Avec James Thierrée, Valérie Doucet (interprète, contorsionniste, équilibriste), Mariama (chanteuse), Yann Nedelec (comédien), Thi Mai Nguyen (danseuse). Interventions scéniques et manipulations : Samuel Dutertre. Scénographie et conception musicale : James Thierrée. Costumes : Pascaline Chavanne. Bestiaire : Victoria Thierrée. Lumières : James Thierrée, Alexandre Hardellet. Son : Thomas Delot.
Ce sont les premières dates françaises de la nouvelle création de James Thierrée, qui a ses habitudes en Bourgogne depuis La symphonie du Hanneton en 1998. Pratiquement 20 ans que l’artiste prépare nombreux de ses spectacles en résidence au Creusot.
« Avec ce spectacle, il y a de minuscules mystères qui vont en avaler de grands, cela est clair. On parlera par détour d’une créature souterraine qui, curieuse des hommes, leur fit confiance et fut trahie, son cœur brisé. On imaginera en représailles une fratrie kidnappée et emprisonnée, sous la surveillance d’un kaléidoscope caractériel. Et pour finir on trempera nos pieds fourbus dans le lavoir – ascenseur révélateur d’aspirations.» James Thierrée.
Introduction
Sur scène, un énorme rideau rouge s’avance au sol, jusqu’aux premiers rangs. A cour, un fauteuil est recouvert du même tissu que le rideau.
Une chanteuse, habillée en toge rouge arrive au fond de la salle et descend les gradins en chantant. Elle se positionne devant le rideau de scène et disparaît derrière, la cape se fondant dans le même tissu. Le grand rideau tombe des cintres et est « emporté » à cour comme une matière animée semblable à une mer démontée.
La chanteuse-comédienne va s’asseoir sur le fauteuil à cour pour commenter, chanter et servir de narratrice tout au long de l’histoire.
Au cœur de la matrice
Nous découvrons le décor constitué d’une grande structure tentaculaire faite de balançoires-lustres géométriques suspendus en l’air grâce à une multitude de filins. Chaque élément est éclairé par une lumière qui varie et change de couleur au gré des tableaux. Le tout est encadré par de longs pans de tissus. Ce décor est une espèce de prison pour les différents personnages qui vont évoluer à l’intérieur.
Le personnage de James Thierrée entre en scène et tourne en rond pour essayer de trouver, en vain, une sortie. Une femme descend puis remonte des cintres telle une araignée.
Thierrée monte sur une structure qui se transforme en grand escalier à colimaçon et redescend ce dernier en tournant dessus. La fuite semble impossible.
Les différents éléments, attachés entre eux, commencent à se mettre en mouvement et à léviter dans les airs comme une pieuvre géante.
La femme démembrée
Thierrée prend un violon et joue frénétiquement. Des bouts de décor apparaissent sous les tissus qui s’escamotent pour laisser apparaître un piano avec sa pianiste endormie et une piscine-aquarium.
Thierrée essaie de se débarrasser de son violon mais ce dernier lui reste collé aux mains (séance de mime détournée de la fameuse valise). Il essaie ensuite de se débarrasser de sa mèche récalcitrante qui lui retombe constamment devant les yeux (leitmotiv du spectacle). Il se secoue de partout, se met de la laque à cheveux (en imitant le bruit de la bombe).
Un deuxième homme fait son apparition. Petit, dégarni et portant une moustache ; il sert de « faire-valoir » à Thierrée, comme dans un duo comique de film muet… Ce servant le rhabille et l’empêche de marcher, involontairement, dans le souci de bien faire. Il va ensuite relever la pianiste qui s’est endormie sur le piano à jardin, et lui enlève ses deux bras (de mannequin) puis sa perruque. La pianiste se réveille, rigole et se met à jouer du piano.
Thierrée est debout sur la piscine, recouverte d’une planche, et entame des mouvements de mime entremêlés de break dance au ralenti. Il prend un roseau et essaie de le planter à différents endroits pour se libérer de la matrice mais échoue à chaque fois. La structure réagit en bougeant de manière animale et en variant ses lumières de couleurs et d’intensités.
Thierrée reprend son violon et joue pendant que la femme du début redescend des cintres par un filin de la structure et se positionne sur l’élément central de « la pieuvre ».
Au rythme du violon, la pianiste-danseuse-contorsionniste entame des mouvements de distorsion, dislocation et de figures impossibles avec son corps (comme dans le précédent spectacle de Thierrée, Tabac rouge).
