Écriture, mise en scène, création lumière : Marie Molliens. Regard chorégraphique : Denis Plassard. Interprètes : Robin Auneau, Zaza Kuik « Missy Messy », Hélène Fouchères, Marie Molliens. Création costumes : Solenne Capmas. Création musicale : Françoise Pierret. Création sonore : Didier Préaudat, Gérald Molé. Création 2019.

A entendre les cris et les appels d’un animateur de foire à la saucisse, les spectateurs qui patientent à l’extérieur du chapiteau se demandent s’ils ne se sont pas trompés de spectacle. L’impression est renforcée quand on pénètre dans un espace exigu et intime accueilli par un espèce de G.O du Club Med et de ses trois danseuses d’un certain âge. Il harangue la foule à coup de « bip bip », de chorégraphies ringardes, de « vague » sur une horrible musique Dance des années 1990. L’animateur s’improvise mentaliste et se propose de deviner l’animal pensé par une spectatrice en le sculptant sur un ballon, sous couvert d’un foulard à paillettes du plus mauvais goût. Quel que soit la réponse de la femme, la révélation est à « sorties multiples » et foireuse comme beaucoup de numéro du même genre… Cette introduction terminée, le spectacle commence enfin, sauf que c’est le même répertoire avec démonstration de hula hoop lourdingue et vulgaire et le public commence à rire jaune… D’un coup la machine surchauffe et s’enraye, la musique s’emballe, la sono disjoncte et le feu commence à se propager sous le chapiteau par petites touches.

A ce moment, le spectacle prend un virage à 180° et change radicalement de ton. Fini les paillettes et la monstration narcissique ; place à l’urgence et à la noirceur des âmes dans un espace qui devient inquiétant et étouffant. Des visions fugaces nous arrivent comme des flashs à l’image de cette danse serpentine aérienne. Les blocs d’issues de secours sont arrachés et des fils entravent une fil-de-fériste (jouée par Marie Molliens) qui est contrainte à glisser sur son fil ramenée sans cesse en arrière par deux étranges individus habillés et maquillés comme des clowns blancs dépouillés.


L’un d’eux est un homme sans habits (Robin Auneau) ; il porte juste un chapeau pointu, un boxer et des chaussettes. Il va exécuter des équilibres sur une improbable machine à popcorn tout en mangeant et recrachant les sucreries, en finissant les fesses dedans. Dans un étrange cérémonial, une femme vient lui souder le torse avec un arc qui provoque des éclairs.
Un grand tulle semi-transparent tombe d’un coup du haut du chapiteau pour restreindre l’espace scénique et filtrer la vision du public comme pour assister à des saynètes oniriques comme dans un rêve. L’homme exécute des portés en déséquilibre avec la fil-de-fériste, puis sur son fil. Il manipule de nouveau son hula hoop du début mais dans une utilisation symbolique entouré de papier qu’il transperce tel un animal. Les restes sont brulés petit à petit provoquant une lente combustion d’une troublante beauté. Une autre séquence voit avancer au ralenti, contre le vent, l’homme et la fil-de-fériste portant en étendard un drapeau à l’effigie d’un chapiteau de cirque.


Le rythme s’emballe comme la musique jouée en live avec une grosse caisse et un violon qu’accompagnent Marie Molliens sur son fil dans une séquence magistrale de maîtrise technique et d’émotion. La circassienne nous montre ici toute l’étendue de son art qu’elle maîtrise à la perfection, exécutant des figures exceptionnelles à un rythme frénétique : pas chassés, sauts, grands écarts, pointes… Le tableau est magnifié par la chute de bouts de charbon qui viennent perturber les déplacements de la fil-de-fériste. Dans une autre séquence saisissante, le couple de clown blanc est assassiné sur scène et une femme vient découvrir les cadavres avec une torche enflammée, accompagnée par une meute de lévriers afghans ; une scène hors du temps.


Autre moment inoubliable est la lanceuse de couteaux (interprétée par Zaza Kuik) qui évolue sur le plancher en bois de la piste au rythme de ses couteaux plantés à même le sol, proche de ses pieds. Suivant le chemin dessiné par des bougies, elle progresse dans la tension avec une grâce et une sérénité lumineuse. Elle prend ensuite à partie l’homme qui va lui servir de cobaye consentant dans un jeu pervers et sublime teinté d’érotisme. Dans ce jeu avec la mort, les couteaux sont lancés sur une planche en bois verticale où est inscrit le mot « CYRK » ; Ils esquivent les contours du clown blanc qui s’effondre à terre laissant derrière lui une tâche de tissus rouge sang déchirée (superbe idée de scénographie). Il s’agit ici de mettre en scène la mise à mort du cirque traditionnel qui va ressusciter grâce à une oraison funèbre et salutaire.
Le spectacle se termine alors en apothéose avec la révélation d’un « tombeau » sous forme de sac à morgue blanc qui renferme tous les habits traditionnels des clowns blancs, dont chaque protagoniste va enfiler pour ensuite s’extraire du chapiteau, en musique, rejoindre un enfant et sa grand-mère. Les spectateurs assistent alors à une superbe vision fellinienne où la famille de clowns est réunie et disparait dans la nature du parc environnant en saluant le public.

Nous sommes encore cueillis par la troisième création de Marie Molliens qui clos sa trilogie du cirque forain commencée en 2013 avec Morsure et en 2016 avec DévORée. Elle a, comme à son habitude, la capacité à étonner, bousculer et émouvoir les spectateurs avec son univers à la fois archétypal et totalement contemporain. Son écriture est tranchante, son engagement est total (artistique, esthétique et politique). Elle explore la psyché de ses personnages et repousse les limites du jeu et de la performance circassienne qui sont transfigurés grâce à de subtiles métaphores. En travaillant avec précision la mise en scène, l’éclairage et le son, l’auteure conçoit des tableaux inoubliables de beauté ténébreuse : la pluie de charbons, la marche des couteaux, la scène champêtre… Des images puissantes qui s’impriment dans notre imaginaire de spectateur !
A lire :
A visiter :
– Le site de la compagnie Rasposo.
Crédit photos : Compagnie Rasposo. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.