Le cinéma contemporain a un mal chronique à regarder vers le passé. Il est pourtant essentiel de remonter aux sources de cet art populaire qui a vu naitre une multitude d’icônes. Les premières stars furent celles du muet. Quand on demande au grand public de citer leurs noms, en ressort les inévitables Charles Chaplin et Buster Keaton. Il y a pourtant une autre star qui est tombée dans l’anonymat le plus total. Un acteur qui était une véritable légende dans les années 1920. Un acteur, qui par son jeu unique, a influencé des générations de comédiens jusqu’à nos jours. Son nom : Lon Chaney, « l’homme aux mille visages », « l’acteur des acteurs ».
Aujourd’hui, il est urgent de redécouvrir Lon Chaney, de le sortir du ghetto où il a été enfermé pendant des décennies. Parce que Chaney est une figure essentielle de l’acteur et un modèle d’opiniâtreté. Parce qu’il a révolutionné le transformisme et le rôle de la pantomime au cinéma. Sur ses cent cinquante six films tournés, seulement quarante et un ont survécus. Si Lon Chaney est connu c’est surtout pour ses performances de « monstres » dans le Bossu de Notre Dame et Le fantôme de l’Opéra. On l’a réduit, à tort, à un acteur de films d’épouvantes alors qu’il était un acteur dramatique complet. Redécouvrons ensemble le parcours singulier de Lon Chaney et les films qui l’ont rendu immortel.
LE THEATRE
Fils de parents sourds-muets, Lon Chaney (1883-1930) de son vrai nom Leonidas Frank Chaney apprend tout naturellement à utiliser ses mains et son corps pour s’exprimer. Il est ainsi obligé de s’initier au langage des signes et à la pantomime pour communiquer avec sa famille. Pour divertir les siens, Lon Chaney avait coutume de s’aventurer dans la ville et d’observer les gens. De retour à la maison, il jouait de petits sketches silencieux en mimant les citoyens de la ville et les événements passés. En 1895, il rejoint son grand frère au Colorado Springs Opera House et travaille comme accessoiriste, machiniste et peintre de décors. Dès 1901, il devient acteur de compagnies de théâtre itinérantes et obtient son premier rôle à l’âge de 19 ans.
Chaney (à gauche) dans ses premiers rôles au théâtre.
En 1905, il se marie avec Cleva Creighton (1889-1967) et divorce en 1915. Ils eurent un fils : Creighton Chaney (1906-1973) qui tentera d’atteindre la gloire de son père sous le nom de Lon Chaney Jr. Suite à une histoire à scandale au sujet de son divorce avec la mère (alcoolique) de son fils, Lon Chaney est contraint de quitter les planches pour intégrer le 7ème art.
LE CINEMA
En 1912, aidé par son ami Lee Moran, Lon Chaney intègre les Studios Universal créés la même année par le producteur Carl Laemmle. Ce nouvel emploi va permettre à cet acteur de théâtre de se familiariser avec les tournages marathons et expérimentaux de la nouvelle industrie du cinéma muet.
Les débuts du tout jeune Chaney aux studios Universal.
C’est en 1913 que Chaney débute au cinéma dans le film The ways of fate. Il va ensuite jouer dans des comédies (slapstick), des mélodrames et des westerns où il prête le plus souvent ses traits à des rôles de traître. Parallèlement à ses interprétations, l’acteur s’intéresse de très près à l’art du maquillage. Avec ses rôles de comique, bandit, aventurier, escroc ou jeune premier amoureux, il acquiert une réputation de comédien à la très large palette grâce à un maquillage approprié qui lui permet d’incarner le personnage dont la compagnie a besoin. Tel un caméléon, Lon Chaney est capable de se glisser dans n’importe quel rôle et d’interpréter une multitude de figures.
Ici en Pirate.
Rapidement, Chaney se fait remarquer grâce à sa formidable capacité à se transformer. Il sait rendre ses personnages réalistes et non stéréotypés en utilisant des gestes précis pour donner de la texture et une profondeur inédite à « ses figures ». Son talent de maquilleur autodidacte lui permet de gravir rapidement les échelons et de prétendre à des rôles de plus en plus importants. Pendant cinq ans, il tourne près de 107 films de courts et moyens métrages aux studios Universal dont seulement 11 ont survécu. Il écrit également en parallèle des scénarios et réalise six courts métrages dans l’année 1915.
Lon Chaney (à gauche) dans Quits de 1915.
En 1918, il obtient sa première chance grâce à William Hart qui lui propose un rôle de méchant face à lui dans le western Riddle Gawne. Avec ce film Lon Chaney reçoit des éloges pour sa performance et est choisi pour interpréter le personnage de « The Frog » dans un mélodrame appelé à être une gloire retentissante : The Miracle Man de George Loane Tucker.
