dans la cité des Doges, il doit faire face à la réalité du marché de l’art qui laisse peu de place à un jeune étranger fraichement débarqué et sans appui.

Portrait d’un homme, autoportrait (1590-1600).
De Crète en Italie (1560-1576)
Arrivé à Venise dans les premiers mois de l’année 1567, Greco y trouve une société cosmopolite dont les accents orientaux lui rappellent sa Crète natale. Surtout, il y découvre Titien, son modèle, dont il fréquente peut-être l’atelier, Tintoret, dont le style dynamique le stimule, Pâris Bordone, dont il admire les perspectives architecturées, et Jacopo Bassano dont il retiendra sa vie durant le clair-obscur. Il y apprend la grammaire de la Renaissance et le langage de la couleur chère à Venise. Face aux tenants de la ligne, menés par le Toscan Giorgio Vasari, il embrasse la cause des défenseurs du colorito. Ces premières années italiennes, entre 1567 et 1570 environ, lui permettent de transformer son écriture artistique. S’inspirant de gravures mais plus encore par l’observation et l’intuition directe de la peinture, il abandonne l’art appliqué de l’icône pour adhérer aux ambitions de la Renaissance. Le Triptyque de Modène, pierre angulaire de son évolution, témoigne de cette conversion. Les deux compositions qu’il consacre à l’Adoration des mages montrent le chemin rapidement parcouru et ouvrent la voie à ses premiers tableaux proprement vénitiens. Ne parvenant à trouver sa place dans le marché très concurrentiel de la Sérénissime, Greco est contraint de tenter sa chance ailleurs, et rejoint Rome.

La mise au tombeau du Christ (1570-1575).
Penser grand, peintre petit
De Venise à Rome, Greco peint essentiellement des tableaux de petit format, sur bois. Intrinsèquement lié à l’art de l’icône, le bois reste longtemps pour lui un support de prédilection. Il y trouve un terrain idéal où parfaire son apprentissage et expérimenter des solutions nouvelles, comme pour l’iconographie de saint François. Quasi inconnu en Italie et ignorant la technique de la fresque, il n’a accès ni aux grandes commandes décoratives, ni aux tableaux d’autel. Le marché des tableautins de dévotion ou de cabinet lui est davantage ouvert. La Pietà et La Mise au tombeau du Christ sont caractéristiques de ces années romaines et de sa réponse critique à l’art de Michel-Ange, qu’il se plait à reformuler et à « corriger ». En 1572, son arrogance face à l’œuvre du grand maître florentin lui aurait valu d’être chassé du palais Farnèse où il était hébergé. Cette même année, son nom figure sur les registres de l’Académie de saint Luc, la corporation des peintres. Une erreur de lecture a longtemps fait croire qu’il y était inscrit en tant que peintre de miniatures. Bien qu’il n’en soit rien, il manifeste un intérêt constant et un talent réel pour les petits formats et n’hésite pas à représenter saint Luc, patron des peintres, sous les traits d’un enlumineur.

Les Portraits
Parmi les nombreuses facettes du talent de Greco, celle de portraitiste n’est pas la moindre. Dès sa période romaine (1570-1576), il semble jouir d’une solide réputation dans ce genre. Ainsi, dans sa lettre de recommandation au cardinal Farnèse, l’artiste miniaturiste Giulio Clovio mentionne un autoportrait de Greco qui suscite l’admiration de tous les peintres de Rome. Si ce tableau est aujourd’hui perdu, d’autres toiles témoignent de son succès dans le genre du portrait. Comme dans l’ensemble de sa production, il évolue d’un style fortement vénitien à une manière puissante et plus personnelle. Sa fréquentation des cercles humanistes du palais Farnèse lui permet en outre d’accéder à la société érudite de son temps. Sa vie durant, il y trouvera ses amis, ses soutiens et ses commanditaires. Comme une galerie d’illustres, ses portraits fixent les traits et l’intelligence des brillants personnages, profonds ou puissants, qui posent pour lui, à Rome d’abord, à Tolède ensuite.

Portrait d’un homme (1570).

