La position de Segundo de Chomon (1871-1929), dans l’histoire du cinéma est au mieux problématique, au pire inexistante. Deslandes et Mitry (1) consacrent chacun deux lignes à cet employé de Zecca, l’un pour vanter les trucages de Liquéfaction des corps durs et du Roi des aulnes, l’autre pour annoncer son arrivée en France. Sadoul (2) au contraire expose sa vie et son œuvre dans un chapitre entier, voué à la naissance du dessin animé. D’obscur artisan de Pathé à génial inventeur de la stop motion, ce personnage oublié revient réclamer la place qui lui est due, au gré de publications majoritairement espagnoles (3).
Un plagiaire de plus ?
Chomon, coloriste de talent depuis 1902 à Barcelone, est engagé par Pathé en 1905 pour prendre la relève de l’opérateur André Wanzele, parti à Rome avec Gaston Velle. Il s’agissait explicitement de concurrencer Méliès sur son terrain, ce qu’il fera jusqu’en 1910, fin de son contrat, en participant à plus de 150 bandes fantastiques, féeriques, comiques.
« C’est ainsi que grâce à ses aptitudes et ses idées originales, Chomon, de suiveur, devint peu à peu un créateur et, de pratiquement inconnu, un artiste technique qui parmi quelques autres élèvera l’expérimentation des photographies en mouvement du stade de la physique récréative à la hauteur d’un art, d’une technique rudimentaire à une science dont les principes (bien que naturellement plus évolués) subsistent aujourd’hui. » (4)
Il commence par réaliser des remakes, plus ou moins camouflés, de films de Méliès. Le Troubadour, en 1906, est une copie à l’identique de l’Homme orchestre de 1900. Mais, curieusement pour le technicien méticuleux qu’est Chomon, les musiciens se chevauchent, les repérages pour les surimpressions ayant été visiblement bâclés. Pourtant, le début de la bande rajoute les mouvements insensés du troubadour récupérant au vol ses partitions (inversion de la pellicule), tandis qu’à la fin de la bande, l’éventail, pure décoration chez Méliès, se transforme en une autre scène, un autre espace qui s’inscrit dans les limites du premier espace (circonscrit par la forme de l’éventail). De même, son Excursion dans la lune en 1908, si elle reprend terme à terme le Voyage dans la lune de 1902, se permet, lorsque l’enchanteur explique à l’assistance son projet à l’aide d’un tableau noir, d’introduire une merveilleuse idée de mise en scène, l’ancêtre de toutes les simulations en images de synthèse qui occupent dorénavant les écrans. Le voyage n’est plus dessiné à la craie sur le tableau (Méliès), mais il se déroule sous les yeux effarés de l’assistance (à la fois le public, mais aussi les protagonistes). Le spectateur voit se dérouler par anticipation, sur cet écran improvisé, le récit à venir. La carrière de Chomon est à l’image de ces deux bandes : il s’appuie sur des techniques connues, mais ne se contente pas de les appliquer scrupuleusement. Il n’aura de cesse de les améliorer, de leur trouver des usages cinématographiques, adaptés au médium, et de se les approprier pour en faire l’expression de ses préoccupations et de ses thèmes favoris.
Excursion dans la lune (1908). Remake du Voyage dans la lune de Georges Méliès.
Si Méliès transforme les « trucs » de théâtre et de prestidigitation en « trucages » cinématographiques, Chomon, lui, transforme les trucages en « effets spéciaux ». Pour Sadoul, « l’Aragonais fut un extraordinaire technicien d’effets spéciaux, comme nous disons aujourd’hui, plus qu’un metteur en scène (5) ». Chomon préfigure certainement les «superviseurs des effets spéciaux» modernes Trumbull, Tippet, Smith, etc., experts dans certains types de trucs, mais capables de tout faire, allant de studio en studio apporter leur savoir-faire. Volontairement ou non, Chomon se «spécialise», renonçant à tout accomplir lui-même, comme pouvait encore le faire Méliès, ce qui entraînera – en partie – la perte de ce dernier.
Les Kiriki, acrobates japonais (1907).
