Depuis sa naissance, le cinématographe est lié à l’illusionnisme. Ces deux arts partagent le même sens du merveilleux et parlent à notre inconscient. Le cinéma donne l’illusion du mouvement et rend compte de la globalité de la vie. La magie rend possible l’impossible. Le cinéma c’est de la magie. Son invention est liée à des activités scientifiques comme, l’étude de la persistance rétinienne, la locomotion humaine et animale ou le langage. C’est aussi grâce à une tradition du spectacle théâtral que cet art a vue le jour. L’esprit magique de Georges Méliès et de ses collègues illusionnistes a marqué profondément et durablement l’art cinématographique. Machinerie théâtrale, pyrotechnie, effets d’optique, déroulants horizontaux et verticaux, arrêt de la caméra, fondus enchaînés, surimpression, prestidigitation, effets de montage et effets de couleurs sur pellicule ; tout semble avoir été conçu et utilisé par ces virtuoses de la technique. Le cinéma c’est donc construit sur des procédés scientifiques et artistiques, et est le résultat d’une évolution de l’image arrivée à son terme. Très vite les illusionnistes comprennent la portée universelle du nouveau média et l’utilisent à des fins différentes. Beaucoup s’en serviront comme illustration et publicité ; d’autres comme art à part entière. Prisonnier, au début, des procédés du spectacle théâtral développé par les prestidigitateurs, le cinéma va très vite évoluer vers un art singulier et inimitable : le 7ème du nom.
1- LA NAISSANCE DU CINEMATOGRAPHE
C’est une tradition de spectacles proposée notamment par les illusionnistes, qui précède la venue du cinéma au XVIIIe et XIXe siècle. Le « théâtre en boîte » ou « vues d’optiques » (Peepshows) en est le premier ancêtre. Présenté dans les rues et les foires, le montreur, tire sur des ficelles qui déroulent des scènes éclairées par des chandelles. Par la suite, le théâtre d’ombre, et la lanterne magique seront des pratiques déterminantes. L’archéologie des techniques cinématographiques inclut, en grande partie, les pratiques de la magie, de l’illusionnisme, de la prestidigitation. Le courant « fantasmagorique » suit son chemin parallèlement à la recherche de la perspective, du réalisme, de la reproduction chimique et artificielle des vues exactes qu’offrent la camera obscura.
a/ La lanterne magique :
Au XVIIe siècle, la science physique, l’optique, la dioptrique, la catoptrique, toutes ensembles conjugués, ont engendré un nouvel art, baptisé « Art trompeur ». Ce nouvel art se joue de nos yeux et dérègle tous nos sens. L’astronome hollandais Christiaan Huygens (1629-1695) est l’un des premiers à connaître et à propager la lanterne magique, qui dés 1659, est capable de projeter l’image animée d’un squelette qui s’amuse à ôter et à remettre sa tête, iconographie inspirée de la todtentanz du peintre Hans Holbein. L’image est si saisissante que Huygens nomme « lanterne de peur » ce nouvel instrument d’optique. L’appareil et ses diableries sont répandus jusqu’en Chine dès la fin du XVIIe siècle.
Décrite en 1646 par le père Athanase Kircher dans son ouvrage le grand art de la lumière et de l’ombre, la « lanterna magica » est, selon une définition du XVIIIe, une petite machine qui sert à faire voir sur un mur blanc différents spectres et monstres affreux de façon que ceux qui n’en savent pas le secret croient que cela se fait par art magique. La paternité en revient au danois Thomas Walgenstein. La lanterne amplifie les images de façon gigantesque ; mieux encore, les plaques de verre sur lesquelles sont peintes les vues sont mécanisées. Ainsi les figures s’animent, sur l’écran ou sur le mur blanc, et frappent l’imagination des crédules. On découvre ensuite la portée pédagogique de l’image projetée, et la lanterne est associée au mouvement d’éducation populaire de la seconde moitié du XIXe siècle. Les appareils, qui peuvent posséder plusieurs objectifs, deviennent particulièrement sophistiqués, reconstituant des mouvements permettant des métamorphoses et des fondus.
