Extrait de la revue L’Illusionniste, N° 23 de novembre 1903.
Une des figures les plus marquante du monde de la Prestidigitation vient de disparaître, et c’est bien péniblement impressionnés que nous allons esquisser le
portrait de Buatier de
Kolta, qui vient de mourir
à la Nouvelle-Orléans à
la fin d’une tournée en
Amérique, et au moment
où il allait rentrer en
France, son pays natal.
Joseph Buatier est né à Lyon.
Ses parents qui l’auraient
vu, avec plaisir,
entrer dans les ordres,
l’avaient fait élever au
collège des Jésuites.
C’est dans cet établissement
qu’il assista à l’âge de treize ans, à la
représentation d’un magicien
qui fit, sur lui,
une impression telle
qu’elle décida de son
avenir.
Dans une brochure,
intitulée La Maqie Naturelle , il trouva
matière à composer une petite séance a l’occasion
dela fête annuelle de l’école. Déjà, il avait perfectionné quelques-unes des
expériences qui y étaient décrites.
Aussi, encouragé par le succès qu’il remporta
dès ce premier essai, il
résolut de consacrer tous
ses loisirs à devenir maître danse
l’art mystérieux.
Dans sa longue carrière,
il opéra un peu
partout On l’a vu successivement
à l’ancien théâtre des Folies-Marigny,
aux Champs-Elysées, au Cirque d’Eté,
aux Folies-Bergère, à
l’Eden-Théâtre, aux Nouveauté, au Théâtre International
de l’Exposition de 1889, à l’Olympia,
etc. Il y a bien peu
de prestidigitateurs qui
aient opéré dans autant
de locaux, pour la seule
ville de Paris, que Buatier
de Kolta.
C’est en 1883, si nos
souvenirs sont exacts,
qu’il nous fut donné
d’assister à une de ses
représentations au théâtre des Nouveautés. Son
programme comprenait :
Le voyage des foulards
dans les carafes ; Le cornet de fleurs ; la cage dôme ;
la main qui dessine (truc que nous n’avons plus revu); le
cocon, et la disparition à la chaise. Tout cela
exécuté d’une façon parfaite, car, s’il n’excellait
pas dans la prestidigitation pure, l’adresse
n’était cependant pas exempte de ses expériences.
II s’appliqua surtout à ne présenter que des
tours de son invention, qui étaient toujours
fort curieux et qui ont souvent étonné les
prestidigitateurs eux-mêmes. Comme inventeur
et truqueur, Buatier de Kolta mérite
d’être placé immédiatement après Robert-Houdin. Cependant, son nom est peu connu
en France.
Il est vrai que c’est à l’étranger qu’il remporta
ses plus grands succès. En Allemagne
d’abord, ensuite à Londres, où il fit un assez
long engagement, en 1876. à l’Empire
Théâtre, et plus tard à l’Egyptian Hall,
où il resta plusieurs années et où il produisit,
en collaboration avec J.N Maskelyne, une illusion
intitulée « Black Art » (Art noir).
En 1892, il était à l’Eden-Musée de New-
York, où tout dernièrement encore il demeura
plusieurs mois pour présenter une série de
problèmes nouveaux, car c’est ainsi qu’il
appelait ses expériences. Une d’elles consistait en ceci :
« Un jeu de cartes étant déposé dans un
verre, les cartes désignées par l’assistance
sortaient hors du verre, et après celles-là,
toutes les autres cartes sortaient, une à une,
jusqu’à la dernière. Ce qui est impossible avec
les moyens dont nous disposons pour le tour
de la houlette. »
Sa dernière grande illusion est : Le Dé grossissant, en voici la relation :
« Montrant une plateforme d’une surface
d’un mètre cinquante et de quarante centimètres
de hauteur, ayant quatre pieds légers
et reconnue sans trappe ; il prend, dans une
minuscule valise, un dé de quinze centimètres
de côté environ et annonce que son épouse est
dedans. Il place ceci sur la plateforme, et le
touchant de la baguette, le dé s’agrandit
jusqu’à mesurer quatre-vingts centimètres de
côté ; on l’enlève, et, dessous, se trouve madame
de Kolta, assise comme un Turc, les
jambes croisées. »
La construction de ce dé est restée jusqu’ici
un mystère inexpliqué.
Aucun prestidigitateur contemporain n’a
produit une aussi belle collection de tours.
Nous avons tous profité des idées de ce
Maître, et longtemps encore, nos successeurs
tireront parti de ses découvertes.
Aussi, est-ce au nom de la corporation
entière des Prestidigitateurs que la Rédaction
de L’Illusionniste adresse un suprême adieu
au confrère de génie, à l’admirable artiste que
fut Buatier de Kolta.
SOUVENIRS DE BUATIER DE KOLTA
Buatier de Kolta fut certainement le prestidigitateur français le plus en vue
de notre époque ; on peut discuter sa
présentation, mais non son inventif génie
(le mot n’est pas trop fort). Ce fut le plus
fécond inventeur du siècle dans le domaine
de la magie. Ses petits tours forment
encore le fond du répertoire courant
; mais il les avait abandonnés pour
se consacrer aux grands trucs de music hall
qui, seuls aujourd’hui, peuvent assurer
gloire et profit. Comme exécutant, il
n’avait que des mouvements simples et
naturels très étudiés cependant. Existe t il
un tour plus simple que l’ardoise ? Je
parle à la création, c’est à dire avec une
seule ardoise ; peut-on faire plus naturellement
de la prestidigitation sans
éveiller les soupçons ? C’est un rien, mais
il fallait le trouver. Quand il présenta le
tour la première fois à Paris au Boléro
Star du faubourg Poissonnière, il intrigua
fortement les professionnels, et il fallut
l’indiscrétion d’un machiniste pour en
avoir la solution ; du même genre l’assiette
aux foulards, le foulard à la bougie
et tant d’autres.