En 1908, alors que l’étoile de la Star Film décline inexorablement, la « gloire » de Chomon est à son apogée, et se prolongera, de façon plus discrète, dans les films auxquels il participera, de Cabiria à Napoléon, grâce à ses talents de truquiste. Pastrone déclarait à Turin, en octobre 1949 : « J’avais engagé Segundo de Chomon parce qu’il était un opérateur extraordinaire, le premier créateur de trucs de cette époque. Je l’employais surtout comme spécialiste d’effets spéciaux » (6). Car, comme l’indique toujours Pastrone, Chomon était trop méticuleux pour pouvoir réaliser (7). Au sein de l’industrie qu’était devenu le cinéma, Chomon poursuivit son activité d’inventeur dans l’ombre (il n’est même pas crédité pour Napoléon), travaillant à intégrer les effets spéciaux à la syntaxe cinématographique naissante.
Première scène à trucs de Chomon, Le roi des dollars (1905) met en scène un prestidigitateur faisant apparaître des pièces de monnaie.
Les innovations de Chomon portent surtout sur l’usage de la lumière électrique, de la couleur ou du « carello », l’ancêtre du travelling. Alors que Méliès décline indéfiniment les mêmes techniques (arrêt et surimpression), Chomon démultiplie les effets, utilisant les ombres chinoises, la prise de vues image par image, les caches, les mouvements de caméra, l’éclairage, l’inversion de la pellicule… Méliès l’a dit et répété, on ne peut séparer sa carrière cinématographique de ses activités au théâtre Robert-Houdin. Si la technique diffère, il n’en reprend pas moins, dans ses films, les trucs et l’esprit de la scène. Méliès illusionniste aime faire croire au public, comme il le ferait sur scène, que rien n’est truqué. Dans une manipulation que l’on retrouve dans Mary Poppins (entre autres), il passe en dessous des tables [la Planche du diable, 1904; la Sirène, 1904; Un homme de têtes, 1898 ; etc.) sur lesquelles sa propre tête gesticule, où d’étranges phénomènes se produisent (8). Méliès invite le spectateur à s’émerveiller, à jouir des trucages, sans se poser de questions, puisqu’on se trouve dans le domaine de la magie. Au contraire, l’activité de Chomon se déroule dans une période où l’explication technique commence à relayer l’aura magique qui entourait le fait cinématographique. Tandis que L’Illustration, du 21 mars et 4 avril 1908, explique les trucs de la maison Gaumont (9), trucs développés dans Lectures pour tous (10), n° 9 de juin 1908, d’autres auteurs s’insurgent contre de telles pratiques qui sont accusées de détourner le public de la féerie (11) . Chomon entre dans ce débat d’un point de vue pratique, en multipliant astuces et techniques nouvelles pour surprendre ce public avide de nouveautés.
Le voleur invisible (1909).
Si Méliès, « illusionniste fin de siècle », appartient encore au XIXe, Chomon est lui l’homme du XXe siècle, du machinisme et de l’indus¬trialisation. Quand Méliès reste dans le fantastique (à quelques exceptions près, dont son Voyage dans la lune), Chomon s’oriente davantage vers l’anticipation, utilisant l’électricité comme ressort narratif, faisant disparaître progressivement la magie pour la remplacer par des dispositifs techniques.
Satan s’amuse, 1907 : Chomon s’amuse
Satan s’amuse, réalisé en 1907, est le chef-d’œuvre reconnu de Chomon. Pour Tharrats et Sanchez Vidal, la bande condense toutes les techniques de Chomon, et toutes ses obsessions. Le film se divise en trois moments : Satan seul, Satan et la diablesse, la victoire de la diablesse. Dans le premier acte, Chomon/Satan se livre à une sorte de récapitulatif des trucs de Méliès, fondu enchaîné, pyrotechnie (feux follets et thèmes repris du Cake Walk infernal, 1903), arrêts de caméra pour les apparitions/disparitions de femmes… Satan, figure méliésienne par excellence, exécute des tours classiques, allant jusqu’à répéter deux fois celui de la femme, enrobée d’un papier noir, lévitant et prenant feu avant de disparaître doucement. La technique est parfaite, particulièrement les arrêts de caméra (Satan se saisissant de la cruche), le montage et les raccords se faisant de plus en plus discrets.