Le Cardinal Don Fernando Niño de Guevara (1600).
Les premières grandes commandes
Tout comme Venise, Rome reste fermée à Greco. On a longtemps cherché dans son tempérament arrogant les raisons de ce nouvel échec. Il ne faut cependant pas sous-estimer les difficultés que pouvait alors rencontrer un peintre étranger. Sans appui, maitrisant imparfaitement la langue italienne et ignorant la technique de la fresque, il n’est pas aisé de se faire une place dans une ville aux mains de dynasties d’artistes bien installées. L’Espagne serait donc son Eldorado. On dit que le roi Philippe II, grand admirateur de Titien, cherche des peintres pour décorer son gigantesque monastère de l’Escorial. Luis de Castilla, un ami espagnol rencontré à Rome, l’assure de son soutien auprès de son père, Diego, doyen des chanoines de la cathédrale de Tolède. Alors que Madrid émerge à peine, Tolède est la cité la plus prospère de Castille. Greco croit à sa chance. En 1577, il signe deux contrats avec Diego de Castilla : l’un pour L’Expolio de la sacristie de la cathédrale, l’autre pour le retable monumental et les deux autels latéraux de l’église du couvent de Santo Domingo el Antiguo. Greco a enfin l’occasion de montrer l’étendue de son talent. Peu après, vers 1578-1579, il entreprend un tableau pour le roi, L’Adoration du nom de Jésus, véritable manifeste chrétien. C’est un succès. Le monarque lui passe une nouvelle commande pour une chapelle de l’Escorial dédiée au martyre de saint Maurice, mais cette fois, accusée de manquer de piété, l’œuvre déplait fortement. Il n’y aura pas de troisième fois.




L’adoration du nom de Jésus ou le Songe de Philippe II (1578-1579).
Greco et Tolède
Tolède rayonne dans toute l’Europe comme l’un des grands centres artistiques et culturels. Quand Greco s’y installe, il se trouve à son aise parmi une clientèle lettrée qui partage l’esprit humaniste découvert lors de ses années italiennes. La vieille cité impériale devient dès lors le cadre – et presque le personnage secondaire – de nombre de ses compositions dont les arrière-plans laissent voir les monuments emblématiques : la cathédrale, l’Alcazar, le pont d’Alcántara… C’est notamment le cas du Saint Martin et le mendiant. Le développement de la dévotion privée amène de nombreuses familles tolédanes à fonder des chapelles et des oratoires. La demande de tableaux s’accroît d’autant. Greco profite de ce contexte favorable et se dote bientôt d’un atelier pour pouvoir répondre aux commandes ordinaires tandis qu’il travaille lui-même aux marchés les plus importants. Parallèlement, il dépense beaucoup de temps et d’énergie en procès contre des mauvais payeurs, dont l’Eglise souvent, qui négocient à la baisse le prix de ses œuvres une fois livrées.

Vue de Tolède (1597-1599).
Variation sur un motif
Greco place la variation au cœur de son processus créatif. Faut-il y voir un héritage de sa formation byzantine fondée sur la répétition de prototypes ? Est-il inspiré par les pratiques observées dans les ateliers vénitiens ? Quoi qu’il en soit, son art semble s’animer de cette tension permanente entre invention et variation. Cette approche lui offre en effet et l’occasion de retravailler une formule, de trouver des alternatives et, de variations en variations, de parvenir à des solutions inédites et affinées. D’une certaine façon, sa démarche originale devance le travail en série propre aux impressionnistes et à Cézanne. Elle conduit en tout cas Greco à former son propre alphabet artistique et à imposer ses canons à travers un catalogue d’images et de types. Si elle témoigne d’une incroyable fertilité d’imagination, elle entraine aussi son art dans une logique autoréférentielle qui finit par former un monde clos, nourri de lui-même, souverain mais progressivement isolé.


L’adoration de bergers (1579).
Greco, architecte et sculpteur
L’intérêt de Greco pour l’architecture est manifeste dès ses débuts en Italie. Il admire Sebastiano Serlio (vers 1475-1564) et plus encore Andrea Palladio (1508-1580) qu’il a pu rencontrer. Sa bibliothèque inclut les Dix livres d’architecture de Vitruve, architecte et théoricien latin republié en 1556 par Daniele Barbaro. Il annote son exemplaire de nombreux commentaires, vraisemblablement dans l’idée de rédiger lui-même un traité. Si Greco n’a conçu aucun monument que l’on puisse identifier, il conçut des architectures éphémères aujourd’hui disparues et, de façon certaine, les dessins des retables dont il reçoit la commande. Le tabernacle qu’il exécute pour l’hôpital de Tavera est à ce titre un témoignage exceptionnel. Ce monument miniature abritait en outre un ensemble de sculptures dont le contrat de 1595 précise qu’il devait en être l’auteur. Seul Le Christ ressuscité nous est parvenu. Il s’agit de l’un des très rares exemples – le seul qui soit véritablement incontestable – de l’activité de Greco en tant que sculpteur.

La Sainte Face, détail (1579-1584).
Greco et le dessin
Greco place la peinture au-dessus de tous les autres arts. Dans le débat entre tenants de la ligne et tenants de la couleur, il prend clairement le parti de ces derniers. Rarement conservé, le dessin, qu’il pratique de façon marginale, est une simple modalité fonctionnelle dans son processus de création. Seules sept feuilles peuvent aujourd’hui être attribuées à Greco avec un certain degré de certitude : deux, de sa période italienne, sont des méditations d’après Michel-Ange ; trois sont préparatoires au grand retable de Santo Domingo el Antiguo à Tolède ; deux enfin sont liées à l’importante commande passée pour le collège de Doña Maria de Aragón à Madrid.

