Texte : Gabor Rassov. Mise en scène : Philippe Nicolle.
Avec (jeu, musique, manipulation) : Sébastien Coutant, Patrick Girot, Valérie Larroque, Denis Lavant, Julien Lett, Michel Mugnier, Daniel Scalliet, Ingrid Strelkoff.
Création musicale : Daniel Scalliet. Création costumes : Camille Perreau. Création lumières : Hervé Dilé. Régie générale : Daniel Scalliet.
Pour leur nouvelle création, la bande à Philippe Nicolle nous reçoit chez eux à la caserne devant la Halle 38, en extérieur, où est installée une petite scène au plancher incliné ressemblant à une baraque foraine (décorée d’un beau bandeau) entourée de deux caravanes qui serviront de loges durant la représentation.
Le public prend place sur des gradins et sur des tapis à même le sol ! Pendant ce temps, la famille foraine des Stutman se prépare autour de nous. Un de ses membres nous passe une musique d’ambiance de dance floor et joue à l’annonceur avec un effet de réverbération irrésistible.
La représentation commence sous la forme de saynètes avec ouverture et fermeture de rideau en deux parties de 50 minutes entrecoupées d’un entracte de 20 minutes où le public est invité à se restaurer au bar des 26 000 (bières, gâteaux, barbes à papa, sucettes) et visiter les toilettes du lieu spécialement décorées pour l’occasion…
Le pitch
Les célèbres « Mélodrames Stutman », une des dernières familles du théâtre forain, vous présentent leur plus grand succès : Véro 1ère, Reine d’Angleterre. L’extraordinaire destin de Véronique, qui n’osait se rêver gérante de Franprix, et finit pourtant Reine d’Angleterre !
Une fable aussi morale que perverse où l’on retrouve des larmes, du sang, de la magie, des massacres et des merveilles. Frissons, stupeur et crises de rires garantis. Attention ! La direction ne rembourse pas les mauviettes !
Le programme est lancé et avec des personnages haut en couleur en roue libre. Sur les huit comédiens, quatre jouent une dizaine de rôles et surprise dans la distribution, nous retrouvons le grand Denis Lavant qui fait du Denis Lavant.
Ce comédien transformiste circassien qui a une facilité déconcertante à passer d’un registre à un autre tel un caméléon est ici comme un poisson dans l’eau. Son alter ego Léos Carax avait si bien exploité ce potentiel dans le film Holy Motors. Comme chez James Thierrée, Lavant est employé comme une espèce de « bête » foraine à la limite du geek (au sens forain du terme). Il y a, de manière générale, dans le spectacle un côté horrifique et dérangé, fascinant et à la marge que l’on retrouve dans les freak show. Inévitablement, les comédiens sont constamment dans la caricature et cabotinent un maximum pour ramener le mélodrame à sa fonction primitive avec toutes les outrances et les invraisemblances qui vont avec.
La représentation
Le dramaturge Gabor Rassov annonce la couleur directe : « Je vous promets une flopée de coups de théâtre. J’en ai mis autant qu’il est humainement possible de le faire. Il y a même une scène où il y en a quasiment plus que de mots. »
On peut dire que Rassov a bien chargé la mule avec ses rebondissements à gogo, jusqu’à plus soif, jusqu’au malaise ! C’est sur ces bases artificielles et préfabriquées qu’évolue la dramaturgie en une dizaine de tableaux inégaux.
Nous suivons donc les aventures rocambolesques de Véronique, pauvre fille des bas quartiers, livrée à elle-même avec un nouveau-né sur les bras, qui va enchaîner les amants de passage. Tous périront dans d’atroces souffrances, comme son fils qui mourra et ressuscitera plusieurs fois !
Elle-même sera tuée mais après un passage à l’hôpital et l’administration d’un sérum, Véro reviendra à la vie et se verra proposer trois demandes en mariage dont celle de la Reine d’Angleterre en personne.
Une fois arrivée au pouvoir les problèmes commencent et le peuple s’insurge en demandant la tête de la Reine. Cette dernière est alors condamnée à mort et décapitée par un bourreau sado-lubrique. Une grande guillotine est amenée sur scène et la tête de Véronique est placée dans le trou. Soudain, la lame se baisse et c’est tout le corps qui s’escamote contrairement au tour de magie classique qui laisse clairement visible la découpe au niveau du coup (1)…
Le spectacle se termine par une saynète surréaliste où l’on voit la tête décapitée de Véro léviter dans les airs et rejoindre le royaume des morts pour retrouver son fils défunt sous les traits d’un squelette fluorescent. Ce tableau dans la pure tradition du Théâtre Noir (2) est un petit moment de non-sens macabre d’une réjouissance absolue malgré des problèmes techniques dus aux manipulateurs.
« Une histoire qui se termine bien malgré la mort qui réunit mère et fils » ; tel est la conclusion moraliste qu’en donne Denis Lavant dans sa dernière tirade assez savoureuse.