Si la lanterne magique fournit au cinéma quelques-uns de ses premiers artisans, elle lui offre également un répertoire de sujets et lui propose un mode de découpage d’une histoire en une succession de tableaux. Cette influence se fait particulièrement ressentir sur les réalisateurs anglais James Williamson et Georges Albert Smith. Les spectacles de lanterne étaient accompagnés du commentaire du conférencier. Cette pratique influença la structure des films en permettant que certains éléments ne soient pas explicités dans l’image, mais seulement lors de la projection.
A la fin du XVIIIe siècle, en Europe, ces jeux d’optique et de lumière donnent naissance à la véritable « fantasmagorie ». C’est là que l’inspiration de bien des magiciens du XIXe prend ses sources. Les « tempêtes optiques » débutent vers 1774, à Leipzig, lorsqu’un « faiseur de fantôme » nommé Johann Schröpfer organise des séances de nécromancie. Il se sert de la « lanterne nébuleuse » (projection sur de la fumée) décrite par Guyot pour convoquer les esprits défunts ou la sorcière d’Endor.
La « lanterne Nébuleuse »
C’est le magicien Robertson qui en 1798 ouvra le premier théâtre de « fantasmagories » utilisant la lanterne magique au pavillon de l’échiquier à Paris, puis dans un ancien couvent (décor qui se prêtait admirablement à ce spectacle de l’au-delà). Toutes lumières éteintes, on voyait apparaître des visions de terreurs comme la nonne sanglante, les sorcières de Macbeth, la danse des sorcières. Robertson utilisait, pour certaines projections, deux lanternes. Cette technique novatrice annonce les futurs trucages cinématographiques de Méliès (surimpression sur fond noir et juxtaposition d’image).
A la fin du XIXe siècle, les plaques de lanterne ne sont plus seulement peintes à la main mais recouvertes de chromolithographies ou de photographies. La fonction magique de l’image animée perdure et la lanterne magique est avant tout un divertissement de salon. Mais la mise au point de sources de lumière artificielles et puissantes, l’introduction sur la scène de théâtre de miroirs et de verres pivotants, renouvelle l’esthétique de la scénographie.
Une fantasmagorie très spectaculaire réapparaît sous une forme plus complexe au début des années 1860 : les spectres vivants. A l’origine de ces spectres se trouve encore Robertson, qui utilise des miroirs concaves, des châssis de tissus noirs pour cacher les acteurs, douze lampes à courant d’air, une façade de petit théâtre et des bougies en guise de rampe. Sous la scène, dans la fosse, une lanterne magique projette une forte lumière sur un acteur déguisé en fantôme. Sur le devant de la scène se trouve, encastrée dans un cadre, une glace sans tain de la plus grande dimension possible, inclinée à 45° par rapport au plan du théâtre. Le fantôme lumineux qui évolue dans la fosse est donc reflété sur la glace, aux côtés de l’acteur réel qui joue sur la scène.
Les spectres vivants.
b/ Du Praxinoscope au Cinématographe :
En 1877, Emile Reynaud invente le Praxinoscope (sur le principe des spectres vivants). Il a l’idée de remplacer les fentes du disque du Phénakistiscope (joujou scientifique dû à Joseph Plateau) par des glaces afin d’augmenter la luminosité. Le théâtre optique n’est plus un jouet à usage privé, mais un véritable spectacle qui attire les foules au musée Grévin à partir de 1892. Depuis 1890, les brevets concernant l’enregistrement et la projection d’images animées se sont multipliés, mais quelques problèmes demeurent irrésolus. La décomposition du mouvement en une série d’instantanés photographiques est acquise. Muybridge l’anglais et Marey le français, sont arrivés à des résultats d’une netteté remarquable. Le physiologiste français a l’idée d’inscrire les images sur une longue bande de papier photographique qui se déroule devant l’objectif : le fameux Chronophotographe. Cette bande n’étant pas perforée, son avancement manque de régularité. L’appareil d’enregistrement des images (la caméra) est en voie d’élaboration. Le principal problème à résoudre est le déplacement du support photographique en liaison avec l’ouverture de l’obscurateur de l’objectif. C’est Thomas Alva Edison (inventeur du télégraphe, du phonographe et de la lampe à incandescence) qui pour fixer les vues photographiques renonce au cylindre pour le remplacer par une pellicule perforée de chaque côté, permettant un avancement régulier au moyen d’une roue dentée. A cette occasion, les rubans de ce matériau d’une largeur de 35 mm sont mis au point : le « film » est inventé en 1889.