Chaney (à droite) en cowboy dans Riddle Gawne.
The Miracle Man (1919)
Dans The Miracle Man, Chaney joue un contorsionniste qui se sert de la crédulité des fidèles pour faire fortune en faisant croire à un miracle qui lui permet de remarcher après avoir simulé la paralysie. C’est l’occasion pour Chaney de montrer ses dons d’acteur, et d’apparaître comme un maître du maquillage et de la pantomime. Il jouera un double rôle similaire en 1923 dans The Shock et surtout en 1926 dans le magnifique The black Bird. Une critique élogieuse et une recette de plus de deux millions de dollars le propulse au rang de l’acteur de genre le plus important des USA.
Après plus d’une centaine de films chez Universal, Chaney quitte ce studio pour devenir un acteur indépendant.
The Penalty (1920)
Dans ce mélodrame, Lon Chaney alias Blizzard joue un criminel des bas fonds de San Francisco. Etant jeune homme, celui-ci a été victime d’un accident d’automobile, et s’est fait amputé, à tort, des deux jambes par un charlatan. Il grandit dans la violence et l’aigreur en se vengeant sur les riches et les puissants, et en particulier sur le médecin qui l’a mutilé… Chaney obtient enfin le premier rôle dans un film dont il est la vedette. The penalty est le premier film tourné pour Samuel Goldwyn à la MGM. Le réalisateur Wallace Worsley, voulait utiliser des angles de caméra truqués pour que Chaney ressemble à un cul-de-jatte. Celui ci refusa et conçu un harnais de cuir qui liait ses jambes, derrière lui, contre ses cuisses. Il marchait ainsi sur ses genoux. Ce fut une épreuve très douloureuse, qui réduisait la circulation de ses jambes entraînant des ruptures de vaisseaux sanguins. Ce trucage physique n’était que secondaire par rapport à l’interprétation rageuse de Chaney.
« L’illusion était si complète que le public halluciné par cette création extraordinaire, se demanda si oui ou non Lon Chaney était amputé des deux jambes ! » John Crawell.
Cela a été le premier des nombreux rôles pour lesquels Chaney a subi une auto-torture atroce pour obtenir l’effet désiré, et qui a abouti à sa réputation de masochiste. Ce genre de contorsion deviendra très vite sa marque de fabrique : il incarnera à merveille les êtres défavorisés par la nature, les infirmes, les estropiés, les aveugles avec une prédilection pour le grimage pittoresque. Avant de devenir une star internationale, Chaney jouera le rôle d’un délicieux vilain dans Victory (1920) de Maurice Tourneur et perfectionnera son art du maquillage avec un double rôle de pirate dans L’Île au trésor (1920) et un rôle de vieux juif dans Oliver Twist (1922).
Chaney dans L’Île au trésor.
Le Bossu de Notre Dame (1923)
Pour sa troisième collaboration avec Wallace Worsley et sous la commande d’Irving Thalberg et de Carl Laemmle, Lon Chaney va devenir une star mondiale grâce à cette deuxième adaptation du roman de Victor Hugo à l’écran. Ce film deviendra aussi la marque de prestige que les studios Universal attendaient.
Carl Laemmle, chef d’Universal, autorisa un budget de 1,5 millions de dollars, un record pour l’époque ! Il fera construire, un des plus couteux décors du cinéma muet en reconstituant le parvis et la façade de la cathédrale Notre Dame en studio. Un plateau gigantesque de 186 sur 280 mètres verra défiler plus de deux cents figurants. Le jeune producteur Irving Thalberg deviendra, quand à lui, une des personnalités les plus influente du cinéma muet et sera surnommé « le merveilleux garçon d’Hollywood » et offrira, par la suite, à Lon Chaney des rôles sur mesure. Lon Chaney s’impliqua dans toutes les étapes du film. De la production au scénario. Il collabora à l’adaptation du roman qu’il connaissait sur le bout des doigts et qu’il voulait porter à l’écran dès 1920. Il fut également concerté pour le choix du réalisateur et dirigea quelque scène pendant le film.
Pour son rôle de Quasimodo, Lon Chaney suivi la description de la créature à travers des notes confidentielles de Victor Hugo. L’acteur portait sur son dos une bosse en caoutchouc pesant vingt cinq kilos attachée à un harnais de cuir reliée à un grand plastron. Avec cet accoutrement Chaney était incapable de se tenir debout. Son torse était recouvert d’une peau tendue, couleur chair en caoutchouc, recouverte de poils d’animaux. La chaleur à l’intérieur du costume était insupportable et l’acteur était toujours trempé de sueur. Son visage était également recouvert d’un masque en caoutchouc d’une seule pièce qui déformait son œil droit. Un énorme travail fut effectué sur sa dentition et sa mâchoire inférieure après l’essayage de plusieurs prothèses. Après quatre heures de préparation chaque jour, cette transformation soumettait son corps aux pires souffrances. Lon Chaney voulant au final, ressentir physiquement la douleur de Quasimodo.