Tout à coup, une diablesse, jouée par la femme de Chomon, Julienne Matthieu, entre en scène par la magie d’un arrêt. Le côté gauche du décor s’ouvre, laissant apercevoir une scène se déroulant à la même échelle dans un autre lieu. Le dispositif reste très théâtral, comme dans les premiers essais d’image dans l’image pratiqués par Zecca dans l’Histoire d’un crime en 1901 (où l’on voit, à la faveur d’un rêve du condamné à mort, une deuxième scène, suspendue au-dessus du plateau). Satan se livre alors à quatre tours complexes. Il s’approche de la caméra avec un trépied sur lequel se trouvent trois bouteilles de lait vides. Au fur et à mesure qu’il y verse un liquide sombre, trois femmes miniatures apparaissent. Ces homoncules, et leurs contraires, les géants, forment l’un des grands thèmes de prédilection de Chomon (Gulliver en el pais de los gigantes, 1903 ; Œufs de Pâques, 1907; Métempsycose, 1907; la Grenouille, 1908; En avant la musique, 1909; etc.). La scène des bouteilles se retrouvera littéralement dans Rêver réveillé (1911), film de la seconde période espagnole, et marquera durablement l’imaginaire cinématographique : on la retrouvera, par exemple, dans une séquence célèbre de la Fiancée de Frankenstein en 1935. Les différences d’échelle, dérivées de procédés photographiques, se font traditionnellement au moyen de perspectives feintes, les « géants » étant installés au premier plan, et les « nains » beaucoup plus loin, derrière le décor (qui possédera alors une ouverture), sur un deuxième plan. Mais ici, le diable est situé derrière les bouteilles, ce qui exclut l’usage de deux plans différents. Il s’agit donc d’un procédé de surimpression. Satan révèle ainsi une image en versant dessus un produit chimique liquide. Si l’on songe que l’on nomme « film » la mince pellicule qui se forme à la surface du lait, on peut avancer que Chomon, dans cette séquence de Satan s’amuse, met en abyme l’opération originelle de la photo-impression.
On retrouve la structure de la mise en abyme dans un des traits marquants de l’œuvre de Chomon, les fondus enchaînés de décor, qui laissent le protagoniste inchangé au premier plan. L’acteur, dissocié du fond, devient l’image du spectateur face à l’image cinématographique. À noter que Méliès va plus loin dans l’exploration de cette figure dans le Royaume des fées (1903). Le décor de fond se transforme derrière le prince, resté à terre, qui tente de pénétrer dans cette nouvelle image. Mais cette dernière s’estompe aussitôt… Après cette mise en abyme, la diablesse réapparaît, sommant Satan de faire mieux. Il prend un tableau, divisé en trois sections verticales, sur lequel est dessiné le coq Pathé (12). Il le rapproche de la caméra, et, tournant successivement les trois volets, y fait apparaître l’image d’une femme. La figure encadrée, que l’on retrouve aussi bien chez Méliès (Photographie spirite, 1903, le Cadre aux surprises, 1904) que chez Zecca (le Portrait vivant, 1904), prolifère dans l’œuvre de Chomon (Ah la barbe, 1905, le Coffret du rajah, 1906, le Rêve d’Aladin, 1906, les Glaces merveilleuses, 1907, le livre du Voyage à la planète Jupiter, 1909, etc.). Elle se trouve ici véritablement décomposée et recomposée (comme l’image de la femme, divisée en trois sections), c’est-à-dire analysée.
