Genre typiquement américain, le film noir se développe aux Etats-Unis de 1940 à 1959. Il se réclame, selon l’historien du cinéma Patrick Brion, « d’une morale tragique qui écrasera le plus souvent ses personnages sous le destin insurmontable d’une fin dramatique ». Le crime, l’infidélité, la trahison, la jalousie sont ses thèmes privilégiés.
Le roman noir
Le roman noir nous montre le monde tel qu’il est, tel qu’il va ou plutôt tel qu’il ne va pas. Il met la lumière là où ça coince, « ça gratte ». Comparé à d’autres littératures, avec le noir nous avons davantage la sensation d’être au cœur du maelstrom qui nous entoure. Dans une période de crise (économique, politique, culturelle), les romans noirs, qui sont souvent des cris rageurs lancés à la face de la société, nous font dire : « Je ne suis quand même pas fou ! Quelque chose ne tourne pas rond… » Le roman noir, c’est le début d’un sentiment de communauté dans un univers qui nous pousse toujours à l’individualisation. Les chefs de file du Hard-Boiled dévoilent un style adapté sur mesure au film noir comme Raymond Chandler qui, avec Double Indemnity (1944), signe le script noir le plus abouti et le plus emblématique de la période.
This gun for hire (1942) de Frank Tuttle.
Dashiell Hammett
Les origines philosophiques et stylistiques du noir s’enracinent dans les pages de Dashiell Hammett. Comme la plupart des écrivains de cette période, Hammett tailla sec dans son style pour aller à l’essentiel. Ses histoires dégageaient un sentiment d’urgence et de spontanéité qui ciblait parfaitement un nouveau type de lecteur urbain. Sa prose fit un carton auprès de prolos qui se rendaient au boulot en métro ou qui cherchaient à tuer le temps après leurs pénibles heures de travail. Des histoires concises, pour des travailleurs sans beaucoup de temps libre. Conteur instinctif, Hammett ne manquait jamais de divertir, mais avait aussi le don de développer un point de vue sur le monde, sans jamais tomber dans le didactisme.
Chez Hammett, le détective mène une guerre d’usure pour surmonter tous les mensonges. Personne ne dit la vérité. Il faut résoudre l’affaire, mais sans oublier de conserver son équilibre et un peu d’intégrité.
The Maltese Falcon de John Huston (1941).
Son troisième livre intitulé The Maltese Falcon (1930) sera son joyau, un roman emblématique prêt à entrer dans la légende et qui sera remarquablement adapter au cinéma par John Huston en 1941.
Raymond Chandler et Philip Marlowe
« Les rues étaient sombres d’autre chose que la nuit. » Raymond Chandler
Dans la ville du cinéma, tout n’est que reflets et apparences, mensonges et artifices pour mieux tromper et escroquer, jusque dans la vie privée, gangrénée par ces jeux de miroir sans fin, et il vaut mieux, dès lors, refuser l’amour en bloc – à moins de vouloir se retrouver un pic à glace planté dans le dos par l’une de ces charmantes jeunes femmes trop sexuelles pour être vraies, trop explicitement désirantes pour s’abandonner à l’amour. C’est ainsi que toutes les femmes que va rencontrer Marlowe vont tenter de le berner, c’est-à-dire de tromper sa raison, tout en se dédoublant : les deux sœurs du Grand Sommeil, les deux blondes de La Dame du lac, les deux actrices de La Petite Sœur, etc. Leurs identités s’échangent et sont toutes fausses. Toutes les filles, au cinéma, changent de noms, se réinventent en créatures mythiques, deviennent autres, ne s’offrant qu’en beaux mensonges à ceux qui les regardent : le public, ou Marlowe, dont chaque enquête constitue le moyen de les percer à jour, de dénuder la vérité dans ce jeu des illusions qu’est devenue l’existence entière au pays du rêve.
Dans un monde où les êtres sont en constante « conversion », à qui, à quoi se fier, sinon à sa propre paranoïa, qui évite tous les pièges des faux-semblants ? D’enquête en enquête, se dessine la philosophie désabusée d’un homme qui a perdu toute foi en l’espèce humaine, comme si pour Chandler ses histoires de crimes et de blondes fatales n’étaient qu’un prétexte pour penser l’existence et la société dans laquelle il évolua.
