Comment êtes-vous entré dans la magie ? À quand remonte votre premier déclic ?
Je me suis intéressé à la magie pour la même raison que la philosophie ou la psychologie : pour essayer de comprendre, ne serait-ce qu’un tout petit peu, le fonctionnement de la réalité. Mon premier « déclic » fut purement émotionnel ; non pas une pensée, mais une expérience. Je ne peux le décrire que comme l’expérience du magique ; quelque chose de différent du simple émerveillement, plus intime, plus archétypal. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que ce sentiment n’était pas seulement le mien, mais qu’il était partagé ; profondément humain, d’une certaine manière.
Enfant, je ne m’intéressais pas seulement au fonctionnement d’un tour, mais aussi à la raison pour laquelle il me procurait cette sensation précise et indescriptible qui surgit lorsque le monde semble soudain se contredire. L’idée de pouvoir transmettre cette même émotion aux autres était trop tentante pour ne pas essayer. Alors, du jour au lendemain, j’ai raccroché ma guitare classique et j’ai commencé à apprendre à tenir un jeu de cartes.

Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?
Mon premier véritable pas dans la magie a eu lieu à onze ans, lorsque j’ai rencontré mon propre « chaman » en Toscane : Lorenzo Ferro.Il avait de longues dreadlocks qui lui descendaient dans le dos, des tatouages, des piercings, des boucles d’oreilles partout et un chien nommé Africa. Aujourd’hui encore, même si nous vivons dans des régions différentes du monde, il reste l’un de mes amis les plus chers. C’est alors qu’est né le Circolo Amici della Magia à Turin, une institution italienne où vivait également mon ami et source d’inspiration, Arturo Brachetti. J’y ai rencontré Tiziano Berardi, un professeur qui m’a inculqué discipline et technique, tel un véritable artisan, et qui m’a demandé pour la première fois : « Quel genre d’artiste veux-tu être ? »
Parallèlement, j’ai étudié le théâtre – en travaillant avec des compagnies italiennes – et la psychologie clinique à l’université : le théâtre physique pour comprendre la dramaturgie du mouvement, et la psychologie pour explorer notre humanité et, comme diraient certains psychanalystes, pour questionner ma blessure personnelle. Ce n’est pas si différent de ce qui se passe lorsqu’on essaie de créer quelque chose d’authentique pour la scène, n’est-ce pas ?
Pour moi, l’illusionnisme n’a jamais été qu’un répertoire de tours, mais un processus d’exploration de la façon dont nous construisons nos croyances, nos stéréotypes et nos masques. Lorsqu’une illusion m’a forcée à remettre en question ma propre perception, j’ai compris qu’elle pouvait devenir un véritable langage artistique, et non un simple jeu. C’est alors que j’ai compris que la magie n’est pas l’art de cacher, mais de révéler.
Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. À l’inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?
J’ai eu la chance de grandir dans un environnement fertile, à commencer par ma famille – mes deux parents sont artistes.Comme je l’ai mentionné, le Circolo Amici della Magia et surtout l’atelier de scène de Tiziano Berardi ont été des références clés, tout comme les rencontres avec des personnes convaincues de la possibilité d’un autre type d’illusionnisme. Ma plus grande chance a été de développer des projets mêlant l’illusionnisme à d’autres disciplines – arts visuels, théâtre, musique. C’est ainsi que sont nés ces projets :
- The Room, le spectacle qui m’a valu le titre de Champion d’Italie de Magie en 2018 ;
- Il Mistero Gastoldi, intégrant l’illusionnisme à une histoire où un chœur de cinquante personnes s’intègre à la scène et à la musique ;
- et plus récemment Incanti, un spectacle collectif (avec mes collègues Dario Diletta, Francesco Della Bona, Andrea Rizzolini et Filiberto Selvi) où l’illusion se mêle à la dramaturgie, explorant la figure de l’illusionniste à travers certains des monologues les plus emblématiques du théâtre, de Shakespeare à Goethe et Pirandello.