He Who Gets Slapped (1924)
L’histoire : Le professeur Baumont (Lon Chaney), grand scientifique, subit l’humiliation de sa vie : alors qu’il vient d’achever le chef d’œuvre de sa carrière, son ami le Baron le lui vole pour en retirer tous les bénéfices. Devant une audience de barbus universitaires, Baumont tente de se défendre en expliquant qu’il est bel et bien l’auteur de la découverte. Le Baron le traite alors de fou et le gifle en public, ce qui provoque l’hilarité générale de l’assistance. Meurtri, humilié, Baumont retourne péniblement chez lui pour découvrir que sa femme le trompe avec le Baron. Elle décide alors de le quitter. Plusieurs années après, Baumont est devenu clown dans un cirque, un clown connu sous le nom de « Celui que l’on gifle » et qui amuse les foules en se ramassant des baffes de la part de soixante clowns rieurs. Arrive alors Consuelo, jeune et belle écuyère dont un jeune cavalier et Baumont tombent amoureux. Quant au Baron, venu rire aux pitreries de « Celui que l’on gifle », il sympathise alors avec le père de Consuelo, un homme plus soucieux de son compte en banque que de sa fille…
Ce classique du cinéma muet est la toute première production de la Metro-Goldwyn-Mayer (Irving Thalberg associé à Louis B. Mayer) et l’un des premiers succès commercial et critique du studio. Une réussite totale, un chef d’œuvre qui est du aux talents combinés du réalisateur suédois Victor Seastrom, de son acteur principal Lon Chaney et du duo légendaire Thalberg / Mayer. Dans cette dramatique histoire d’amour, Chaney fait une démonstration saisissante de son talent pour retranscrire les émotions de son personnage brimé et humilié. Roulement des yeux, grimaces, froncements de sourcils, chacune de ses apparitions est fascinante. Avec ses surimpressions saisissantes, He Who Gets Slapped est d’une grande beauté plastique qui s’adresse autant à l’œil qu’à l’âme des choses. Le film se termine de façon tragique et brutale, lorsque Baumont lâche un lion sur le Baron et le père de Consuelo qui se feront dévorer vivants. Un acte de vengeance ultime qui permet enfin à Baumont de renverser la situation et de rire du mal de celui par qui son malheur arriva, avant de s’écrouler devant son public à cause d’une blessure mortelle infligée par le père de sa bien aimée. Déchirant.
Le Fantôme de l’Opéra (1925)
Cette adaptation du roman de Gaston Leroux est une remarquable réussite grâce à son casting et à sa réalisation confiée à Rupert Julian. Le film deviendra, au fil des décennies, la version ultime de l’adaptation du roman à l’écran.
Parmi les séquences les plus marquantes :
– la scène du grand escalier où le grand lustre, de douze mètre de diamètre pesant 8000 kilos, s’écrase sur les spectateurs de l’opéra.
– l’arrivée du fantôme déguisé avec un masque de mort.
– la scène où la jeune fille (Mary Philbin) se glisse derrière le fantôme et enlève son masque. Un des grands moments du cinéma d’horreur.
Comme pour Le Bossu de Notre Dame, le maquillage de Chaney était un exercice d’auto-torture. Il avait mit au point un dispositif inséré dans son nez qui se propageait dans ses narines pour en relever la pointe. Il s’inséra de fausses dents en saillie auxquelles étaient rattachés de petites broches reliées aux coins de sa bouche. Pour finir, des disques de Celluloïd placés dans sa bouche étaient utilisés pour faire ressortir ses pommettes. Le maquillage de Lon Chaney fut une source d’inspiration pour beaucoup d’autres maquilleurs et notamment pour le créateur de Batman, Bob Kane qui s’est inspiré d’Erik pour concevoir son Joker.
Erik le fantôme qui hante l’Opéra de Paris est probablement le personnage le plus célèbre et certainement le rôle le plus horrible joué par Lon Chaney. Produit par Carl Laemmele au sein d’Universal (le studio qui se spécialisera dans les films d’horreur dans les années 30), le film a été mit à l’écart pendant près de deux ans, et a été soumis à d’intenses rafistolages. D’autre part, de grosses tensions entre Chaney et Julian n’ont pas facilité le tournage. Alors que beaucoup s’attendait à une catastrophe, le film se révéla être un énorme succès commercial et critique. Après Le Fantôme De L’Opéra, Irving Thalberg engage définitivement Chaney comme acteur à la Metro-Goldwyn-Mayer. Durant les cinq dernières années de sa carrière cinématographique (1925-1930), Chaney travailla exclusivement sous contrat avec la MGM. C’est pendant cette période qu’il offrit ses interprétations les plus remarquables sous la direction de Tod Browning.