Hollywood
Cette ville est un vaste charnier à illusions. A défaut de devenir star, tout le monde peut y faire son cinéma, s’inventer une identité nouvelle et la mettre en scène. Cette prolifération de faux-semblants explique pourquoi les héros littéraires de Chandler, John Fante et West sont, chacun à leur manière, des enquêteurs. Ces détectives se sont donnés comme mission de débusquer la réalité derrière les trompe-l’œil, au premier rang desquels figure la représentation hollywoodienne de l’amour, qui rime avec glamour.
Les européens et le film noir
Au cours des années 1930 et 1940, Hollywood accueille un afflux massif de réalisateurs et techniciens allemands ; des émigrants fuyant la Russie Tsariste puis le communisme et le régime Nazi. On rencontre donc un grand nombre d’allemands et d’européens de l’Est dans l’industrie du noir qui ont apporté au cinéma américain un sens de l’inquiétude et de l’angoisse : Lang, Siodmak, Wilder, Preminger, Freund, Ophuls, Sirk, Dieterle, Ulmer…
A la fin des années 1940, quand Hollywood décide de tremper ses pinceaux dans le noir, les grands maîtres du clair-obscur sont les allemands.
L’influence de l’éclairage expressionniste a toujours affleuré à la surface des films hollywoodiens. Il n’est donc pas étonnant d’assister à sa pleine éclosion dans le film noir.
Les meilleurs techniciens du noir ont simplement transformé le monde réel en plateau de tournage en braquant un éclairage expressionniste artificiel sur des décors réalistes.
Les trois périodes du film noir
– La phase de la guerre (1941-1946) marquée par la figure du détective privé et le loup solitaire dans des décors de studios et plus de dialogues que d’action.
– Le réalisme d’après-guerre (1945-1949) qui met en lumière le problème de la criminalité urbaine, de la corruption politique et de la routine policière. Le film Double indemnity en est la matrice.
– La psychose et la pulsion suicidaire (1949-1953) où le « héros noir » commence à perdre la tête. Cette troisième période marque l’apogée du film noir. C’est la plus pénétrante sur le plan esthétique et sociologique.
Le film noir classique
C’est à des critiques français, Raymond Bonde et Etienne Chaumeton, dans leur Panorama du film noir américain (1955) que l’on doit l’expression « film noir ». Plusieurs de ces films sont en effet tirés des romans de détectives et des polars de l’école des Hard-Boiled signés Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou James Mallahan Cain.
Le film noir est né de la convergence de quatre facteurs à l’œuvre dans le Hollywood des années 1940 : les désillusions de la guerre et de l’après-guerre, le réalisme d’après-guerre, l’influence de l’expressionniste allemand et la tradition des durs à cuire (Hard-Boiled). Les films précurseurs au style sont Le Cabinet du Dr Caligari, The lodger, M le maudit et Rebecca.
The lodger (1927) d’Alfred Hitchcock.
« L’expressionniste est un art qui donne forme à une expérience vécue au plus profond de soi-même. L’imitation ne peut jamais être de l’art. Ce que peint le peintre, c’est ce qu’il regarde en ses sens les plus intimes, l’expression de son être : ce que l’extérieur imprime en lui, il l’exprime de l’intérieur, il porte ses visions, ses vues intérieures. L’expressionnisme n’est pas un style ou un mouvement, c’est une perception du monde. » Herwald Walden (1910)
Dans film noir, « noir » a le sens de sinistre, redoutable et sombre. Le noir relève autant d’un état d’esprit que d’un ensemble cohérent de signes stylistiques. Les films sont le portrait au noir du crime et de la corruption sur fond de « crasse » urbaine.
Le film noir a tenté de faire accepter à l’Amérique une vision morale de l’existence fondée sur l’esthétisme, sur le style (la forme) au sein d’une culture qui privilégie le thème (le fond).
Where danger lives (1950) de John Farrow.
Au fil des années, les lumières d’Hollywood s’assombrissent. La corruption gagne les personnages et les thématiques abordées s’imprègnent d’un fatalisme certain et l’ambiance se charge de désespoir. L’atmosphère devient cynique, pessimiste et noire. Jamais, auparavant, le cinéma n’avait osé lancer sur la société américaine un regard aussi sévère et critique. Les films noirs offraient la seule alternative tonifiante aux recettes hollywoodiennes sirupeuses des années 40 et 50. Le film noir se braque sur le noyau sombre et corrompu de la société « civilisée », sur son essence primitive. De toutes les modes hollywoodiennes du XXe siècle, le noir s’est révélé la plus prophétique.