En 1891 le même Edison met au point le kinétoscope, une grande caisse en bois percée d’un oculaire par lequel on voit une scène animée enregistrée sur un film en boucle. C’est un appareil de vision individuelle mis à la disposition du public dans des magasins spécialement aménagés ou dans les foires et fêtes foraines. Le 28 décembre 1895 à Paris à lieu la première séance public du Cinématographe. Les frères Auguste et Louis Lumière présentent leur dernière invention révolutionnaire. L’impacte sur le public est profond, comme le note Georges Méliès : « à ce spectacle, nous restâmes tous bouche bée, frappés de stupeur, surpris au-delà de toute expression ».
Le Praxinoscope théâtral d’Emile Raynaud.
Le Kinétoscope d’Edison.
Le Chronophotographe de Marey.
La révolution du Cinématographe, par Louis et Auguste Lumière.
c/ Les lieux de projection :
C’est grâce à l’instinct très sûr de dynasties foraines qui se produisaient depuis des générations sur les planches de théâtre de magie itinérants, sur les pistes de cirques ou dans des « baraques » de phénomènes et autres entresort, et qui introduisent le cinématographe dans leurs séances, que débuta la longue histoire d’amour entre le public et le cinéma. Les baraques foraines au décor très chargé, inspiré de l’art nouveau, souvent souligné par un éclairage abondant, comptent parmi les premières salles de cinéma. Ce qui attire avant tout les spectateurs c’est la parade animée par le bonimenteur assisté du personnel de l’établissement. Des séances de projection de lanterne magique, le cinéma adopte l’intervention du conférencier, qui doit assurer la compréhension du sujet et animer le spectacle. Dans les fêtes foraines, le cinéma complète ou éclipse les musées « anatomiques ». Ainsi l’homme tronc Kobelkoff remplace l’exhibition de sa personne par un « cinématographe géant ». Dès janvier 1896, une salle de cinéma permanente fonctionne à Lyon, la ville des inventeurs Lumière.
Le Théâtre Robert-Houdin, le seul Théâtre « de répertoire » de magie au monde.
2- LES ILLUSIONNISTES
Les prestidigitateurs sont les premiers artistes à avoir utilisé le cinéma, et s’en font volontiers les promoteurs dès 1896. Dans beaucoup de pays, on connaît le cinématographe à travers « les spectacles de music-hall ». Les séances de magie, avec leurs projections, leurs automates et leurs diverses utilisations de l’électricité, annoncent le spectacle cinématographique alors que les liens entre la prestidigitation et le cinéma se resserrent à la fin du XIXe siècle. L’intérêt que les magiciens ont témoigné pour le cinématographe, dont ils ont tout de suite perçu le pouvoir d’attraction, tient au fait que l’image avait de tout temps accompagné les spectacles de ces singuliers artistes. Dès l’origine, les projections de lanterne magique et les innovations techniques qui en découlèrent, et que l’on désigne aujourd’hui sous le terme générique de pré-cinéma, ont été les fidèles auxiliaires des séances des physiciens (dont Robertson fut le plus glorieux représentant) et des prestidigitateurs, ceux-ci les utilisant souvent pour conclure leurs programmes.