Satan poursuit ses « expériences », et ramène un cadre orné, plus large que le premier panneau. C’est en fait une sorte d’écran, sur lequel se meuvent trois femmes en pied. Un double volet horizontal se referme, laissant apparaître, à la place des trois femmes, une seule en buste. Un deuxième volet, simple, vient alors recouvrir la jeune fille de deux hommes en plan rapproché. Ce trucage, véritable tour de force pour Chomon, est l’ancêtre des volets qui deviendront usuels dans la syntaxe cinématographique. Le procédé est donc né d’un trucage, selon une logique que décrit Christian Metz (13). C’est aussi, bien plus qu’avec le tableau Pathé, une préfiguration d’un procédé vidéo… (14)
Les trois bouteilles : surimpression; le tableau : surimpression plus cache (afin que les bras de la jeune fille ne sortent pas du cadre, comme cela était le cas avec les bouteilles) ; le cadre : surimpression, cache et volet… Cette évolution culmine dans l’ultime tour présenté par Satan. Il fait apparaître au fond du décor un écran blanc, devant lequel il construit, miraculeusement, un cube géant avec de petits cubes. Sur la face avant de ce cube reconstitué (encore un écran, noir cette fois) comparaissent un homme et un chien. Bien entendu, sur le plateau, l’acteur détruisit le cube, une inversion de la pellicule restituant le mouvement de création magique. Mais cette inversion, si elle est facile à réaliser pour une action linéaire par les opérateurs Lumière (comme dans la Démolition d’un mur) l’est beaucoup moins pour un film qui combine mouvements normaux et inversés, le trucage ne pouvant se faire à la projection. Le dispositif utilisé pour ce trucage, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, donna naissance à la tireuse optique moderne. C’est l’Anglais Smith qui aurait le premier utilisé ce dispositif dans The House that Jack Built (1901). Afin de montrer un château d’enfant se reconstituant mystérieusement, Smith imagine d’utiliser deux caméras qui lui permettaient de projeter la scène à reculons, photogramme par photogramme, et de l’enregistrer au moyen de sa deuxième caméra « dans le bon ordre ». Debrie n’aura plus qu’à combiner ces deux caméras à la fin des années vingt (et Linwood Dunn aux Etats-Unis au début des années trente) pour donner naissance à la truca.
la Poule aux œufs d’or (1905).
Ce dernier tour touche aux limites des possibilités techniques en 1907. Selon le déroulement du film, on passe des trucs de scène (pyrotechnie) aux trucages photographiques (surimpression), des trucs cinéma « simples » (arrêt) à des trucs cinématographiques complexes (volet, inversion). La bande résumerait ainsi dix ans de trucages cinématographiques. Le film ne s’arrête pas là, mais, curieusement, sur la victoire de la diablesse (15). Elle entraîne le diable vers le fond de la scène, où une gloire s’élève du plancher par une trappe. L’histoire se termine sur des effets de fumigène, des arrêts et des fondus de facture très classique. Cette alternance ternaire (trucs « Méliès », trucs « Chomon », trucs « Méliès ») se trouve dès 1905 dans la célèbre Poule aux œufs d’or. Durant la première partie, un forain transforme par arrêt un garçon en poule. Cette dernière, dans le poulailler, se transforme avec ses congénères en femmes (fondu et arrêt), et les entraîne dans une danse (fondu enchaîné) vers un lieu magique. À la fin du film, un diable apparaît par une trappe, et disparaît, en eut, dans un nuage de fumée dense. Mais la partie intermédiaire, concernant le paysan devenu riche, dans son château, comprend de merveilleux trucages, techniquement plus complexes. Dans sa cave, l’avare est poursuivi par des bras et des yeux géants (thème que l’on retrouvera dans le cauchemar de Cabiria), tandis que les voleurs voient une tête de diable, en hallucination, se dessiner dans un œuf en gros plan (vue subjective). On a longtemps glosé sur ces effets, qui disculpent, selon Louise Beaudet, Chomon des accusations de Fernandez Cuenca. «Avec Segundo de Chomon, le film à truc atteignit son sommet et sa fin… Son erreur, comme celle de Méliès, consista à utiliser le trucage comme une fin et non pas comme un moyen d’expression (16)». Chomon abandonne, dès 1905, l’effet pour l’effet et le système de l’attraction visuelle, pour trouver des justifications (diégétiques, psychologiques. .. ) à ses images et intégrer l’effet à un scénario.
Les ombres chinoises (1908), premier film d’animation en ombres chinoises, onze ans avant les premiers films de Lotte Reiniger.
