Mise en scène et écriture collective sous la direction de Philippe Nicolle.
La compagnie dijonnaise des 26 000 couverts trace depuis 1995 un itinéraire artistique singulier, vers un théâtre de rue interactif et utopique qui s’installe là où on ne l’attend pas. Les 26 000 aiment brouiller les repères et les frontières entre les acteurs et le public, détourner le regard et faire vriller le quotidien. Ils sont friands du théâtre dans le théâtre et adeptes des lieux atypiques de représentation (foire, marché, supermarché, centre d’art, télévision, bal monté, gymnase).
Assister à un spectacle des 26 000 est toujours un plaisir. Plaisir du spectateur avant tout, car tout est construit « autour de lui ». Plaisir de sentiments primaires, de pulsions satiriques débridées qui amènent souvent les créations de la compagnie – faussement gratuites – vers un burlesque dévastateur, une poésie brute et archaïque, vers une farce, voir un non-sens. On se souvient du très barré 1er Championnat de France de n’importe quoi et de sa tournée dans les gymnases !
La force de cette troupe attachante est son énergie fédératrice qui parle à toutes les générations, du vrai théâtre populaire de rue, qui porte un regard critique et aiguisé sur notre société. Même si parfois elle se pose en moralisatrice, la troupe possède une subtilité propre à désamorcer la bêtise.
Adepte du spectacle chorale, L’idéal Club (créé en 2008) est une synthèse brillante des thématiques de la troupe, ainsi qu’un mélange total des genres et des disciplines : burlesque, music-hall, mime, musique, magie, cirque, installation, danse, performance, etc. Une tentative de spectacle pluridisciplinaire populaire et parodique.
Le music-hall idéal
Mesdames et messieurs, bienvenue à L’Idéal Club ! Le cabaret déjanté qui vous accueille pour 2h30 non stop de sketchs délirants, de saynètes stupéfiantes et de gags hilarants. Un spectacle sous chapiteau, familial et chaleureux où le public va assister à un défilé de numéros éclectiques dans la pure tradition des music-halls d’antan (« promenade illuminée » oblige), la folie en plus.
Le dispositif de la scène de cirque à 180° permet une proximité avec le public qui favorise l’interaction et le décloisonnement acteurs-spectateurs. A l’image du metteur en scène Philippe Nicolle qui se place dans les gradins face à ses acteurs comme pour les répétitions. Deux comédiennes s’assoient également dans le public avant le commencement « officiel » du spectacle en jouant deux spectatrices lambda de la famille d’Olivier (un comédien de la troupe). Elles interviendront comme un fil rouge tout au long du spectacle, en disant tout haut ce que certains « vrais » spectateurs pensent tout bas.
Pour brouiller encore plus les pistes, la troupe composée de douze comédiens est « multifonctionnelle ». Les musiciens endossent les rôles d’acteurs et de mime ; les acteurs s’improvisent trompettistes ou chœurs. Ajouté à cela les multiples talents de chacun et vous obtenez un melting-pot farfelu et foutraque d’une grande maîtrise artistique.
Un mot sur le groupe qui accompagne les 26 000 : Projet Vertigo, qui distille une musique jazzy-rock énergique et sensuelle avec pour invité un incroyable saxophoniste.
Dans les coulisses
Pour nous immerger un peu plus dans le spectacle, nous assistons aux préparations, répétitions et temps morts du spectacle. Le public est complice de la vie de la troupe en dehors de la représentation et prend le pouls des états d’âmes de chacun. S’en suivent des discussions surréalistes autour de la réincarnation (le chat et le poisson, autre fil rouge) et de la misogynie de certains comédiens à l’égard de la gente féminine. Ces moments de respirations articulent la succession archaïque de numéros très disparates qui nous rend proche et sympathique cette troupe d’iconoclastes.
Les farces et les chamailleries ne sont jamais bien loin ! On se chambre, se taquine à l’image du batteur du groupe, qui après avoir fait son numéro de mime, « sonne » à tout va à cause du régisseur (qui « fait son boulot »).
Ces pauses « clope » créent des leitmotivs puissants qui reviendront explosés à la fin du spectacle avec une apparition surréaliste et kitschissime.
Viens voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens qui arrivent…
Maintenant place au spectacle, aux artistes de tout bord, à la création tout azimute un poil déjantée et absurde, à la croisée entre la non performance et l’humour des Monty Python ; Morceaux choisis :
– Les cow-boys qui jouent de la flûte à bec. Dans un esprit de compétition et de duel, trois cow-boys s’affrontent en dégainant leur pipeau, munis de leur rondin de bois. Ils jouent de plus en plus mal mais gardent leur dignité et leur virilité jusqu’au bout !
– Les trapézistes sans trapèze. Improbable duo en collant improvisant une chorégraphie à la Matrix pour finir par mimer une séance de trapèze invisible très gracieux ! Après leur démonstration, le metteur en scène débriefe avec eux et l’on apprend qu’ils sont frères et que l’un d’eux est aveugle…
– Les cartons. Plusieurs saynètes se succèdent. Il y a tout d’abord le duel hilarant entre un carton agile, acrobate et dynamique et un carton extra plat statique et emphatique. Le tableau se termine par une chorale « en carton » qui se transforme en tableau enfantin quand ceux-ci se retournent.
– La tente Quechua. Un dressage de tente surréaliste qui voit un homme se débattre avec les nouvelles tentes qui se monte en 3 secondes, mais qu’on met 20 minutes à refermer ! On voit l’homme arriver avec un cerceau sous le bras qui s’avère être une tente. Une fois dépliée, celle-ci prend vie et s’anime magiquement : l’effet est saisissant. L’ouverture se transforme alors en gueule béante prête à avaler le dompteur. Le tableau se termine par la disparition du « fauve » replié sur lui-même. Un des meilleurs numéros de ce cabaret, sur une idée loufoque poussée à l’extrême utilisant du matériel usuel.