Le théâtre Robert-Houdin à Paris et l’Egyptian Hall à Londres, les plus fameux théâtres de cette spécialité, inscrivent très tôt à l’affiche les « vues animées ». Parmi les pionniers du cinéma se retrouvent un bon nombre de prestidigitateurs. L’illusionniste et ombromane Félicien Trewey est le premier à organiser les premières projections du cinématographe en Angleterre à l’Empire Théâtre le 20 février 1896. Le magicien américain Carl Hertz de passage à Londres avant d’embarquer pour l’Afrique du sud, se procure auprès de Robert William Paul, la merveille du jour. Pendant la traversée il organise la première séance de cinéma donnée à bord d’un navire. Jean Faugeras, dit Caroly, artiste formé chez Les frères Isola, propose sur place et en province des « séances récréatives de prestidigitation et de cinématographe » avec en première partie une série de tours, puis en deuxième partie, le Cinématographe. David Devant projette des photographies animées au moyen de l’animatograph du même R.W Paul, qui le filme pendant qu’il exécute ses tours. Il partira ensuite en tournée à travers l’Angleterre, présenter des séances de magie combinées aux projections de films. J.N Maskelyne, ami de Devant, réalisa lui-même, grâce à son appareil Mustagraph, quelques films à trucs qui seront présentés à l’Egyptian Hall. Il est de mode chez les prestidigitateurs, de s’approprier les appareils qu’ils emploient en leur donnant un nom inspiré du leur : l’Andersonoscopographe de Phillip Anderson, l’Isolatograph d’Emile et Vincent Isola, le Fregoligraph de Léopoldo Fregoli.
L’Egyptian Hall.
a/ Léopoldo Fregoli (1867-1936) :
Ventriloque, mime, comédien, imitateur, musicien, illusionniste, transformiste, Fregoli est un phénomène. Créateur du « one man show », toutes les grandes capitales se le sont arraché. C’est à Paris en 1900 qu’il triomphera le plus en donnant 300 représentations de suite à l’Olympia, un record absolu. Il interprète près de 100 personnages différents, possède 800 costumes, 1200 perruques, dispose d’une équipe de 23 personnes et voyage avec 370 caisses de rangements disposées dans 4 wagons. Trois heures de spectacle, 80 ou 100 changements de costumes en parlant sans cesse avec 15 voix différentes, en chantant, en dansant, en faisant des tours de magie, de la ventriloquie, de la catalepsie… A partir de 1900 il terminait son spectacle par des projections cinématographiques grâce au Frégoligraphe.
Le Frégoligraphe fit connaître aux foules, particulièrement en Italie, la merveilleuse invention des frères Lumière : scènes d’actualités, mais aussi sketches filmés où Frégoli apparaît comme le premier grand acteur du muet, comme la première star de l’époque Lumière, de 1893 au début du XXe siècle. Après sa rencontre avec les Lumière, Frégoli passe une semaine dans leur usine pour bavarder et s’initier à leurs secrets. Ils acceptent de lui vendre un appareil de projection, et lui donne l’exclusivité d’un certain nombre de films à court métrage. Ce fut d’abord un succès de curiosité, qui donna bien vite à Frégoli l’idée de fabriquer lui-même d’autres films représentant des scènes comiques dont il serait naturellement l’interprète. C’est ainsi que naquirent ses premiers courts métrages: Un tour de Frégoli, Le secret de Frégoli, Frégoli dans les coulisses…
« On commençait à connaître et à aimer le cinéma grâce à mes représentations. Un jour j’ai voulu me servir de l’écran pour jouer un bon tour au public ! Je fis projeter quelques-unes de mes pellicules à l’envers ! Les spectateurs, stupéfaits, voyaient surgir mes costumes des mains de mes accessoiristes, et sauter par-dessus les chaises pour courir à mes devants. Cette rapide marche à reculons déchaîna d’immenses éclats de rire et m’incita à persévérer dans la voie des trucages. La longueur maximum de mes pellicules était alors de 18 mètres, et j’imaginai d’en regrouper 4 pour pouvoir les projeter sans interruption. J’étais ainsi en mesure de projeter un film de 50 mètres, mon rêve ! Avec Frégoli illusionniste, on voyait mes apparitions, mes disparitions et d’extraordinaires escamotages. C’étaient les premiers artifices du cinéma qui se multiplièrent par la suite à l’infini. Je fabriquai toute une collection de pellicules qui terminaient brillamment chaque représentation. L’écran avait été construit pour moi et encadré d’ampoules électriques de toutes nuances. » Frégoli.