Le Sculpteur moderne (1908) : l’homme moderne
Si le nom de Chomon est encore connu de nos jours, c’est à titre de créateur du «tour de manivelle», et par suite du dessin animé (17) . Mais Cooper avec Match Appeal, Blackton avec Humourous Phases of Funny Faces, Méliès et sa publicité pour la moutarde Bornibus…, tous pourraient en être crédités. Pour Tharrats (18), nul doute, Chomon connaît le principe de l’animation image par image dès 1903, et au plus tard en 1905, pour le tournage de la bande (perdue) Eclipse de sol. Comme Méliès et sa place de l’Opéra (et comme Blackton avec sa fumée intempestive (19)), la mythologie cinématographique retient l’anecdote selon laquelle la découverte du truc fut purement fortuite et due… à une mouche.
Chomon fut le premier à animer des objets dans Le théâtre de Bob (1906) et Une excursion incohérente (1909), même si le premier dessin animé Fantasmagorie d’Émile Cohl fut présenté en 1908. Un jour qu’il effectuait ce travail [l’impression de sous-titres], Chomon ne remarqua pas qu’une mouche se promenait sur le carton de son sous-titre. Quand il vit celui-ci en projection, il eut la surprise de voir la mouche se déplacer d’une façon très singulière, tantôt rapidement, tantôt avec des sautes aussi brusques qu’invraisemblables. La nouveauté de ce singulier spectacle fit réfléchir Chomon sur ses origines. Il arriva à cette conclusion qu’en filmant un objet photographie par photographie, et en le changeant de place entre chaque prise de vue, on réussirait à donner l’impression que l’objet se déplaçait tout seul. Ainsi naquit le procédé dit du « tour de manivelle » (20) . Mais cette thèse est vite critiquée par les défenseurs de la « crise » qui survient dans les maisons de production françaises en 1907. C’est la date de la projection à Paris de l’Hôtel hanté de Blackton, dont la complexité technique laissa la profession dans la perplexité.
l’Hôtel électrique (1908).
1907 nous offre le spectacle absurde de nos meilleurs techniciens s’évertuant à trouver le comment de l’Hôtel hanté (Vitagraph), se perdant en conjectures, y usant leurs jours et leurs nuits pour trouver quoi ? Qu’il s’agissait de l’application d’un trucage connu et utilisé par eux mais à d’autres fins. C’est ainsi qu’à la suite de ce petit jeu de cache cache, la prise de vues au tour de manivelle appliqué aux objets animés, s’appellera dès lors le procédé américain, ce qui en fera nier, plus tard aux historiens, la connaissance et l’utilisation en France avant 1907, fut-ce même par Méliès. (21) Crafton (22) – va même jusqu’à avancer l’idée que le secret fut volontairement gardé pour exciter l’intérêt du public. Chomon pourtant, s’il n’est certainement pas le premier, utilise la technique de façon magistrale très rapidement. Car, selon Sanchez, Chomon n’invente sa « caméra 16 (23) » qu’en 1907. Et c’est en 1908 que sort sa série de films d’animation, l’Hôtel électrique, Sculpteur moderne, etc.
Le Sculpteur moderne (1908).
Dans cette dernière bande, Julienne Matthieu incarne un sculpteur, qui, après un bref salut au public, réalise une série de « sculptures modernes ». Après avoir regardé, au fond de l’écran, dans une ouverture noire, surcadrée, un modèle grandeur nature, elle réalise trois types d’objets différents, en utilisant à chaque fois un voile pour cacher et exposer son travail, selon une alternance de plans rapprochés et de plans généraux. Elle commence par des sculptures vivantes miniatures, cinq en tout, tournant sur elles-mêmes, dont deux représentant des hommes en action. Puis elle dévoile un tableau, sur lequel se déroulent trois scènes comportant des personnages animés. Jusque-là, la comparaison avec la peinture et la sculpture classique est évidente : le cinéma est plus réaliste, et surtout, ajoute le mouvement aux créations figées de l’art traditionnel. Chomon recycle aussi ses thèmes favoris, homoncules et cadre. La deuxième partie de la bande abandonne la comparaison avec l’art ancien pour affirmer les pouvoirs de la technique cinématographique, et plus précisément les pouvoirs de la prise de vues image par image (liée au dispositif de l’inversion).