Un homme en manteau arrive sur scène et repart aussitôt en coulisse. Thierrée et la contorsionniste se chamaillent, restent collés par la main et ne peuvent plus se séparer ; ce qui donne lieu à une chorégraphie burlesque et contraignante qui se finit en « combat » au sol. Pendant ce temps, le serviteur est allongé au sol et regarde une télé qui se met à fumer.
La femme-araignée, habillée d’une combinaison intégrale avec une lumière LED sur la poitrine, descend de la structure et arrive sur la scène. Elle tourne comme une toupie sur elle-même. La structure se met en branle, devient rouge et s’affaisse.
La femme-araignée
La femme-araignée prend place sur la piscine et replace le roseau à un endroit, ce qui a pour conséquence de rassembler les éléments de la structure vers son centre et de faire descendre un petit lustre qui électrocute les trois autres personnages sur scène. « N’ouvre jamais cette porte » dit la chanteuse.
Thierrée se relève et tape au sol pour essayer d’attraper la femme (le son résonne ensuite par la bande son répétitive). Les différents personnages courent après la femme et sont essoufflés.
L’homme au manteau revient et Thierrée lui passe à travers par deux fois (belle illusion du passage à travers le corps de manière impromptue).
La chanteuse arrête la scène. Les personnages s’immobilisent, ce qui permet à la femme-araignée de s’enfuir par les escaliers en colimaçon jusqu’en haut de la structure et disparaître dans les cintres.
Léthargie
Les lumières donnent un ton doré à la scène pendant que les personnages dorment à terre. La chanteuse les réveille doucement. Les corps se mettent à bouger, courir et ramper au sol comme des marionnettes mécaniques. Thierrée se cache sous une dalle du sol et la contorsionniste entre dans la piscine et reste sous l’eau une éternité avant d’en ressortir !
Masques et illusions d’optiques
Thierrée se place en avant-scène et essaie de se débarrasser de sa mèche récalcitrante en soufflant dessus, en « l’agrafant », puis en plaçant un élastique sur sa tête.
Sa main droite commence alors à se balader sur lui comme possédée. Elle prend la forme d’une araignée et essaie de l’étrangler. Elle se transforme ensuite en bestiole marine, puis en poulpe et vient s’accrocher à son visage, modifiant celui-ci dans des masques granguignolesques d’une incroyable expressivité. Cette séance de véritable prestidigitation manuelle est fabuleuse et montre la dextérité folle dont est capable James Thierrée.
La contorsionniste, sortie de l’aquarium-piscine est de dos, mais se révèle de face grâce à un vieux subterfuge (les cheveux longs qui recouvrent son visage).
Le servant s’essuie frénétiquement les pieds sur un paillasson en avant-scène et est pris de démangeaisons. Il finit par se frotter le corps entier sur le sol.
Thierrée rampe au sol comme un cafard et se met en position debout, comme un automate, pour remettre sa veste.
Le piano se met à jouer tout seul et Thierrée essaie de déplacer le servant qui s’est immobilisé dans une séquence de pantomime. Il l’empêche ensuite de pêcher des poissons dans la piscine et leurs mains restent emmêlées. Ils sont collés comme des aimants et leurs membres se confondent dans un jeu d’illusions d’optiques.
Pantin
La scène s’arrête pendant que la femme-araignée redescend sur scène et reprend ensuite.
Thierrée se transforme alors en pantin, complètement désarticulé, et se disloque devant nous dans une impressionnante pantomime. Son corps se transforme et défie les lois de la gravité en prenant des postures impossibles. La technique est prodigieuse !
La contorsionniste l’aide à reprendre forme humaine, mais cette dernière s’effondre à son tour et reste immobilisée dans une position impossible, le corps disloqué.
Les assiettes
Le servant confie à Thierrée une pile d’assiettes qui se multiplie indéfiniment jusqu’à recouvrir une bonne partie de la scène. Des trucages ingénieux en trompe-l’œil permettent de faire apparaître une pile entière d’assiettes alors que Thierrée n’en tiens qu’une dans sa main, par un système en accordéon… Le servant fait alors apparaître et tomber un grand nombre de couverts par terre. Une pile d’assiettes fait mine de tomber au sol mais est retenue dans les airs comme l’illusion des cartes au ruban. La contorsionniste joue aux assiettes chinoises sur un bâton collé à elles et Thierrée joue au yoyo avec des assiettes qui reviennent à lui.