Lon Chaney pouvait changer de visage sans maquillage comme l’atteste ses rares photos !
TOD BROWNING
« J’ai la chance d’avoir à ma disposition un artiste comme Lon qui adopte les apparences et les déguisements des plus grotesques. Plus ils sont grotesques, plus Lon les aime. Sa souffrance pendant certains de ses trucages, ce n’est pas de la publicité ! Il est capable de faire n’importe quoi par amour envers un film. » Tod Browning.
Lon Chaney fut l’acteur fétiche de Tod Browning qu’il rencontra la première fois en 1919 sur le tournage de The Wicked Darling , le premier long métrage de Tod Browning dans lequel Chaney joue le rôle d’un truand. En 1920, Browning refait tourner Chaney dans Outside the Law qui le voit déjà endosser un double rôle : celui d’un fidèle serviteur chinois et d’un cruel truand américain. Chaney développera par la suite une panoplie impressionnante de figures d’asiatiques se concrétisant par Mr Wu en 1927.
Outside the Law, premier double rôle de Chaney chez Browning.
Mais ce n’est que cinq ans plus tard, en 1925 que les deux hommes deviendront d’inséparables amis et collaboreront dans une symbiose totale que seule la mort de l’acteur interrompra. Ensemble, ils tourneront huit films qui confirment leur goût commun pour la description des êtres en marge : The unholy three, The black bird, The road to Mandalay, The unknown, London After Midnight, The big city, West of Zanzibar et Where east is east. En grand amateur de cirque et des phénomènes de foire, Tod Browning offre des rôles de composition à Lon Chaney jouant toujours un malfrat, un bandit, un gangster, un hors la loi ou un rebelle. Le cinéaste s’intéressa moins à l’art du maquillage de son acteur qu’à l’extraordinaire agilité de son corps, à la plasticité de son visage et à sa capacité à refléter les émotions les plus extrêmes. Dans les films de Browning, l’acteur y fait étalage d’un jeu qui transcende le caractère répulsif de ses personnages, les rendant attachants. Déguisé en vieille femme criminelle dans The unholy three (1925), borgne dans The road to Mandalay (1927), le voici manchot dans The unknown (1927) avant de jouer les vampires aux yeux exorbités dans London After Midnight (1927).
Chaney alias Singapour Joe dans The road to Mandalay.
Lon Chaney sera toujours l’homme délaissé par la femme qu’il aime en raison de son infirmité. Un personnage tordu, difforme, paralysé, borgne, sans bras et torturé moralement par les affres d’un amour impossible. Dans tous ces rôles mélodramatiques, le comédien parviendra toujours à rendre son personnage attachant et même parfois déchirant, par sa sincérité et sa puissance. Avec Lon Chaney, Tod Browning dévie la représentation classique du monstre. Ici, nuls effets, nuls oripeaux, nuls trucages. L’acteur doit trouver, au fond de son corps, la marque d’une probable difformité. Le maquillage n’est là que pour soutenir la prouesse monstrueuse, il n’est pas l’instrument qui va faire « croire ». Chez Browning, le corps seul est l’instrument de la déviation, et pour parler du handicap, il filme les potentialités de ce même corps. C’est bien l’incertitude qui traverse le corps de Lon Chaney dans les films de Browning, l’incertitude non pas sur ce qu’il devient, mais sur ce qu’il est devenu, l’incertitude non pas sur ce qu’il est, mais sur ce qu’il était. À l’encontre des comédiens qui jouent le handicap et pensent le jouer vraiment, « L’homme aux mille visages » a suivi son cinéaste sur le versant autrement plus fantastique de la contamination pour délivrer, grâce à ces incarnations monstrueuses, l’insondable secret lovecraftien. En chacun de nous, en notre corps se profile un monstre.
Chaney alias Echo et sa marionnette Nemo dans The Unholy three.
A l’époque où les sentiments qui traversaient un personnage n’étaient exprimés que par le corps de l’acteur, Lon Chaney, disait vouloir avant tout « examiner l’âme et le cœur du personnage que je joue ». Mais, ajoutait-il, « puisque le visage d’un homme reflète souvent l’état de son âme et de son cœur, j’essaie de le montrer à travers mon maquillage, qui n’est que le prologue.» Tod Browning rejoignait Chaney dans sa vision de l’acteur et du personnage. Dans ses films, les péripéties narratives découlent de l’état physique et psychique d’un individu extraordinaire, greffe d’irréalité (le personnage) et de chair (l’acteur). La fiction se soumet ainsi au personnage et à l’acteur, et non l’inverse. C’est sur le corps de Chaney que la fiction s’identifie.