Un bloc de glaise se transforme tout seul en un chapeau sur lequel jouent des chats, puis en une chaussure et souris, en lion rugissant, en singe fumant pour finir en aigle battant des ailes… Mais la main de Julienne apparaît pour rappeler que c’est elle qui crée ces œuvres, comme le truquiste crée, de façon invisible, d’étranges êtres vivants. Le dernier objet est plus troublant, puisqu’il s’agit d’un corps humain vieilli, associant le thème de l’animation image par image à celui de la résurrection. Line grand-mère se lève, et se met à marcher. On croit alors que la statue a pris vie (ce qu’elle fait effectivement, puisqu’à la faveur d’un eut, une vraie actrice prend la place du mannequin), quand deux mains géantes réduisent en bouillie ce tas de glaise (deuxième eut), pour le reconstruire. Le cinéma se tient sur cette frontière fluctuante entre la matière et l’image, l’inerte et le vivant.
Si Méliès crée les bases du trucage, Chomon les déplace vers des usages plus modernes, plus « cinématographiques ». Cache (travelling matte) et tireuse optique sont les éléments d’une grande majorité d’effets actuels, alors que la surimpression et l’arrêt sont depuis longtemps oubliés. Ce n’est pas un hasard non plus si les sujets traités par Chomon seront tant remployés : son voleur invisible se retrouve avec la même technique chez Fulton en 1933. Plus immédiatement, le théâtre de Bob influence le Petit Faust de Cohl, et le « synthétique » Toy Story (1996).
J’avais compris qu’il fallait intégrer le truquage à la technique du film. Les procédés magiques, j’entendais en faire des procédés dramatiques, des moyens d’expression… (24) déclarait encore Pastrone en 1949. Il ne fait pas de doute que sans le travail de Segundo de Chomon, ces propos seraient restés lettre morte… [ NB : c’est volontairement que nous avons francisé l’ortographe du nom de Chomon et omis l’accentuation.]
Notes :
– (1) Jacques Deslandes, Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma, tome II, Du cinématographe au cinéma 1896-1906, Paris, Casterman, 1968; Jean Mitry, Histoire du cinéma, tome I, (1895-1914), Paris, Éditions universitaires, 1967.
– (2) Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, tome III, le Cinéma devient un art (l’avantguerre) 1909-1920, Paris, Denoël, 1951, chapitre 7, «Dernières féeries, premiers dessins animés, Méliès, Segundo de Chomon, Emile Cohl», p. 167-197; et quelques lignes dans Histoire générale du cinéma, tome II, les Pionniers du cinéma (De Méliès à Pathé) 1897-1909, Paris, Denoël, 1948.
– (3) Voir Carlos Fernandez Cuenca, Segundo de Chomon, maestro de lafantasiay de la técnica, Madrid, Éd. Nacional, 1972; Pascual Cabollada, Segundo de Chomon,Teruel, Instituto de estudios turolenses, 1986; et surtout Juan Gariel Tharrats, Los 500 films de Segundo de Chomon, Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 1988 et Inolvidable Chomon, Murcia, Filmoteca régional de Murcia, 1990; Agustin Sanchez Vidal, El cine de Chomon, Zaragoza, Caya de ahorros de la inmaculada, 1992 ; en français/anglais, Louise Beaudet, À la recherche de Segundo de Chomon, pionnier du cinéma, Festival d’Annecy, 1985.
– (4) Juan Gabriel Tharrats, Los 500 films de Segundo de Chomon, op. cit., p. 86.
– (5) Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, tome III, op. cit., p. 182. A noter que Sadoul n’aura de cesse de légitimer Méliès, en lui consacrant de nombreux textes célèbres, là où il ne voit en Chomon qu’un simple artisan, pionnier du dessin animé…
– (6) Cité par Sadoul, ibid., p. 217.
– (7) « Segundo de Chomon (il tenait beaucoup à la particule) possédait la fierté d’un idalgo. Je lui confiai bien des films à diriger comme metteur en scène, mais il passait trop de temps à leur minutieuse réalisation. Tout en ménageant autant que Je le pus sa susceptibilité, je l’employai surtout comme opérateur dans des films dirigés par d’autres ». Pastrone, cité par Sadoul, ibid., p. 183.
– (8) À noter que ce truc était impossible à réaliser sur scène, le dessous des tables des différents décapités récalcitrants étant occupé par un miroir.