La meilleure preuve de sa supériorité,
c’est qu’il n’existe, pour ainsi dire, pas
de tours inexpliqués ; tandis qu’aujourd’hui
encore, on n’est pas tout à fait fixé
sur les moyens employés par Buatier pour
la disparition du foulard dans l’expérience
de La Femme escamotée pour sa cage
ronde éclipsée, le dé qui grandit, la danse
des millions, la disparition subite de
l’homme qui monte à l’échelle et même,
pour des trucs de foulards, on en est
toujours réduit aux suppositions.
Sait-on que depuis des années, il s’occupait
avec passion d’un homme volant ?
Il avait imaginé aussi un appareil pour
annihiler les chocs : des expériences furent
faites publiquement, mais ne donnèrent
pas le résultat espéré. Doué d’une
patience énorme, il construisait lui même
tous ses trucs. Il était beaucoup plus
connu à l’étranger qu’en France ; il avait
fait de très longs séjours en Amérique et
vivait plus souvent à Londres qu’à Paris.
Il avait épousé une anglaise, son sujet
était anglais ; en un mot, il vivait tout à
fait en anglais et on ne parlait que cette
langue dans son intérieur.
C’est Albany qui me fit faire la connaissance
de Buatier, dont-il était l’ami depuis
bien des années. Buatier, sous son apparence
froide et réservée, était, dans l’intimité,
un assez joyeux compagnon ;
j’avais le don de le mettre en gaîté en lui
racontant les séances de Beker en Egypte.
« Qu’êtes-vous, lui disais-je, à côté de lui ?
un prestidigitateur de pacotille ; vous
faites un tour avec un canari ? Lui, pour
le même tour, il prend une oie… ça se
voit, au moins, et il faut plus d’adresse
pour l’empalmage. Je vous concède du
talent, certes, mais êtes-vous capable de
faire sortir un mouton vivant d’un tarbouch
? (coiffure égyptienne) Non ! Alors,
inclinez-vous avec humilité et laissez la
première place au Roi des rois, à celui
qui fait plus grand et plus fort que tous…
N’insistez pas, vous me désobligeriez. »
Et nous revenions souvent sur ce sujet
amusant pour nous deux.
Un jour que j’allais passer la journée
chez lui à Passy, je le trouvai en plein
travail. « Vous arrivez bien, me dit-il ;
avant déjeuner, vous allez assister à la
mise en scène de mon nouveau truc, à la
mise en scène seulement, car il me reste
encore beaucoup à faire malgré les quelques
mois passés au travail; mais vous
pourrez juger de l’idée. Si cette expérience
ne porte pas, je ne veux plus rien
entreprendre. Asseyez vous et regardez,
Ayez l’oeil sur mes paravents, le secret
est là ».
Le tour devait se faire en pleine scène,
sans dessous, ni fond, ni côtés ; personnages
: Buatier, son fidèle sujet miss
Lizzy, et une dame servante.
Il commençait par développer de chaque
côté de la scène, un paravent ; l’un
de ces paravents était d’une construction
très ingénieuse et manié d une façon fort
habile ; en effet, le spectateur ne voyait
toujours qu’un paravent pas tout à fait
développé, mais le jeu des charnières
permettait de produire à volonté une cachette
triangulaire pouvant abriter une
personne. Au fond de la scène, le sujet
allait et venait ; Buatier l’immobilisait
et lui ordonnait, par gestes, d’avancer à
petits pas ; arrivé à l’endroit voulu : face
au public, entre les deux paravents et
touchant presque celui de droite Buatier
recouvrait son sujet, d’un immense foulard
comme dans la femme escamotée à
la chaise. Marchant à reculons, il attirait
la femme à lui ; atténuant ainsi, s’il ne
faisait complètement disparaître, deux
des principaux défauts de ses anciens
trucs : la lenteur des mouvements chez
l’homme qui monte à l’échelle et l’inévitable
trappe et dessous de théâtre chez
la femme escamotée à la chaise. Comme
on le voit, ce nouveau tour réunissait ses
deux précédents. La femme devait continuer
à avancer jusqu’au moment où tout
s’évanouissait. Il est évident, qu’exécuté
comme il est dit, c’aurait été un événement
dans le monde de la magie ; mais
il aurait fallu voir l’exécution complète,
ce dont je n’ai pas eu la chance. Toutefois,
on peut tirer d’un paravent une ressource
insoupçonnée.
Escamotage d’une femme.
Invité par Buatier à formuler mes objections, je ne lui cachai pas qu’il me
semblait fort difficile de se servir du paravent
sans éveiller les soupçons au moment
où l’on pénétrait dedans; car s’il
le fallait léger, ce paravent, pour l’exposition
du tour, il le fallait aussi très lourd
et résistant comme un mur, pour qu’il ne
remue pas. Buatier prétendait pouvoir
parer à ce défaut, tant il avait confiance
en lui.
La mort, malheureusement, vint nous
le ravir peu de temps après (1903) et nous
ne pûmes juger son dernier problème
qu’il avait déjà baptisé Miracle ! Son corps, ramené d’Amérique, repose
maintenant en Angleterre.
G. Arnould.
Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.