The Unholy three (1925)
L’histoire : Le ventriloque Echo (Lon Chaney) et ses camarades Hercules et Tweedledee le nain, décident de mettre sur pied une arnaque machiavélique. Ils montent une oisellerie afin de vendre des perroquets doués pour la parole. Mais les talents d’orateur de ceux-ci ne sont en réalité qu’un subterfuge réalisé grâce au talent de ventriloque d’Echo déguisé en vieille grand-mère, Mrs O’Grady, à la bonté infinie. Les clients déçus de ne pas pouvoir taper la discussion avec leurs perroquets, appellent la grand-mère à la rescousse. Celle-ci rend alors visite à ses clients avec une poussette contenant son petit-fils, Tweedledee déguisé en bébé. Et pendant que grand-mère parvient à faire parler l’oiseau incriminé, bébé procède à des repérages en vue d’un futur cambriolage… Les affaires marchent, jusqu’au jour où l’un de leur casse tourne au drame et laisse un mort derrière eux.
Le nain, le géant et le ventriloque.
C’est le producteur Irving Thalberg qui est à l’initiative du projet et qui fait se rencontrer Browning et Chaney. Dans cette production luxueuse de la MGM, Tod Browning met en scène, comme souvent, des personnages marginaux qui lui tiennent à cœur. Ici, les artistes de foire sont les criminels et ils paieront au final leur crime. Seul Echo parviendra à s’en sortir.
Irving Thalberg en compagnie de Lon Chaney et d’ Harry Earles.
Chaney effectue un véritable tour de force en interprétant deux rôles. Le personnage du ventriloque est à la base une doublure. La marionnette Nemo est le double d’Echo le ventriloque, une projection de lui-même. A travers Nemo, Echo semble démontrer ce que Lon Chaney fait avec son propre corps : l’animer de gestes et suggérer une voix.
Chaney en Mrs O’Grady dans The Unholy three.
Sa prestation en grand-mère trapue est remarquable, surtout quand Echo, caché derrière une porte, imite par la pantomime et la voix « off » Mrs O’Grady. Caché dans cette arrière boutique, l’acteur nous donne à voir ses gestes simples au moment où il prépare son rôle comme s’il était dans sa loge. Le jeu de ses expressions faciales reste toujours un élément de fascination majeure, que ce soit pour exprimer la cruauté, le dédain, la tristesse ou l’appréhension. L’éventail ainsi déployé est d’une immense richesse, surtout que Tod Browning pousse son acteur à jouer avec les éléments sonores du réel.
The Black Bird (1926)
L’histoire : L’Oiseau noir (Lon Chaney) est un truand notoire qui porte son dévolu sur Fifi, une jeune et jolie française qu’il rencontre dans le cabaret qu’il fréquente régulièrement. Également courtisée par Bertie, escroc de son état lui aussi, Fifi succombe aux avances et au charme de ce dernier. Ensemble, ils décident donc de rendre visite à l’Evêque, frère jumeau estropié de l’Oiseau noir, en vue d’une future union. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que l’Évêque et l’Oiseau noir ne sont en réalité qu’une seule et même personne, l’identité du premier servant de couverture au second. Et si la supercherie fonctionne aussi bien, c’est que l’Oiseau noir possède la faculté de se déboîter la hanche et l’épaule afin de se donner un véritable air d’handicapé.
Dans The Black Bird, Lon Chaney incarne tour à tour l’Oiseau Noir et l’Évêque, deux frères, moralement et physiquement dissemblables. Si l’un est un individu louche et malfaisant, droit et bel homme, l’autre, d’une bonté sans égale, est marqué dans sa chair, estropié. Très rapidement, le spectateur comprend que ces deux personnages ne font qu’un : l’Évêque se transforme en Oiseau Noir, nouveau docteur Jekyll et mister Hyde, couvre et absout les crimes de son « frère ». Le repaire de l’Oiseau Noir est aussi la loge de l’acteur, où le passage d’un personnage à un autre se réalise. Lors des transformations les deux rôles cohabitent dans un même corps tandis que les voix maintiennent l’illusion de deux corps (comme Echo dans The Unholy three).