– (9) Tous les trucs, sauf « le tour de manivelle », qui reste pour l’auteur, Gustave Babin, une énigme, et que refusent de lui dévoiler ses interviewés.
– (10) Dans lequel, cette fois-ci, est dévoilée au public la technique de l’image par image.
– (11) Polémique qui sera reprise en 1916, entre Raymond Berner et André de
Reusse, sur le thème : le public doit-il savoir ?
– (12) Ce coq Pathé revêt la fonction d’un cartellino, d’une signature dans l’image.
– (13) Christian Metz, «Trucage et cinéma», in Essais sur la signification au cinéma, tome II, Paris, Klincksieck, 1972 ; voir particulièrement le début de son article.
– (14) Le volet est, selon Philippe Dubois, l’une des hases de l’esthétique vidéographique, dans « La question vidéo face au cinéma : déplacements esthétiques », in Frank Beau, Philippe Dubois et Gérard Leblanc (dir. ), Cinéma et dernières technologies, Bruxelles, de Boeck [coll. «arts et cinéma»], 1998.
– (15) La dernière image la montre prenant le relais de Satan, car elle en revêt la cape, et le film s’achève en boucle, comme il avait commencé.
– (16) Cité par Louise Beaudet, op. cit.
– (17) Le tour de manivelle, la stop motion, le one turn, one picture, le mouvement américain, l’animation image par image, etc., tous ces synonymes désignent le procédé technique qui consiste à filmer image par image un objet, légèrement déplacé entre chaque prise, la projection seule restituant l’illusion du mouvement de cet objet.
– (18) Los 500films de Segundo de Chomon, op. cit., p. 72 sqq.
– (19) Lors d’un tournage en extérieur d’un film à trucs nécessitant des arrêts de caméra, Blackton remarque à la projection les mouvements incongrus de nuages de fumée (provenant d’un générateur électrique), bougeant mystérieusement (entre deux arrêts de caméra). Il en déduisit, selon lui, le principe du mouvement américain. Cité par Donald Crafton, Before Mickey, the Animated Film 1898 – 1928, Cambridge, MIT press, 1982, p. 21.
– (20) Fernandez Cuenca, cité par Sadoul, tome III, op. cit., p. 174.
– (21) Henri Langlois, « Notes sur l’histoire du cinématographe », La Revue du cinéma, juillet 1948.
– (22) Donald Crafton, op. cit.
– (23) Amélioration de sa « caméra 12 », qui permet de photographier la pellicule dans les deux sens, et qui comprend, près de la manivelle, des crans désignant les photogrammes (un tour de manivelle pour 8 images).
– (24) G. Sadoul, op. cit., p. 217.
Filmographie sélective :
– 1905 : Le Roi des dollars, la Poule aux œufs d’or
– 1906 : La Maison hantée, Les Ombres chinoises, Le théâtre de bob, Les Cent trucs, La Légende du Fantôme, Hallucination musicale, Le Chevalier mystère, Le Courant électrique, Voyage à la planète Jupiter
– 1907 : La Maison ensorcelée, Les Flammes diaboliques, Le Baiser de la sorcière, Les Roses magiques, Métempsycose, Satan s’amuse, Le Parapluie fantastique, Kiriki acrobates japonais
– 1908 : Electric Hotel, Cuisine magnétique, La Table magique, Transformations élastiques
– 1909 : Une excursion incohérente, Le Sculpteur moderne, Les Jouets vivants, Le Voleur Invisible, Voyage au centre de la terre, Voyage dans la lune, Le Petit Poucet
– 1912 : Métamorphoses
A lire :
– Segundo de Chomon : Un pionnier méconnu du cinéma européen de Juan Gabriel Tharrats (Editions L’Harmattan, 2009).
– Les mille et un visages de Segundo de Chomon par Réjane Hamus-Vallée, Jacques Malthête et Stéphanie Salmon (Editions Septentrion, 2019).
A voir :
– DVD The Genius of Segundo de Chomón, el cine de la fantasia 1903-1912 (éditions Filmoteca de Catalunya).
Texte extrait de la revue 1895 n°27 (septembre 1999). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Réjane Hamus, Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.