Bien sûr, il y a eu des obstacles. Au-delà du défi de rester fidèle à moi-même, j’ai aussi dû faire face à des limites culturelles : la magie est encore souvent perçue comme un simple divertissement – éblouissant mais superficiel – et rarement comme un langage artistique. C’est précisément cette limite qui est devenue ma motivation : chaque spectacle est l’occasion de prouver que l’illusionnisme peut révéler quelque chose d’authentique et de profond sur notre humanité.
Quels sont vos domaines de compétence ? Dans quelles conditions travaillez-vous ? Parlez-nous de vos créations, spectacles et numéros
Je me considère comme une personne éclectique, inspirée par des sources multiples, qui a développé au fil du temps des compétences variées mais profondément liées. D’un côté, le théâtre, véritable écrin pour toutes mes passions. Il est à la fois le point de départ et le lieu où tout converge et trouve une forme commune. Par ailleurs, j’ai une passion profonde pour le cinéma. J’ai participé à plusieurs productions, dont Walking to Paris de Peter Greenaway, le moyen-métrage Larvae d’Alessandro Rota (2022) – où j’ai travaillé à la fois comme acteur et consultant en illusions – et la prochaine série télévisée Portobello de Marco Bellocchio prévue pour 2026, où j’ai également contribué à la création d’une scène onirique et magique.
Parallèlement, je nourris un vif intérêt pour la photographie et les arts visuels, et bien sûr pour l’illusionnisme, un domaine où j’ai pu expérimenter et combiner différents langages : de la manipulation à la magie rapprochée en passant par le mentalisme – domaine dans lequel j’ai récemment remporté la troisième place aux Championnats du monde FISM 2025.
Ma méthode créative naît d’une grande liberté d’exploration : certaines créations naissent de l’écriture, d’autres d’images ou d’impressions quotidiennes. Je crois que l’observation reste le meilleur outil de l’artiste : la capacité à saisir la réalité dans ses nuances et à la retravailler sous une forme poétique et symbolique. Bien que l’illusion scénique soit, par nature, une représentation, je m’efforce toujours de la maintenir ancrée dans la réalité. Je souhaite que le public reconnaisse quelque chose d’authentique dans ce qu’il voit, puis, consciemment ou non, tombe dans le piège de la tromperie. Mes choix, des accessoires à l’esthétique minimaliste, visent tous le réalisme, afin que l’illusion naisse de ce qui est crédible et familier – et précisément pour cette raison, puisse véritablement surprendre.
Voici mes principales créations :
- The Room (2017). Lauréat du Masters of Magic et du Prix spécial du jury au Concours international de Saint-Marin (2018). L’œuvre raconte l’histoire d’un homme entrant dans un grenier abandonné, où le temps semble figé dans l’atelier d’un vieux magicien. Parmi les valises et les objets oubliés, la pièce prend vie – un voyage à travers la mémoire et l’imaginaire ;
- Il Mistero Gastoldi mêle illusionnisme, musique ancienne et littérature absurde. L’œuvre raconte l’histoire d’Arthur, un jeune homme désillusionné par l’amour qui se tourne vers le mystérieux Dr Gastoldi dans une clinique décadente. Un mélange de rêve, de comédie et de mélancolie, où la magie devient métaphore du désir et de la guérison ;
- Automaton (2022) est une performance qui implique activement le public et s’articule autour d’une question radicale : « Qu’est-ce qui sépare le né du créé ? » Un voyage à la frontière entre l’humain et l’artificiel, entre la mémoire et la conscience – ou, aujourd’hui, pourrait-on ajouter, entre l’intelligence et l’IA. Dans le cadre du spectacle collectif Incanti, actuellement en tournée dans les principaux théâtres italiens et, espérons-le, bientôt en Europe.



À l’heure actuelle, je travaille actuellement sur de nouvelles performances qui introduisent l’illusionnisme dans des espaces non conventionnels – galeries, centres culturels, lieux de rencontre – afin d’explorer la relation entre réalité, représentation et mémoire collective.
Quelles sont les prestations de magiciens ou d’artistes qui vous ont marqué ?
J’ai été profondément influencé par des artistes qui ont réinventé l’illusionnisme comme langage artistique. Parmi eux, les représentants de la « magie nouvelle » française — Étienne Saglio, Clément Debailleul, Valentine Losseau, Raphaël Navarro et Yann Frisch — ont été une véritable révélation.Les Limbes de Saglio, que j’ai vu en 2016, reste l’un de mes spectacles préférés — un parfait exemple de la manière dont la « magie nouvelle » vise à « altérer la réalité dans la réalité ».


