Petit retour de manivelle sur la réjouissante journée d’études qui s’est déroulée à la Cinémathèque française. Sous la houlette de Laurent Mannoni, directeur du Conservatoire des techniques de ce haut lieu de mémoire du cinéma, et de Frédéric Tabet, universitaire et chercheur, les conférences savantes ont alterné avec les zooms sur des inédits et des tours de force magiques de Méliès. Inutile de rappeler que depuis 2021, la visite du musée Méliès de la rue de Bercy s’impose à tous les passionnés de l’œuvre du « cinémagicien ».
Guidés par Pierre Taillefer, nous pénétrons en premier lieu dans les arcanes du Théâtre Robert-Houdin, des Soirées Fantastiques à l’époque de Georges Méliès.
Lieu mythique aujourd’hui disparu, le Théâtre Robert-Houdin déménagé au 8 boulevard des Italiens (près de la station de métro Richelieu-Drouot), le 25 février 1854 et disparaît définitivement en 1923 dans la poussière des grands travaux entrepris par le Baron Haussmann.
À partir de 1888, son dernier propriétaire, Georges Méliès, s’adonne avec passion à préserver le patrimoine de l’illustre Robert-Houdin, le fondateur du Théâtre au Palais-Royal, 164 galerie de Valois. Cette longévité, inégalée parmi les autres théâtres magiques, permet aux directeurs successifs de transmettre et de présenter les plus célèbres créations du maître, plébiscitées par le public. L’illusionnisme est à l’époque classé dans la catégorie des spectacles de curiosité. Contrairement au Théâtre issu de la tradition, ils sont soumis à un régime juridique et fiscal plus contraignant, tout en supportant moins de contraintes esthétiques. Jean-Eugène Robert-Houdin profite du soutien du préfet de police de Paris pour transformer les locaux loués à M. Bertin, en petite salle de spectacle magique rouge et dorée ; moins de deux cents personnes assistent à ses Soirées Fantastiques, à partir du 3 juillet 1845. Robert-Houdin forme et parraine son successeur Hamilton, en 1852 : il ne fait pas d’adieux publics quand il quitte la scène, facilitant ainsi la transition. Eugène Disdéri, ami de Robert-Houdin, installe à son tour son atelier au-dessus du nouveau théâtre, boulevard des Italiens, et devient le photographe attitré d’Hamilton.
Sur cette artère très fréquentée, l’accès au Théâtre Robert-Houdin se fait par la galerie du rez-de-chaussée, au fond de laquelle se trouve la billetterie. Les bureaux de l’administration se trouvent juste au-dessus et le contrôle des billets s’opère en haut de l’escalier menant au 1er étage. La vocation du Foyer jouxtant le théâtre évolue au fil du temps : présentation d’expositions puis exhibition d’inventions techniques ou d’attractions en vogue dans les foires de l’époque. Un court spectacle payant y sera présenté en annexe, jusqu’en 1901. Le théâtre principal ne dépassera guère cent soixante-dix-huit places sous Cleverman, environ cent quarante dans les années Méliès. Enfin, un salon de réception prend place au 2ème étage. La cohabitation avec Disdéri ne sera pas de tout repos, entre la dangerosité des produits chimiques utilisés et sa gestion financière chaotique. Hamilton, titulaire du bail du théâtre jusqu’en 1877, rachètera aussi celui du photographe. Hormis les magiciens vedettes, la programmation du théâtre s’ouvre à diverses spécialités artistiques : les marionnettes (Lemercier de Neuville), le calcul mental instantané (Jacques Inaudi), l’exotisme oriental sous la direction de Méliès (Okita et ses tours japonais…). La concurrence des établissements de variétés ira grandissante à la fin du XIXe siècle (ouverture du Moulin Rouge en 1889…).
C’est bien Georges Méliès qui incarnera le mieux l’héritage artistique de Robert-Houdin. Après l’incendie qui ravage le théâtre, en 1901, il en fait une véritable bonbonnière, ornée de superbes fresques hommages à ses célèbres automates, qu’il se plait à mettre en mouvement lors des célébrations anniversaires. Il fait du Théâtre Robert-Houdin un lieu de sociabilité, de rencontres magiques en y présidant la Chambre syndicale de la Prestidigitation, et d’innovation constante jusqu’aux premières séances cinématographiques.
À la suite, une belle découverte nous est réservée par Thierry Lecointe (à partir de la collection de Pascal Fouché) avec « Le cinématographe de poche » de Léon Beaulieu.
De petits films en papier, édités par Léon Beaulieu, sous forme de folioscopes ou flip-books (procédé inventé par l’anglais J.B. Linnett en 1868), ressuscitent des images identifiées comme étant celles de Méliès. Ces jouets optiques ont séduit de nombreux fabricants. En Allemagne, Skladanowsky découpe les images de ses premiers films pour les réunir en carnet à feuilleter (vers 1894). Le français C. Auguste Watilliaux inaugure le folioscope à manivelle sur pied, en 1896. Un an plus tard, H. William Short invente le filoscope, un rouleau d’images encastré dans une armature métallique. Edison n’est pas en reste avec son Mutascope monté sur roue (1897). Les Frères Lumière adaptent à leur tour le folioscope en commercialisant le Kinora (1900), un appareil de vision de vues disposées en rouleau. Gaumont mettra également sur le marché un boîtier en bois de ce type.