Le célèbre transformiste invente même, 30 ans avant, le cinéma parlant.
« Je voulus donner une voix à ces ombres, à ces fantômes, non pas au moyen de disques, mais directement. Je me cachais dans les coulisses, près de l’écran (la projection se faisait de la scène et par transparence), je récitais les répliques de chaque personnage du film et chantais les morceaux de musique accompagné par l’orchestre ; tout cela si bien synchronisé que le public avait exactement l’impression que paroles et musique provenaient de l’écran, absolument comme de nos jours. Je ne revendique pas le titre de pionnier et de précurseur du film sonore et chantant, mais l’observation a été faite par beaucoup de critiques italiens et étrangers. Tous sont d’accord dans leur curieuse constatation : ils affirment que mes spectacles ont été les premiers à introduire sur scène ce dynamisme, ce rythme, cette suite rapide de tableaux, obtenus par les changements presque à vue ; et qui étaient destinés à devenir maintenant la règle caractéristique du nouvel art cinématographique. J’ai peut-être pressenti que le public, agacé par la longueur des comédies ordinaires, allait demander maintenant une rapidité d’effets et un enchaînement de trouvailles scéniques que le cinéma apportait enfin. » Frégoli.
Méliès, le roi des effets spéciaux, a même tourné un film avec Frégoli, intitulé Transformations éclair : un homme opère vingt changements de costumes à vue en deux minutes, combinant ses changement avec ses danses. C’était l’époque où Frégoli rivalisait avec Méliès et tournait de nombreux films à truquages.
Image du Frégoligraph.
b/ Harry Houdini (1874-1926) :
Houdini collabora pour le cinéma en 1916 sur un « sérial » (film à épisode) nommé The Mystery of Myra. Il avait aussitôt entrevu que ce nouvel art, en plein essor, lui offrait une chance inespérée de conserver quelques-uns de ses exploits les plus spectaculaires pour la postérité. The Master Mystery en 1919 fut sa première apparition au cinéma ; il avait alors 45 ans et présenta 31 évasions ; deux par épisode. Fidèle au principe du sérial, chacun d’eux se terminait en laissant Houdini en fâcheuse posture. Les films tournés par le plus célèbre des escapologistes, et auxquels il collabora toujours comme scénariste, ne firent jamais l’objet de recettes exceptionnelles. Ce manque de ferveur du public est imputable au fait que les exploits du magicien, attractifs sur une scène, paraissent falsifiés et truqués en film, même (comme l’affirmait la publicité) s’ils furent tournés directement sans arrêt de caméra. Le mérite des films d’Houdini est de nous restituer quelques exploits oubliés. En 1923, il se lança dans la réalisation avec Haldane of the secret service. Fort mal accueilli par la presse, boudé par le public, le film fut un désastre financier qui clôtura la participation d’Houdini au 7e art. Cette entreprise ruina les espoirs qu’il avait placé dans sa maison de production.
c/ Horace Goldin (1873-1939) :
Le prestidigitateur Horace Goldin est le premier magicien à avoir réfléchi sur le pouvoir de l’image animée en prise directe avec la réalité. Il est le créateur du « cinéma magique », où le réel agit directement sur l’image projetée et inversement. Le cinéma interactif avant l’heure. Voici quelques effets de cette merveilleuse illusion exécutée dès 1910 dans la Revue du mystère : sur scène est tendu un véritable écran de cinéma. Commence alors une sarabande, un va et vient extravagant et incompréhensible entre les personnages projetés cinématographiquement sur la toile et Horace Goldin en chair et en os sur la scène. L’illusionniste s’approche de l’écran avec sa cigarette et se fait donner du « vrai » feu par la jeune femme du film. Il lui tend son mouchoir, elle le prend…et l’on voit miraculeusement le mouchoir quitter la main de Goldin pour se retrouver entre les mains de la personne filmée. Celle-ci, dans l’image mouvante, saisit une chaise qu’elle tend vers le magicien, qui s’en empare. Et le voici sur scène, en possession d’un vrai siège qu’on ne voit plus sur l’écran. Pour terminer Goldin entre carrément dans l’écran où il se trouve instantanément « projeté », pendant que sa partenaire quitte résolument la toile blanche pour se retrouver vivante sur la scène.
d/ Georges Méliès (1861-1938) :
Voir le dossier spécial consacré à l’inventeur du « spectacle cinématographique ».