Ce mélodrame atmosphérique est une perle rare, un joyau presque invisible (pas de diffusions, ni d’édition DVD existante), un trésor que l’on découvre et que l’on garde jalousement. Cette boîte de pandore renferme la transformation ultime de Lon Chaney. Et cette transformation nous est montrée étape par étape. Tod Browning explose les limites corporelles de son acteur fétiche et propose au spectateur la primeur de ces transformations. Par deux fois, il filme ce passage d’un état à un autre, de la normalité à la déviance. Nous restons bouche bée devant tant de virtuosité, où la douleur se mélange avec la terreur et la beauté. Un moment de cinéma d’une rare intensité émotionnelle qui vaut toutes les transformations de « monstres » au cinéma. C’est unique car nous touchons à l’essentiel même de la mutation à l’intérieur même du corps sans artifice et tricherie. Cette mise à nu provoqua chez Lon Chaney des douleurs éprouvantes dont la moindre erreur lui était interdite. A la fin du film, les deux frères sont définitivement confondus dans le même corps de l’acteur. Le personnage réel (l’Oiseau Noir) meurt emporté par son frère imaginaire (l’Évêque) et ainsi emporte son secret dans sa tombe.
The Unknown (1927)
L’histoire : Dans un cirque, Alonzo (Lon Chaney) l’homme sans bras, est éperdument amoureux de la belle Nanon (Joan Crawford), elle-même courtisée par Malabar, l’homme fort du cirque capable de tordre des barreaux de fer à mains nues. Mais Nanon a horreur des mains d’homme qui se baladent sur son corps, ce que Malabar ne parvient évidemment pas à comprendre. Cette phobie est alors saluée par Alonzo qui est en réalité un faux manchot cachant son identité de criminel identifiable grâce à sa main à deux pouces. Par amour pour sa belle, Alonzo décide de se faire amputer des deux bras…
The Unknown est le sommet du tandem Chaney/Browning, un chef d’œuvre macabre dans lequel Lon Chaney fait preuve d’un talent saisissant dans le rôle de ce manchot utilisant ses pieds comme des mains C’est au travers de son visage hautement expressif que le film fascine.
The Unknown avait tout pour tomber dans la bluette romantique, mais le film présente subtilement le triangle amoureux le plus macabre que l’on puisse imaginer. Tod Browning nous sort de son chapeau un conte cruel dont l’ahurissante trame mélodramatique est exacerbée jusqu’au pathologique. The Unknown se termine en horrible tragédie avec un happy end de rigueur qui n’en reste pas moins amer.
Ce faux film d’infirme, développe le thème de l’autocastration et de la frigidité. Le film devient une étude universelle sur la sexualité comme mise en scène. Simulant la castration pour mieux posséder Manon, Alonzo est à la fois acteur, spectateur et metteur en scène fixant les rôles de chacun pour contrôler la situation en sa faveur. Ce qui importe pour lui est le contrôle et le spectacle. En déshabillant Manon d’un pistolet puis la cernant de couteaux, il se croit maître de son corps dans la magnifique séquence d’ouverture, tel une valse du désir, un cérémonial où tout est artifice. La scène de déshabillage d’Alonzo est le « twist » de l’histoire et une magnifique mise en abyme du travail de l’acteur Chaney. Lorsque Cojo le nain enlève les diverses couches vestimentaires d’Alonzo et nous montre l’étrange attirail (un corset) qui garde prisonnier le torse de l’acteur, nous jurons assister à un documentaire. Au-delà du canular, Chaney semble d’une habileté extraordinaire pour parvenir à se servir de ses pieds comme s’il n’avait plus de bras, puis il devient le plus grand des acteurs lorsqu’il réussit à nous faire croire qu’il a vraiment fini par les perdre.
London After Midnight (1927)
L’histoire : Depuis la mort mystérieuse du riche M.Balfour des choses étranges arrivent, ce qui a incité Scotland Yard et l’inspecteur Edmund Burke (Lon Chaney) à enquêter. Pendant un temps, il semble que Burke soit aussi perdu que les autorités locales, surtout lorsque l’héroïne Lucy Balfour (Marceline Day) est confronté au « cadavre vivant » de son père. Burke et Lucy travaillent ensemble dans l’élaboration d’un canular pour piéger le meurtrier de son père. Le meurtrier est prit au piège. Le masque tombe et révèle Edmund Burke sous les traits du vampire !
London After Midnight est la plus fascinante perte du tandem Chaney/Browning. Le film a obtenu au cours des années un statut légendaire. Les nombreuses critiques des années 1930 le considèrent comme une œuvre majeure, nettement supérieur à son remake de 1935, Mark of the Vampire. C’est le film du tandem qui a fait le plus d’entrée, le plus populaire aussi. Inspiré par l’adaptation récente du Dracula de Bram Stoker à Broadway, le scénario est transposé dans le brouillard londonien. London After Midnight est sans doute le premier film de Browning où le rapport entre la vérité de la douleur et la facticité de la fiction s’inversent et se déséquilibrent. Ici, tout paraît artificiel, dévalorisé et dévalué par l’artifice. De l’attitude guindée des acteurs à l’éclairage frontal, jusqu’au choix des accessoires. Par le travail de la lumière, le réalisateur tire le plus souvent les silhouettes vers la statuaire, l’effet, la figurine. Il n’y a plus que des maquettes désertées par le sentiment ou par l’affect. La fiction de fantômes permet à la vérité d’éclater et au meurtrier d’être démasqué.