Thierry Lecointe s’est livré à un travail de fin limier pour décrypter l’auteur des images du Train qui arrive en gare. Tout est scruté : le modèle de wagons, leur sigle, les voyageurs à quai, la courbe des rails, la course des astres, le nombre d’images par seconde, pour finalement identifier la Cie des Chemins de fer de l’est et la ligne Paris-Vincennes. C’est en 1898 que Léon Beaulieu lance son Petit Biograph parisien, un folioscope qui se feuillète souvent de l’arrière vers l’avant. On a le plaisir enfantin de voir défiler les images rythmées de ces flip-books plus que centenaires : Boxeurs, Loïe Fuller, Combat au sabre, La nourrice, La danse-Miss de Vere, Lutte des cuisiniers, Le coup du père, Le voyeur, L’illusionniste fin de siècle, La méprise, Pose chez l’artiste, Le bain, L’amant surpris, Prestidigitateur, Nuit agitée…
L’écriture magique des films de Georges Méliès, sa « trucographie », est le terrain d’études de Frédéric Tabet (lire Le Cinématographe des Magiciens, 1896-1906, un cycle magique)
Le premier film à trucs de Méliès, Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin (1896) est un hommage à l’illusionniste Buatier de Kolta, créateur du numéro La femme enlevée, en 1886. Un tour vite dévoilé dans la presse et plagié sans vergogne par ses confrères. La disparition éclair d’une femme assise sur une chaise, elle-même posée sur un journal étalé sur le sol, est dissoute par la caméra de Méliès qui opère à ce moment précis une coupe de la pellicule. Il ajoute l’impossible avec l’apparition d’un squelette et sa transformation en « femme retrouvée ». Dès 1898, Georges Méliès présente des doubles de lui-même avec la technique de la surimpression et de la coupe par substitution. Le « Théâtre noir », attribué à Buatier de Kolta, est une constante dans l’œuvre théâtrale et filmique de Méliès. Avec l’essor de la magie optique au XIXe siècle (électricité, Pepper’s ghost), il trouve matière à innover dans ses mises en scène, en exploitant au mieux la lumière. Avec L’homme à la tête de caoutchouc (1901), Méliès produit un spectacle cinématographique complet, inaugurant notamment le travelling sur rail…
L’Armoire des frères Davenport méritait bien une table ronde, chère aux spirites !
Ce numéro est sans doute l’un des plus polémiques de l’histoire de la magie. Après leur tournée aux États-Unis, suivie d’un passage à Londres, Ira et William Davenport s’apprêtent à conquérir Paris, en 1865. De nombreuses photos publicitaires, prises au moment de leur arrivée, doivent relayer l’évènement. Mais le scandale de la salle Hertz, le 12 septembre, bouleverse leurs plans et les photos ne seront jamais diffusées. Le prestidigitateur Henri Robin s’est acharné à leur couper l’herbe sous le pied, en dévoilant leurs prétendues supercheries. Pourtant, l’énigmatique Armoire des Davenport, mise en scène de façon crescendo, entre définitivement dans le répertoire magique et va inspirer de nombreuses adaptations. Fregoli s’en inspire à ses débuts. Bénévol imagine une version bien différente de l’originale, avec deux assistants et un fond d’armoire amovible, permettant aux deux personnes ligotées de rester en place. Il sera invité à la présenter au Théâtre Robert-Houdin par Méliès. En 1873, John Nevil Maskelyne, associé à George Alfred Cooke, présente à l’identique le numéro de l’armoire et dévoile les techniques utilisées, à l’Egyptian Hall de Londres. Le filon épuisé, ils ajoutent une chute comique à leur démonstration, avec le change final du magicien en faux gorille. Will, the Witch and the Watchman restera à l’affiche pendant plus de trente ans et sera joué dans le monde entier ! Le cinématographe de Méliès finit d’immortaliser L’Armoire des frères Davenport, en 1902, dans une veine très parodique : les deux frères se retrouvent les jambes en l’air s’agitant au-dessus de l’armoire et leurs têtes surgissent par les ouvertures des portes…
Les dessous du Décapité récalcitrant, dévoilés par Abdul Alafrez, nous éclairent sur les rouages d’un numéro à grand succès crée par Méliès, en 1891.
Nul autre « grand truc magique » de Méliès n’est mieux documenté que le Décapité récalcitrant, grâce aux sketchs, dessins et photographies. L’action se déroule autour de trois personnages : le magicien, le décapité et le servant. Le décapité n’en finit pas de courir après sa propre tête aussi bavarde qu’indocile… Les trucages des meubles et accessoires sont assez simples (système de poulies, harnais…). Au centre de la scène, trône une table escamotée grâce à une trappe, conçue sur mesure et parfaitement silencieuse. Rappelons que la scène du Théâtre Robert-Houdin ne mesurait pas plus de quatre mètres de hauteur ! L’impressionnante armoire peinte par Méliès laisse apparaître la tête décapitée du professeur Barbenfouillis qui continue de parler. Une lanterne électrique, accrochée à l’intérieur, illumine le miroir intégré. Joué plus de mille deux-cents fois par trois équipes successives, le Décapité récalcitrant partira en tournée dans le nord de la France et en Belgique. Ses illusions simples, fiables et efficaces ne sont pas pour déplaire au prolifique Abdul Alafrez (Un magicien dans les théâtres, éditions Georges Proust).
En clôture de cette journée rythmée, Arturo Brachetti a réjoui son auditoire en partageant avec passion les grandes inspirations qui l’ont fait progresser dans son métier : l’exubérant Frégoli bien-sûr, la magie du cinéma et ses maîtres artisans, les rencontres décisives…Avec cette volonté renouvelée de s’exprimer auprès du plus large public, il nous annonce de nouvelles surprises pour 2024 !
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