Un tatou arrive sur scène avec une carapace constituée d’assiettes. Toute la vaisselle finit par être jetée dans la piscine.
Apprivoisement
Thierrée et la contorsionniste font connaissance avec la femme-araignée, jouent avec elle, s’apprivoisent et se transforment en pantin dans leurs mouvements.
Drogue
La chanteuse arrive sur scène en habit de cellophane avec un luth et distribue un mystérieux breuvage : « buvez et oubliez tout ! »
Les deux femmes se collent l’une à l’autre et deviennent une seule et même personne dans un jeu d’illusions d’optiques qui voit se substituer tronc et jambes. On assiste à une décapitation et à un voyage de tête le long du corps, tout ça de manière totalement manuelle, sans trucage mécanique.
Thierrée essaie de se relever mais ses jambes ne répondent plus et il s’écroule inexorablement au sol. Le servant est, quant à lui, planté dans le sol et ne peut plus bouger. Thierrée essaie de le déplacer mais n’y arrive pas. Une belle scène de pantomime de film muet.
L’homme au manteau revient et dans une accolade amicale avec Thierrée échange son manteau avec ce dernier (effet saisissant). Thierrée voit alors ses mains apparaître et disparaître des différentes poches du manteau et essaie de l’étrangler.
Tournoiements
Thierrée prend place, avec les deux femmes, sur l’escalier en Colimaçon et tourne en se pendant à bout de bras dessus. L’homme au manteau amène une drôle de machine pneumatique sur scène qui se déplie et tourne sur elle-même. Thierrée s’agrippe sur le bras déplié et tournoie en réalisant des figures de trapéziste. Il saisit ensuite une lumière diode, que la femme-araignée jette dans l’eau, ce qui a pour conséquence de faire descendre le lustre centrale de la structure et fait apparaître, à jardin, une énorme grenouille faite d’une structure métallique et de plastique transparent volant au vent.
Les personnages disparaissent dans l’aquarium et le rideau de scène revient se positionner pour refermer la scène progressivement.
La narratrice conclue : « ils ont retrouvé leur monde. »
Fin du spectacle et rappel avec Thierrée accompagnant la chanteuse au piano pour une dernière chanson lyrique.
Conclusion
Comme souvent chez James Thierrée, la mise en scène et l’histoire restent en dessous d’un dispositif scénique omniprésent. Mais il faut reconnaître le talent de scénographe de l’artiste. Thierrée est un virtuose qui crée des images uniques et développe des univers singuliers. Toujours à la croisée des arts, entre installation et arts plastiques, ses décors et accessoires fascinent et ne ressemblent à rien de connu.
Plus sobre et minimaliste que sa précédente création Tabac rouge, Cette Grenouille qui avait raison, se concentre sur un décor unique qui évolue subtilement au fil de la pièce.
On pardonne à James Thierrée ses errances scénaristique avec cette obscure histoire de fratrie pseudo-fantastique avec son folklore rétropunk et sa narratrice-chanteuse à la limite du kitsch car le visuel emporte tout sur son passage. Les images et les postures restent gravées dans notre esprit.
Ce qui frappe le plus est l’incroyable présence de James Thierrée, véritable athlète et artiste complet : contorsionniste, danseur, qui fait de la pantomime la discipline centrale de son spectacle. L’image de son grand-père Charles Chaplin saute aux yeux tant la ressemblance est sidérante et convoque les postures typiques du film muet et de l’univers du réalisateur.
Thierrée est un fervent adepte des illusions d’optiques impromptues réalisées avec le corps, le plus souvent en duo, ce qui permet une confusion encore plus étonnante. La pièce regorge de ces moments : le passage à travers le corps, les substitutions de bras, les corps disloqués, les décapitations, les postures impossibles, les démembrements, tout une série d’effets et de variantes saisissantes.
L’artiste aime également intégrer des trompe-l’œil dans ses créations qui prennent place dans les accessoires et le décor, bien aidé en cela par sa sœur Victoria.
James Thierrée a des talents à revendre : mime, acrobate, danseur, comédien, manipulateur, metteur en scène, scénographe, auteur, musicien, compositeur. Une multitude de facettes pour cet homme insaisissable, toujours là où on ne l’attend pas !
A lire :
– Raoul.
– Tabac Rouge.
Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.