Pour obtenir des yeux exorbités, Chaney utilisait un appareil qui lui creusait les paupières.
Lon Chaney interprète deux personnages : l’enquêteur et le revenant halluciné.
Voir ces deux personnages extrêmes c’est se confronter à la dualité de l’acteur. D’un côté le visage presque nu de l’enquêteur comme s’il s’agissait du visage de Chaney à l’état naturel, et de l’autre un visage-masque de spectre marqué à l’excès, une figure parodique et grotesquement effrayante.
West of Zanzibar (1928)
L’histoire : Sous le pseudonyme de Phroso, l’illusionniste Flint se produit à Londres dans un numéro de substitution à l’intérieur d’un cercueil, avec son épouse Anna. Mais celle-ci s’enfuit avec Crane, qu’elle croit aimer. Au cours d’une violente dispute dans les coulisses, Crane précipite son rival par-dessus une rambarde. Quelques mois plus tard, ayant perdu l’usage de ses jambes, Flint recueille Maizie, la fille d’Anna, qui vient de mourir… Dix-huit ans ont passé. Devenu « Dead legs », et vivant au Congo belge à la lisière de la jungle, Flint, en compagnie de ses trois complices Doc, Tiny et Babe, exploite par ses tours la crédulité des indigènes et vole l’ivoire de Crane, qui est devenu un trafiquant. Il fait revenir dans son antre Maizie, élevée grâce à ses soins dans un bourg de Zanzibar…
La transformation de Phroso, le magicien, en « Dead legs », l’infirme, est un passage accidentel et une révélation pour le personnage qui en profite pour se rebaptiser. Il se donne un nom qui honore l’apparence corporelle que l’accident a créée pour lui, et quitte le monde qu’il habitait. Chaney abandonne le beau visage de Phroso, aux sourcils et aux lèvres soulignés par un maquillage pour apparaître sous les traits vieillissants de « Dead legs » qui respire la souffrance morale. Ce n’est pas seulement le visage, mais tout le corps qui est prit par un sentiment. Plus de masque, ni de déguisement, ni de duplicité mais une souffrance se prolongeant du visage jusqu’au corps.
« Je voulais rappeler aux gens que ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle de l’humanité peuvent avoir en eux la ressource pour l’abnégation suprême. Le mendiant raccourci, difforme des rues peut avoir les idées les plus nobles. La plupart de mes rôles depuis Notre-Dame de Paris ont eu pour thème l’abnégation et le renoncement. Voilà les histoires que je souhaite faire. » Lon Chaney.
Ses autres rôles marquants
Si les films tournés par Chaney ne sont pas tous bons, ses performances le sont toujours !
Chaney dans The monster, un navet de 1925.
Le plus grand succès public de Chaney fut Tell It to the Marines (1926) où il incarna le sergent O’Hara, un personnage héroïque qui deviendra le prototype d’une « armée » de soldats à venir, le genre d’officier brutal au cœur d’or. Stanley Kubrick s’en souviendra pour son film Full Metal Jacket en confiant à Vincent D’Onofrio le rôle d’un odieux marine. Chaney prouva avec Tell It to the Marines qu’il pouvait tenir un rôle, au-delà du grimage et de la pantomime, par son pur talent d’acteur et son charisme. Un de ses rôles préférés.
Dans Mr. Wu (1927) Chaney joue deux rôles de chinois comme auparavant dans Outside the Law (1920), Bits of life (1921) et Shadows (1922).
Six heures de maquillage furent nécessaire pour le personnage du grand-père dans Mr. Wu. La plus longue préparation de Lon Chaney pour un rôle.
Laugh, Clown, Laugh (1928) surf sur le succès de He Who Gets Slapped (1924) et en reprend la trame initiale. Lon Chaney joue le rôle d’un clown meurtri par l’amour qu’il porte à sa fille adoptive. Un clown qui masque son propre malheur en faisant rire les autres jusqu’à la tragédie.
UNE FIN DOULOUREUSE
Il ne fait aucun doute que les plus exténuantes performances de Lon Chaney ont affectées sa santé. Quand celui-ci à porté des lentilles de contact, pour simuler la cécité, il a été par la suite obligé de porter des lunettes. Plus grave, les différents harnais qu’il portait pour modeler son corps ont endommagé sa colonne vertébrale irréversiblement.
Chaney et la marionnette Nemo dans The Unholy three.