3- L’EVOLUTION DU LANGUAGE CINEMATOGRAPHIQUE
Le cinéma est très influencé par le théâtre de variétés dès sa naissance. Certains films adoptent la forme de numéros filmés : le décor imite la toile de fond des théâtres, l’artiste entre en scène, salue, exécute son numéro et sort. La caméra occupe la place idéale d’un spectateur de théâtre, face à la scène, à une distance moyenne. Ces numéros de variétés filmés, qui ne comprennent en général qu’un seul plan, sont projetés dans les music-halls dont-ils enrichissent le répertoire sans dénaturer le spectacle.
Très vite, sous l’influence de la bande dessinée (les comics), la caméra bouge. Les comics strips qui occupent une pleine page de journal sont divisés en images, équivalent du plan cinématographique qui conduisent le récit tout en variant les angles de vue, les échelles, les lieux. Ainsi travelling et panoramique élargissent l’espace scénique. La position de l’appareil de prise de vues, généralement situé à la hauteur des yeux des acteurs, peut-être l’objet de subtiles modifications, soit placé plus bas, soit orienté afin de filmer en plongée ou en contre plongée.
Si les films de Louis Lumière font preuve d’une remarquable science du cadrage (hérité de la photographie) et de l’utilisation de la profondeur de champ, ils ne sont composés que d’un unique plan fixe. L’opérateur Eugène Promio qui, en 1897 à Venise à bord d’une gondole, filme les palais du grand Canal, considérera qu’il a réalisé là les premiers travellings de l’histoire du cinéma. Il restera rare qu’ils ne soient pas justifiés par un moyen de locomotion. « La poursuite » au cinéma suscite la réalisation de films plus longs, comprenant plusieurs plans, tournés en extérieur. S’échappant des décors en trompe l’œil des studios, les acteurs s’élancent dans les rues avoisinantes. Sans recourir au montage, la surimpression d’une scène est longtemps employée pour représenter la subjectivité du rêve, du souvenir ou des paroles.
Lorsqu’un film comprend plusieurs plans, le réalisateur doit faire face à un problème nouveau : le montage des plans et leurs raccords. Le plus ancien mode de transition entre les plans est le fondu. Employé d’abord par Méliès, il se généralise rapidement ensuite un peu partout. Seul Méliès persista dans cet usage. Les anglais introduisent l’usage de la coupe simple entre deux plans, sans que le champ soit vide ni que l’action soit achevée. Deux films de James Williamson produisent une impression tout à fait nouvelle : Stop thief ! (au voleur, 1901) et Fire (au feu, 1902). C’est encore un anglais, Georges Albert Smith qui, le premier divise une même scène en plusieurs plans et insère des gros plans entre des plans d’ensemble. The Great Train Robbery (1903), le premier western du cinéma, est un film phare qui révèle remarquablement comment on pouvait, après quelques années de cinéma de fiction, raconter une histoire.
Edwin.S.Porter, le réalisateur, enchaîne les scènes les unes aux autres sans fondu, par des coupes simples intervenant avant l’achèvement dramatique ou logique de la scène. L’unité constitutive du film n’est plus le tableau, mais bien le plan. On peut également y voir un embryon de montage alterné ; cette succession répétée de deux scènes qui permettra quelques années plus tard à David Wark Griffith, le père du montage moderne, de conduire parallèlement plusieurs récits et d’exprimer la simultanéité de deux actions (Naissance d’une Nation, 1915 et Intolérance, 1916). Griffith le symbole de l’art du film muet, un des maîtres d’Alfred Hitchcock ; Hitchcock qui utilisera au maximum le potentiel technique et narratif du cinéma allié aux théories de l’illusionnisme.
