Magiciens, ventriloques, nains, culs de jatte, manchots, sœurs siamoises, j’en passe et des meilleurs, les étranges personnages du cinéaste Tod Browning sortent tout droit des cirques et des fêtes foraines où il a lui-même débuté. Tod Browning (1880-1962) est en effet tour à tour bonimenteur, présentant « l’homme sauvage de Bornéo » ou « Aztec, l’homme éléphant », il est ensuite figurant dans un numéro d’hypnotisme et de lévitation, puis contorsionniste, ou encore assistant du magicien Léon Herrmann (il pratiqua l’illusionnisme en amateur toute sa vie). Il devient ensuite vedette d’une attraction : L’Enterré Vivant, tour popularisé par Harry Houdini. Trois jours passés sous terre dans un cercueil prétendument hermétique ? En fait, le périscope par lequel les spectateurs épiaient son visage de mort vivant lui assurait le minimum d’air requis et lui permettait même aux heures creuses, de s’alimenter ! Trente ans plus tard cet homme aux mille facettes réalisera « Dracula » !
C’est en 1913 que Browning entre dans le cinéma devenant acteur, scénariste et assistant du grand réalisateur D.W Griffith sur « Intolérance ». Il devient à son tour metteur en scène en 1915. Après des débuts en demi teinte dans le genre policier dès 1917, Browning s’épanouit à partir de 1925 dans des mélodrames macabres emprunts de perversité et de confusion sexuelle, grâce notamment à l’immense acteur Lon Chaney. Le sens aigu du réel dans ses films prend place dans un contexte purement artificiel et expressionniste où règne les simulacres et les artifices. Le sujet prédominant de ses films est le don de soi, le sacrifice, par amour. Le mélodrame chez Browning passe par l’utilisation des mêmes trucs que dans le théâtre ou le cirque. Il s’agit d’un escamotage particulier, celui des sentiments. L’art du réalisateur est de mettre en scène des « trompeurs » au grand cœur. « West of Zanzibar » offre la synthèse de ce tour de passe-passe. Lon Chaney, incarne un magicien qui réussit à cacher à sa fille, qu’il est son propre père. Son tour de magie destiné à faire croire à la mort de sa fille, échoue. Il finit brûlé sur un bûcher, allumé par un cannibale sceptique. Mais l’important pour lui sera que sa progéniture ait cru à son mensonge.
Le tour du cercueil dans « West of Zanzibar » (photo : Elias Savada)
Machination et complot sont au cœur des films de Browning, ce qui donne des séquences jouant sur des artifices pour tromper l’autre.
Tout est faux :
– Les faux vampires dans « Mark of the vampire », « London after
Midnight »
– Les faux ectoplasmes et les faux médiums dans les séances de spiritisme « Miracles for sale », « The thirteenth chair », « The Mystic »
– Les faux infimes dans « The Black bird », « The Unknown »
– Le faux joueur d’échec mécanique dans « White Tiger »
– La fausse femme araignée dans « The Show »…
Ses trucages introduisent dans l’intrigue une dialectique du faux et du vrai, une réflexion sur le spectacle. C’est une mise en scène des apparences. Browning sait que le masque de la pantomime constitue en réalité l’essentiel des relations sociales. Le lieu du spectacle devient celui de la vie elle-même. Armes de la mystification, le déguisement et le travestissement sont utilisés en vrais professionnels par les malfaiteurs eux-mêmes. En 1931, le réalisateur ira même jusqu’à théâtraliser entièrement sont « Dracula » en lui donnant des allures de spectacle avec, dans le rôle du vampire-magicien, Bela Lugosi.
Les trucs, les simulacres, les illusions étant au cœur de ses films, les réalités ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Dès « The Show », un tour de magie est au cœur de l’intrigue. Il s’agit de la fausse décapitation de Saint Jean-Baptiste. Dans « The Thirteenth chair » le médium, madame Lagrange, évoque les esprits qui répondent en frappant des coups. En réalité, c’est elle qui claque du talon sur le sol avec des semelles en bois dissimulées sous sa longue robe. Dans « Miracles for sale » une espionne est capturée, condamnée à mort, introduite dans une caisse d’où dépassent sa tête et ses pieds, puis mitraillée de façon à ce que tout l’ensemble soit fendu en deux. Alors seulement la caméra s’éloigne, et nous découvrons qu’il s’agit d’une répétition d’un tour de magie ! Ce dernier film de Browning regorge de simulacres, subtilement intégrés dans un scénario bâti sur l’alternance de la mystification et de la démystification. L’héroïne sert ainsi de partenaire au numéro de « la balle magique » où l’on tire sur elle au revolver. L’assassin ayant substitué une vraie arme à la fausse, est abusé par le jeu de scène bien préparé, le sang factice et l’art de la comédienne. Le personnage de Morgan, magicien et inventeur de tours, est le porte parole de Browning quand il définit clairement la différence entre les magiciens, qui utilisent des trucs pour amuser le public qui n’est pas dupe, et les médiums qui agissent de même, mais pour exploiter la crédulité et la souffrance d’autrui.