En 1929, Chaney commença à avoir des problèmes avec sa gorge. Sur le tournage de Thunder de William Nigh, une histoire de chemin de fer dans la neige d’Amérique du Nord, un morceau de neige artificielle s’introduisit dans sa gorge. Il est de suite transféré à l’hôpital et ses amygdales lui sont retirées, mais sa gorge est fragilisée. En 1930, malgré d’extrêmes douleurs, il tourne son premier film parlant sous la pression d’Irving Thalberg. Ce sera The Unholy Three, un remake de la version muette de 1925. Chaney était contre le parlant, non seulement parce qu’il avait mis fin à la carrière d’autres acteurs dont la voix silencieuse avait déçu le public, mais aussi parce qu’il signifiait la fin de sa spécialité : la pantomime. Contre toute attente, le public et les critiques furent impressionnés par la polyvalence de sa voix (une voix de baryton modulable) comme ils l’ont été à celle de son corps. Durant le film Chaney n’imitait pas moins de cinq voix : celle d’une vieille femme, d’un ventriloque et de son mannequin, d’une fille, et même d’un perroquet. Pour le prouver, il avait dû signer un certificat qui a été reproduit dans la jaquette publicitaire envoyée avec le film.
De nombreux projets lui sont alors soumis. Tod Browning songa à lui pour le personnage de Dracula qu’il préparait, mais se sera Bela Lugosi qui reprendra le flambeau. Le destin ne devait pas lui permettre de concrétiser ce projet. Moins de deux mois après la sortie du film, le 26 août 1930 à l’âge de quarante sept ans, il décède d’un cancer de la gorge qui lui fit perdre l’usage de la parole. Un sinistre et ironique coup du sort, pour cet enfant de sourds et muets qui a été forcé de revenir à la langue des signes pour communiquer avec ses proches à la toute fin de sa vie.
DE L’HOMME AUX MILLE VISAGES
Le parcours de Lon Chaney restera un exemple de persévérance entourée de mystère. Cet homme discret, qui refusait les interviews et les séances de signatures, a su bâtir sa carrière sur des rôles atypiques et singuliers en dehors des modes. Il a démantelé son physique à partir de personnages aux corps difformes. Il a joué sur tous les plans l’acteur qui joue un monstre. Déformé, détourné, le corps de Lon Chaney a suscité ample curiosité et provoqué, paradoxalement, chez le spectateur, une sorte de sadisme. Le regard s’attarde, s’acharne sur ce corps en souffrance. Car à chaque prise, l’acteur se courbe, se contorsionne, et met en danger son corps. L’incomparable élasticité de son visage et la capacité à endosser des rôles qui mettaient en péril son propre corps lui ont valu une mention très spéciale dans l’histoire de la métamorphose au cinéma. Si l’acteur a utilisé le corps monstrueux pour se cacher, il n’a pu, en revanche, en sortir indemne.
Chaney en pleine séance de maquillage. Le biographe de Chaney, Michael Blake, considère la trousse de maquillage de celui ci comme la pièce centrale de l’histoire du maquillage de cinéma. « L’homme aux mille visages » n’a pas dévoilé ses secrets. Cependant, Lon Chaney écrivit l’article sur le maquillage dans l’Encyclopedia Britannica.
« Lon Chaney était quelqu’un qui extériorisait notre psyché. D’une certaine façon il pénétrait à l’intérieur des ombres qui se trouvaient en nous ; il était capable d’épingler certaines de nos peurs secrètes et de les restituer à l’écran. » Ray Bradbury.
Filmographie sélective :
– The Miracle Man de George Loane Tucker, 1919 (film perdu)
– The Penalty (Satan) de Wallace Worsley, 1920
– Le bossu de Notre Dame de Wallace Worsley, 1923
– He Who Gets Slapped (Larmes de clown) de Victor Sjöström, 1924
– Le fantôme de l’opéra de Rupert Julian, 1925
– The Unholy three (Le Club des Trois) de Tod Browning, 1925
– The Black bird (l’Oiseau noir) de Tod Browning, 1926
– The Unknown (L’Inconnu) de Tod Browning, 1927
– London After Midnight de Tod Browning, 1927 (film perdu)
– West of Zanzibar (Le Talion) de Tod Browning, 1928
Bibliographie :
– The Man Behind the Thousand Faces de Michael F. Black. Editions Vestal Press (1990).
– A Thousand Faces de Michael F. Black. Editions Vestal Press (1995).
– Tod Browning, fameux inconnu de Pascale Risterucci. Cinémaction (octobre 2007).
Vidéographie :
– Le Biopic Man of a Thousand faces (1957) de Joseph Pevney avec James Cagney dans le rôle de Lon Chaney. DVD chez Carlotta films.
– Le documentaire A Thousand Faces (2000) de Kevin Brownlow sur la carrière de Lon Chaney.
A lire :
– Tod Browning
– Magie et Cinéma
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