The Great Train Robbery
4- L’ILLUSION AU CINEMA, une expérience subjective
a/ Le spectateur de cinéma :
« Tout le réel perçu passe donc par la forme image. Puis il renaît en souvenir, c’est-à-dire image d’image. Or le cinéma, comme toute figuration (peinture, dessin) est une image d’image, mais comme la photo, c’est une image de l’image perceptive, et, mieux que la photo, c’est une image animée, c’est-à-dire vivante. C’est en tant que représentation de représentation vivante que le cinéma nous invite à réfléchir sur l’imaginaire de la réalité et la réalité de l’imaginaire. » Edgar Morin.
Morin part de la transformation, à ses yeux étonnante, du cinématographe, invention à finalité scientifique, en cinéma, machine à produire de l’imaginaire. La perception filmique présente tous les aspects de la perception magique. Le film retrouve donc l’image rêvée, affaiblie, rapetissée, agrandie, rapprochée, déformée, obsédante, du monde secret où nous nous retirons dans la veille comme dans le sommeil, de cette vie plus grande que la vie où dorment les crimes et les héroïsmes que nous n’accomplissons jamais, où se noient nos déceptions et où germent nos désirs les plus fous.
b/ L’approche sémiologique :
Lorsque la sémiologie a commencé à se constituer comme théorie pilote dans le champ du cinéma, elle s’est essentiellement consacrée, sur le modèle de la linguistique, à l’analyse immanente du langage cinématographique et de ces codes, qui excluaient, en toute rigueur méthodologique, la prise en considération du sujet spectateur (Christian Metz et Roland Barthes). La recherche dispose néanmoins de plusieurs angles d’attaques pour une théorie du spectateur : Quel est le désir du spectateur de cinéma ? (un état d’abandon, de solitude, de manque…) Quel sujet-spectateur est induit par le dispositif cinématographique ? (la salle obscure, la suspension de la motricité, le surinvestissement des fonctions visuelles et auditives…) Quel est le régime métapsychologique du sujet-spectateur pendant la projection du film ? Comment le situer par rapport aux états voisins du rêve, du fantasme, de l’hallucination, de l’hypnose ? Quelle est la place du spectateur dans le déroulement du film ? Comment le film constitue-t-il son spectateur, dans la dynamique de son avancée ? Pendant la projection, et après, dans le souvenir, peut-on parler d’un travail du film.
c/ L’identification au film :
Une série d’analogies ont permis à la théorie du cinéma de rapprocher le spectateur du sujet de la psychanalyse à travers un certain nombre de postures et de mécanismes psychiques. Dans la théorie psychanalytique, le concept d’identification occupe une place centrale, et ceci dès l’élaboration par Sigmund Freud de la seconde théorie de l’appareil psychique en 1923, où il met en place le Ca, le Moi et le Sur-moi. Freud nous parle de l’identification primaire (la phase qui précède le complexe d’Œdipe) et la phase du miroir, où s’instaure la possibilité d’une relation duelle entre le sujet et l’objet, entre le moi et l’autre. Cette identification narcissique à l’objet nous ramène en plein cœur du problème du spectateur de cinéma.
C’est Jean-Louis Baudry qui a souligné avec précision une double analogie entre la situation de « l’enfant au miroir » et celle du spectateur de cinéma. Première analogie : entre le miroir et l’écran. On a bien affaire, dans les deux cas, à une surface cadrée, limitée, circonscrite. Cette propriété du miroir (et de l’écran) est sans doute ce qui lui permet fondamentalement d’isoler un objet du monde et, dans le même temps, de le constituer en objet total. Seconde analogie : entre l’état d’impuissance motrice de l’enfant et la posture du spectateur impliquée par le dispositif cinématographique. Inhibition de la motricité et rôle prépondérant de la fonction visuelle : deux caractéristiques spécifiques de la posture du spectateur de cinéma. Tout se passe donc comme si le dispositif mis en place par l’institution cinématographique mimait ou reproduisait partiellement les conditions qui ont présidé, dans la petite enfance, à la constitution imaginaire du moi lors de la phase du miroir.