Le palais des illusions dans « The Show ». Femme tronc et lévitation.
De « The Unholy three » à « Freaks », forains et phénomènes de foire resteront au centre des films de Browning. Dans ces univers parallèles, les pulsions sont exacerbées, spectaculaires. Un thème est récurrent : un homme est devenu un monstre, métamorphosé par accident ou porteur d’une malformation dès sa naissance. Est-il encore humain ? Beaucoup de personnages de Browning portent des noms d’animaux et la station debout leur est même parfois refusée. Ce paria, rejeté de la société, porte en lui des pulsions violentes : soumettre l’héroïne à sa libido, se venger violemment des humiliations subies.
C’est l’antihéros monstrueux qui nous est proposé, surtout quand il est joué par Lon Chaney.
Lon Chaney, faux manchot dans « The Unknown » (photo: MGM)
« L’homme aux mille visages » interprétera pour le réalisateur toute une galerie de personnages difformes et monstrueux. L’extraordinaire plasticité de Lon Chaney offrira à Browning ses meilleurs films qui restent encore aujourd’hui d’une force émotionnelle remarquable alliant performance d’acteur et souffrance infinie. Leur première collaboration remonte à 1919, mais c’est en 1925 avec « The Unholy three » qu’ils rencontrent le succès. Lon Chaney interprète un ventriloque criminel. Déguisé en vieille dame, il vend des perroquets qu’il fait parler. Mais quand les clients les emportent chez eux, les perroquets du ventriloque sont évidemment muets. A chaque plainte, la « vieille dame » accourt et repère les lieux pour un futur cambriolage, avec pour complices, un hercule de foire et un nain à tête de poupon. Les trois larrons constituent une entité parfaite, une voix, un corps et un cerveau. La mise en scène et la direction d’acteur sont fabuleuses.
Pour « Freak », œuvre mythique et fulgurante, Browning avait fait appel à de vrais phénomènes de foire du cirque Barnum. Ici il inverse le schéma habituel. Les créatures sont des héros positifs et leur vengeance légitime. Un discours insupportable pour les spectateurs de l’époque, et encore présent dans notre inconscient habitué à lier difformité avec malfaisance. Les monstres ne sont pas toujours là où on pense !
Tod Browning entouré de sa troupe de « Freaks » (photo : David J.Skal)
A l’intérieur même du système des grands studios de l’époque comme Universal et MGM, Browning a réalisé des films radicalement originaux et dérangeants. Des œuvres traitées à l’époque de monstrueuses comme « L’Inconnu », voire interdites dans certains pays comme « Freaks », le film qui a anéanti sa carrière, sont aujourd’hui considérées comme des chefs-d’oeuvre. Cet artiste n’a cessé de s’interroger sur les rapports entre la réalité et l’illusion, la magie et les artifices, la vérité et le mensonge. Il est de ceux qui ont conduit le cinématographe à une perfection plastique et narrative par les armes uniques de l’image muette. Un cinéaste majeur, méconnu du grand public, à (re)découvrir d’urgence !
Filmographie sélective :
– The Unholy three (Le Club des Trois) 1925
– The Black bird (l’Oiseau noir) 1926
– The Show (La Morsure) 1927
– The Unknown (L’Inconnu) 1927
– West of Zanzibar (Le Talion) 1928
– Dracula 1931
– Freaks (La Monstrueuse Parade) 1932
– The Mark of the Vampire (La Marque du Vampire) 1935
– Miracles for sale (Miracles à vendre) 1939
Bibliographie sélective :
– Dark Carnival, the secret world of Tod Browning de David J.Skal et Elias Savada. Anchor books edition 1995.
– Tod Browning, fameux inconnu de Pascale Risterucci. Cinémaction, octobre 2007.
– Revue Positif n°476, octobre 2000.
– Revue Cahiers du Cinéma n°550, octobre 2000.
– Freaks de Boris Henry (Rouge profond éditions, 2009).
A lire :
– Lon Chaney.
– “Magie et Cinéma”
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