Conclusion
Fidèle à leur réputation, les 26 000 explorent les limites de la représentation théâtrale dans la tradition du théâtre de rue avec une liberté de ton vivifiante mais un brin répétitive. Habitué à placer les spectateurs dans un entre-deux bancal, où ces derniers ne savent pas très bien où se situe la ou les scènes, ni comment se positionner par rapport aux comédiens qui sont constamment dans une mise en abyme théâtrale, pendant et hors la représentation. Nous sommes donc souvent dérouté mais complice malgré nous d’un système retord et séducteur qui nous oblige à prendre part au spectacle d’une manière ou d’une autre. On se rappelle, entre autre, des pénibles représentations de Beaucoup de bruit pour rien qui poussaient le public dans son dernier retranchement pour au final le perdre ; attendant pendant un long moment dehors, debout dans le froid et sous la pluie.
Depuis plusieurs années, le système des 26 000 tourne en rond et leur gimmick du théâtre dans le théâtre usé jusqu’à la corde ne surprend plus vraiment ou par intermittence, la faute à une dramaturgie qui ronronne et produit des situations abracadabrantes, stéréotypées et des dialogues au ras des pâquerettes. Même si « c’est pour rire », si c’est du second voir du troisième et quatrième degré, à force de tirer sur les mêmes ficelles on finit par produire l’inverse de ce qu’on veut dire. Cerise sur le pudding, le jeu volontairement amateuriste de la troupe se retourne contre eux, jusqu’à douter de leur professionnalisme, un comble. A force de grossir le trait, la bande à Nicolle se perd dans la complaisance de leur système qui finit par tourner en rond.
Par contre, sur la forme, Véro 1ère, Reine d’Angleterre est assez pertinent avec son côté d’attraction théâtrale qui reprend les codes des stands forain en proposant une sorte de boîte à illusions d’où immerge des surprises scéniques avec des belles idées de scénographies et d’effets spéciaux bricolés.
Premières représentations oblige, le spectacle manque de rythme et est encore en rodage. Mais malgré ces réserves légitimes, nous voyons mal comment il pourrait évoluer sur le fond qui se complait à une grossière caricature des mélodrames.
Notes :
– (1) L’illusion de la décapitation est un classique de la magie qui rencontra un très grand succès public et commercial. Nous retrouvons cet effet au théâtre dans les comédies de magie dès le XVIIIe siècle et ensuite tout au long des XIXe et XXe siècle. Pour la grande histoire, Catherine Howard (1522-1542), Reine d’Angleterre et cinquième épouse d’Henri VIII, fut décapitée pour adultère ! Parmi les différentes décapitations réalisées par les illusionnistes, celle de Rubini était particulièrement morbide car montrée sous un jour parfaitement sérieux et terrifiant. Aucune douceur dans l’expression du bourreau, mais un sadique sentiment de satisfaction.
Dans la tradition des « coupeurs de tête », les autres magiciens prennent leur sujet plus légèrement et la terreur est neutralisée par des effets distrayants, comme en témoigne Le décapité récalcitrant de Georges Méliès, où la décapitation revêt une allure comique un peu exagérée ; ou The Great Decapitation Mystery de Servais Leroy et Bosco ; il y a aussi l’angélique beauté de Magie Hindoue d’Adélaïde Herrmann ; Nicola nous met à l’aise en nous disant que la décapitation est un « cri mêlé au rire » ; Kellar, Andress et Cazeneuve tenant leur propre tête, nous réconfortent par un gentil regard.
Notons également d’autres bourreaux-illusionnistes comme Bénévol, le Professeur Gauthier, le Professeur Krosso, Max Reywills, Charles De Vere…
– (2) le Théâtre Noir (Black Art) est un type de spectacle magique spécifique qui se développe quelques années avant l’invention du cinématographe. Mise au point par hasard, sa technique permet de créer des effets magiques impossibles auparavant. Les conflits de paternité portant sur cette invention et ses antériorités montrent que le Théâtre noir est loin d’être une découverte. Sa résurgence à la fin des années 1880 se fait avec l’électrification des théâtres : il s’agit de ce qu’on peut appeler une invention inverse. Ce concept permet d’analyser l’invention, tout autant « hasardeuse », du truc par substitution de Méliès et de proposer une nouvelle définition du truc cinématographique (Extrait de l’excellente étude de Frédéric Tabet : Entre art magique et cinématographe, un cas de circulation technique : le Théâtre Noir (2013)
L’illusion de la décapitation est souvent associée à l’illusion d’optique des « Têtes parlantes ». Ce tour remonte à la haute antiquité et fut présenté par d’innombrables illusionnistes, puis dans les fêtes foraines par la suite, sous la forme d’entresorts et notamment chez Barnum. La tête, sans corps, était posée sur un plateau puis ouvrait les yeux et répondait aux questions posées par les spectateurs. Parmi les plus célèbres « Têtes parlantes » figure celle du Colonel Stodare, imité ensuite par Talrich, Delille, Cocherie et Gallici.
A lire :
– L’idéal Club des 26 000 couverts.
A visiter :
– Le site de la compagnie 26 000 couverts.
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