Nu, étude pour le baptême du Christ (1596-1600).
Greco et l’atelier
En 1585, Greco installe sa famille et son atelier dans trois appartements qu’il loue au palais du marquis de Villena. L’atelier lui permet de développer le versant commercial de sa production en multipliant les exemplaires d’une même composition, qu’il peut à l’occasion retoucher et même signer. Cette organisation rend possible une activité soutenue dont le rythme s’intensifie significativement à partir des années 1600. La tentation est grande d’attribuer une partie de ces œuvres au propre fils de l’artiste, mais les faits sont moins conciliants. Les documents laissent à penser que ce dernier aurait préféré devenir architecte ; il le devient d’ailleurs à la mort de son père. À partir de 1603 cependant, il figure dans les contrats aux côtés de Greco. Sa présence sert notamment à garantir l’achèvement des commandes en cas de décès du maître. Cette précaution devait viser à rassurer les clients inquiets de la capacité de Greco à honorer ses nombreux marchés.


Sainte Marie-Madeleine pénitente (1576-1577).
Le Christ chassant les marchands du temple (1570-1614)
Emblématique plus que toute autre, la série du Christ chassant les marchands du Temple permet, autour d’un même thème et d’une même composition, de suivre Greco de ses premières années italiennes à ses dernières années tolédanes. Ce ne sont pas seulement le style, la technique, le format ou le support qui varient de tableau en tableau, c’est l’artiste lui-même qui se ressource et se réinvente. Le sujet dut particulièrement le marquer. Peut-être s’identife-t-il à ce Christ en colère qui purifie le Temple comme il entend purifier la peinture de ceux qui la trahissent, de ceux qui ne savent pas l’apprécier, ou encore de ceux qui rechignent à rétribuer la création artistique à sa juste valeur ? Quelles que soient ses motivations, cette composition l’accompagne tout au long de sa carrière. Elle emprunte tour à tour à l’architecture vénitienne et romaine comme à la sculpture antique et à Michel-Ange. Greco finit par s’y citer lui-même en reprenant dans la toile de l’église San Ginès à Madrid le motif du retable qu’il exécute pour l’église d’Illescas. Comme un phénomène de persistance rétinienne, la figure effrayée, bras en l’air, réapparaît au fil des années : sur Le Triptyque de Modène, Le Songe de Philippe II ou L’Adoration des bergers du musée national de Bucarest (1596-1600). À l’extrême fin de sa vie, elle devient le personnage principal de La Vision de saint Jean.

Le Christ chassant les marchands du temple (1610-1614).
Derniers feux (1600-1614)
Quand Greco s’éteint en 1614, Caravage est mort depuis quatre ans déjà. Qui pourrait penser qu’une telle peinture fût encore possible si tard dans un siècle qu’on dirait bientôt « baroque » ? Cette anomalie n’est due qu’à la résistance du pinceau de Greco et au fier isolement de Tolède, devenue sa citadelle. A bien des égards pourtant, ses clairs-obscurs, ses grands effets déclamatoires, sa touche libre et enlevée anticipent l’art de certains peintres du XVIIe siècle. Après un long temps d’oubli, ce sont les impressionnistes et les avant-gardes qui sauront le redécouvrir et le comprendre au point d’en faire leur prophète, voire, plus intimement encore, leur camarade sur les bancs indisciplinés de la modernité.



L’ouverture du cinquième sceau, ou La vision de Saint Jean (1610-1614).
Conclusion
Cette exposition événement nous confronte pour la première fois à l’étendue de l’œuvre du Greco malgré l’absence de son chef-d’œuvre absolu l’Enterrement du comte d’Orgaz (décrit comme « un miracle qui est parvenu à capter la lumière divine ») qui n’a pas pu quitter l’église Santo-Tomé de Tolède et de deux toiles majeures et extravagantes du Musée du Prado, L’Adoration des bergers et Le Baptême du Christ.

L’enterrement du Comte d’Orgaz (1586-1588).
La sélection des œuvres met en lumière la radicalité de l’artiste qui n’hésite pas à reformuler, réinventer et varier ses propres compositions, comme un musicien improvise sur un thème. Le goût du risque et la volonté de dépasser les frontières même de la peinture par la transcendance, caractérisent Le Gréco. Le parcours est remarquable et nous sommes happés par l’univers immersif de l’artiste qui fait entrer le regardeur dans la profondeur métaphysique et psychologique de ses figures et de ses paysages intemporels.
– Une partie du texte est extraite du programme de l’exposition GRECO au Grand Palais du 16 octobre 2019 au 10 février 2020 (Réunion des musées nationaux). Photos : S.Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant-droits, et dans ce cas seraient retirés.