Derek DelGaudio, avec In & Of Itself, a montré que la tromperie peut devenir un outil de vérité, tandis que Penn & Teller m’a appris l’importance de la transparence et de l’honnêteté dans la déclaration de la tromperie elle-même. Je m’inspire également de Derren Brown, Arturo Brachetti, Eugene Burger et de la compagnie 32 Novembre (Maxime Delforges et Jérôme Helfenstein). Ils partagent tous une conviction : la valeur de l’illusionnisme ne réside pas dans l’émerveillement en soi, mais dans le sens qu’il véhicule – dans son pouvoir de nous faire reconsidérer nous-mêmes la réalité.
Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?
Je trouve intéressantes de nombreuses approches différentes… Je ne saurais dire quel style me fascine le plus. Il m’arrive de me réveiller et de changer d’avis : je tombe amoureux de quelque chose pendant un moment, puis je l’oublie. Mais c’est sans aucun doute l’expérience de la magie – l’atmosphère créée par la mise en scène et le sens que prend la tromperie, dans la vie comme sur scène – qui m’intéresse le plus dans mon processus créatif.


Quels conseils et quels chemins recommander à un(e) magicien(ne) débutant(e) ?
Il n’y a pas de règle universelle, mais je peux partager ce qui m’a aidé. Tout d’abord : étudier la technique. Comprendre les objets, les principes techniques et psychologiques de l’illusionnisme. La technique est essentielle, mais elle ne suffit pas. Pour qu’une œuvre soit vivante, elle a besoin d’une vision, d’une poésie. Pour développer cela, il faut observer le monde, s’inspirer de différentes disciplines et, surtout, s’accorder le luxe de l’ennui. Seul de l’ennui peut naître la contemplation, et de la contemplation, la réflexion. Ne courez pas après l’originalité trop tôt : regardez en vous-même. Ne courez pas après les applaudissements : recherchez le regard de l’autre. C’est là que vous comprendrez si ce que vous faites est authentique et a vraiment quelque chose à dire.
Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?
Nous traversons une période de transition. Historiquement, la figure de l’illusionniste a connu de nombreuses transformations : du chaman au jongleur, du filou au magicien moderne, jusqu’à Robert-Houdin. Aujourd’hui, l’illusionniste est une figure fluide, en constante redéfinition. Nous assistons à une théâtralisation croissante et à de nouvelles explorations du sens de l’illusion scénique, de Penn & Teller à Derek DelGaudio, en passant par la « magie nouvelle ». Pourtant, je crois que l’illusionniste doit encore trouver une place claire dans la culture contemporaine.

De ce besoin est née la voie que j’explore avec Andrea Rizzolini et Piero Venesia, que nous appelons le « néo-illusionnisme » : une tentative de redéfinir l’illusionniste comme celui qui, par le mensonge, dit la vérité. Car derrière les illusions se cache une vérité paradoxale – une vérité relative qui se prétend absolue. La tâche de l’illusionniste contemporain est peut-être précisément celle-ci : révéler ces vérités cachées tout en maintenant vivante la question : « Quand une illusion est révélée, qu’est-ce qui est véritablement révélé ? Que représentent réellement les tromperies pour nous ? »
Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?
La magie est profondément liée à la culture : chaque société définit ce qu’elle considère comme « réel » ou « impossible », et donc aussi ce qui apparaît comme « magique ». Les différences culturelles, sociologiques et ethniques influencent à la fois la manière dont la magie est pratiquée et la façon dont elle est perçue, du rituel sacré du chaman au spectacle théâtral de l’illusionniste moderne. Comprendre la dimension culturelle de la magie, c’est la reconnaître comme le reflet des valeurs, des croyances et des questionnements d’une communauté, et comme un outil universel de réflexion sur la frontière entre réel et irréel.
Vos hobbies en dehors de la magie ?
Parmi toutes mes passions, mon véritable hobby est peut-être la photographie. J’aimerais avoir plus de temps à y consacrer. 😊
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Interview réalisée en octobre 2025. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Carola Allemandi / Maf Studio Milano / Sebastian Conopix. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.