– Les karatékas. Deux hommes en pantalon de kimono disposent une succession de briques. Un troisième personnage arrive pour vraisemblablement casser ces briques dans la pure tradition des numéros de démonstration de force. Mais, l’assemblage des morceaux de brique compose alors un… barbecue ! Les trois karatékas sortent alors leur merguez et se la font cuire avec une bière à la main.
– Le voleur de micro. Un homme, des gradins, vient s’emparer en courant d’un micro sur scène. Il part avec hors du chapiteau et l’on voit le fil suivre sa course. Le fil se déroule et finit par être tendu à l’horizontal. Simultanément le public suit l’action grâce au son qui est retransmis dans les HP, le micro étant ouvert. Privé d’image (hors champ), le travail du son recomposé pour l’occasion est formidable. On suit le voleur dans sa course, souffle qui s’accélère, montée dans une voiture, démarrage de celle-ci, course poursuite, fusillades puis apothéose dans un fracas d’explosions en tout genre. Notre cerveau à voyager comme s’il avait vu un film d’action à grand renfort d’effets spéciaux ! Avec rien, on peut vraiment faire marcher l’imaginaire à fond.
– Les musiciens sur scie et tronçonneuse. Deux musiciens s’assoient et jouent de la scie musicale. Arrive alors une femme avec une tronçonneuse qui improvise un solo tout en finesse aux sonorités cristallines dans un amas de fumée. Même si ce genre de tableau de musique conceptuelle est du déjà vu, il fait quand même sont petit effet.
– Le chien invisible. Youpi, le chien vient de mourir avant la représentation. Ses maîtres décident de lui rendre hommage en jouant une dernière fois le numéro qui l’a rendu célèbre. Les spectateurs assistent alors à un dressage sans animaux. Le faisceau de la poursuite faisant mine d’éclairer le chien invisible passant les divers obstacles. A la fin, le couple de dresseurs est en pleurs.
– Un stand up sur le CAC 40. Le mec qui à la « grosse patate » et qui fait deux apparitions sommaires avant son passage, vient enfin sur scène pour raconter ses blagues pas drôles et ultra codées sur le monde des affaires et de la finance. Un monologue en forme de dissertation pathétique. L’exemple du comique pas drôle, qui ne fait rire que lui, poussé à l’extrême.
– Le ventriloque Raspoutine et sa marionnette « Concon ». Voici le grand ventriloque barbu Raspoutine, accompagné d’une affreuse marionnette entre le chien et le singe. Une image pas si éloignée de certains « professionnels » qui font un concours de celui qui aura le plus vilain pantin. Ici, l’animal se prénomme « Concon », et comme beaucoup de double, elle joue la carte de la provoque et des jeux de mots faciles et foireux. Sauf que « Concon » se couvre par un discours moralisateur à l’intention des plus jeunes sur les danger du tabac et de l’alcool. Un dernier mot sur la technique, nous n’avions encore jamais vu un ventriloque barbu, et il est vrai que le mouvement de ses lèvres est vraiment invisible !
– Le duo Bretzel. Ce couple germanique met en avant les qualités acrobatiques de son sujet masculin, fine et maigre silhouette qui joue à l’équilibriste sur un tube et une planche. Muni de deux plateaux, il se déshabille progressivement jusqu’à finir tout nu et se coincer les bijoux de famille entre les deux plateaux. Et voilà le travail !
– Le mime au sceau. Le batteur du groupe quitte ses baguettes pour une saynète de mime où ses mouvements sont ponctués de bruits déclenchés par le régisseur. Gouttes d’eau, pas dans le gravier, alarme persistante (lorsque le sceau est posé à terre). Un univers abstrait se construit alors autour du personnage qui semble pris au piège dans une machine carcérale oppressante. La logique est malmenée jusqu’au dénouement en forme de pirouette.
Pour finir en beauté
Après ce déluge de numéros, le spectacle prend une nouvelle voix et le chapiteau se transforme en lipdub géant. Dans un effet de mise en abyme, arrive sur scène les deux femmes du début qui débriefent sur le spectacle, critiquant sa durée et ses numéros pas drôles. Elles se font rejoindre par les autres membres de la troupe et la fiction reprend le dessus, sous forme de comédie musicale avec pour refrain ces mots : « le spectacle c’est zéro, c’était pas rigolo… ». C’est le premier acte.
Deuxième acte : Les comédiens se transforment alors en zombis façon Thriller de Michael Jackson avec, en guise de décor, un cimetière. Et tels des revenants, ils représentent la mauvaise conscience du spectacle, le côté obscur, la face cachée des intermittents du spectacle : « intermittents feignants » lâche l’un d’entre eux.
Troisième acte : Le décor se transforme avec l’apparition d’un homme déguisé en poisson (le fil rouge du début sur les réincarnations) et c’est parti pour une chorégraphie endiablée haute en couleur autour du thon. « Le thon c’est bon ! », c’est par ces paroles que se termine ce spectacle marathon qui est passé à la vitesse de la lumière.
Bilan, 2H30 de franche rigolade et de mal au ventre. Cet état de « non retour » est très rare dans le spectacle vivant, ne déplaise à certain, loin de la prise de tête et des concepts fumants de certaines troupes théâtrales, un bon bol d’air par les temps qui courent.
A lire :
– Véro 1ère, Reine d’Angleterre.
A visiter :
– le site de la compagnie des 26 000 couverts.
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