Il est clair que Freud désigne l’origine de toute sublimation dans le mécanisme même de l’identification. Il analyse clairement que ce n’est pas par sympathie qu’on s’identifie à quelqu’un mais qu’au contraire la sympathie naît seulement de l’identification. La sympathie est donc l’effet, et non la cause de l’identification. La perte de vigilance du spectateur de cinéma l’incline à pouvoir sympathiser, par identification, avec n’importe quel personnage ou presque, pourvu que la structure narrative l’y conduise.
Ainsi Alfred Hitchcock a réussi à plusieurs reprises (L’ombre d’un doute, Psychose) à faire s’identifier son spectateur à un personnage principal, a priori, tout à fait antipathique : une voleuse, le complice du crime d’une jeune femme, un assassin de riches veuves, etc. L’identification est un effet de la structure, de la situation, plus qu’un effet de la relation psychologique aux personnages ; en cela les films d’Hitchcock sont exemplaires. Il suffit d’une séquence ou d’une scène pour que le spectateur y trouve sa place. « L’identification ne fait pas acception de psychologie ; elle est une pure opération structurale : je suis celui qui a la même place que moi. » Roland Barthes.
Pour Jean-Louis Schéfer le cinéma n’est pas fait pour permettre au spectateur de se retrouver, mais aussi et surtout pour étonner, pour sidérer : « L’on va au cinéma pour des simulations plus ou moins terribles, et pas du tout pour une part de rêve. Pour une part de terreur, une part d’inconnu. Quand je suis au cinéma, je suis un être simulé, c’est du paradoxe du spectateur qu’il faudrait parler.»
CONCLUSION
L’évolution fulgurante du cinématographe est sans précédant dans l’histoire des arts et provoquera la perte de beaucoup d’illusionnistes. Il est un paradoxe instructif, qui découla indirectement de la promotion intensive que firent les magiciens en faveur du cinéma. Dès 1910, la fusion entre la magie et le cinéma semble se désagréger. Petit à petit le public s’est passionné pour le cinéma (réaliste et social) et a marginalisé le prestidigitateur, au profit du film. Le cinématographe a évolué très rapidement en tant qu’art, technique, industrie et économie. Les illusionnistes se sont laissés dévorer parce qu’ils avaient inventé. Les trois premières décennies du XXe siècle sont considérées, à juste titre, comme l’âge d’or de la magie. A cette époque et partout dans le monde, les illusionnistes, avec leur cortège de décors, costumes, assistantes et assistants, et leurs spectaculaires grandes illusions, étaient devenus les têtes d’affiche indétrônables des plus grands music-halls de la planète.
Quelques années plus tard, les uns après les autres, la plupart de ces établissements se reconvertirent en cinéma (même le théâtre Robert-Houdin !) et, si le magicien y retrouva sa place, elle fut progressivement réduite à la portion congrue : une simple attraction se produisant dans le brouhaha de l’entracte qui séparait le documentaire, le dessin animé et les actualités du grand film. Pour n’avoir pas su anticiper ce malheureux tour de passe-passe du destin, la magie allait devoir patienter près de 50 ans avant de retrouver le haut de l’affiche, notamment à Las Vegas.
Bibliographie :
– Le grand Art de la lumière et de l’ombre de Laurent Mannoni (Nathan Université, 1995).
– Cinématographe, invention du siècle de Emmanuelle Toulet (Découvertes Gallimard, 1988).
– Esthétique du film de J.Aumont / A.Bergala / M.Vernet (Nathan université, 1993).
– Méliès, magie et cinéma (Fondation Electrique de France, Paris musées 2002).
– Frégoli, sa vie et ses secrets de Jean Nohain et F. Caradec (Editions la jeune Parque, 1968).
– Houdini et sa légende de Roland Lacourbe (Editions techniques du spectacle, 1982).
– Les illusionnistes et leurs secrets de Michel Seldow (Le livre de poche, 1959).
A lire :
– L’illusion cinématographique.
– Lanterne magique et film peint.
– Lanternes magiques.
– Musée de la lanterne magique de Padoue.
– Le musée du cinéma.
– Fantasmagorie de Robertson.
– Tod Browning.
– Orson Welles.
– Le Prestige.
A voir :
– l’encyclopédie DVD MEDIA MAGICA.
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