Somewhere in the night (1946) de Joseph L. Mankiewicz.
En raison même de sa richesse, le film noir est difficile à délimiter. Ce n’est pas vraiment un genre, il ne se définit pas par des compositions et des conflits conventionnels, mais plutôt par des subtiles éléments de tonalité et d’atmosphère. Ses ramifications plongent dans de nombreux sous-genres préexistants comme le film de gangsters des années 1930, le réalisme poétique français de Carné et Duvivier, le mélodrame, le film psychologique, le film criminel traditionnel, le film de détective, le film policier, le film d’atmosphère, et l’expressionnisme allemand. Certains grands films victoriens sont très proches du film noir comme Le portrait de Dorian Gray (Lewin, 1945), Gaslight (Cukor, 1944) ou le formidable Hangover square (Brahm, 1945).
Hangover square (1945) de John Brahm.
« La plupart des définitions du film noir semblent excessivement restrictives. Les archétypes conventionnels : le héros solitaire déambulant sous la pluie dans une ruelle sombre, l’omniprésence de la voix off, les amants maudits en cavale, le privé dur à cuire démêlant une intrigue labyrinthique avec une assurance cynique… Tout ceci ne représente qu’un aspect d’un genre aux multiples visages. » Wheeler Winston Dixon
C’est au cours de la guerre qu’apparaît le premier film noir : L’inconnu du 3ème étage de Boris Ingster, avec le fascinant Peter Lore, une œuvre qui distille une remarquable atmosphère de peur délirante et de paranoïa hallucinatoire typique de l’expressionnisme allemand. L’après-guerre, la désillusion d’une cohorte de soldats, de petits entrepreneurs, d’employés d’usine et de ménagères face au retour à une économie de temps de paix, trouve un écho direct dans l’atmosphère sordide du film policier urbain.
L’inconnu du 3ème étage (1940) de Boris Ingster.
Peu après la seconde guerre mondiale, tous les pays producteurs connaissent une résurgence du réalisme qui sera un marqueur durable du film noir. Alors que le western de l’époque entraine le spectateur dans un passé nostalgique, alors que la comédie musicale le fait rêver en écoutant Fred Astaire ou Gene Kelly, le film noir rappelle brusquement la réalité des faits, de la vie quotidiennes avec ses héros d’américains moyens auxquels il est facile de s’identifier.
La seconde Guerre mondiale, la guerre froide avec leur combat violent, la menace de l’anéantissement nucléaire et la terreur rouge maccarthiste serviront la paranoïa, la colère et la désillusion : autant de marqueurs émotionnels du film noir.
Out of the past (1947) de Jacques Tourneur.
400 films noirs sont produits aux Etats-Unis dans les années 1940 et 1950. C’est ce qu’Hollywood a créé de plus novateur et de plus fascinant dans l’histoire du cinéma en convoquant un niveau artistique exceptionnel qui a engendré une bonne quinzaine de chefs-d’œuvre dont beaucoup restent au panthéon du cinéma mondial comme Le faucon maltais, Double indemnity, Laura, Out of the past, La Dame de Shanghai, The asphalt jungle ou Kiss me deadly.
L’influence du film noir a été telle, qu’elle s’est manifestée dans la plupart des genres, du western à la comédie musicale.
Thématiques
Essentiellement urbain, le film noir fait de la ville son personnage principal à travers sa faune habituelle : flics aigris, hommes d’affaires corrompus, criminels psychopathes, épouses intrigantes, losers esseulés, strip-teaseuses au grand coeur… Ces différents personnages ricochent le long d’une histoire qui ressemble à la ville elle-même : plaine de croisements inattendus, détours de couloirs, secrets planqués dans des pièces verrouillées, existences suspendues à des hauteurs vertigineuses, culs-de-sac abrupts.
Les thèmes privilégiés du film noir sont les femmes fatales, le tueur en cavale, le double, le doppelgänger, la passion pour le passé et le présent, la peur du lendemain.
Mildred Pierce (1945) de Michael Curtiz.
La figure de la femme fatale qui séduit et trahit le héros malchanceux est également présentée comme le résultat du rééquilibrage des sexes dans l’après-guerre. La femme ayant acquis une indépendance financière et sexuelle en travaillant pour contribuer à l’effort de guerre.
Un grand nombre de films noirs mettent en scène trois types de personnages : le détective, le coupable et la victime.
Esthétisme et atmosphère
La majorité des scènes des films noir baignent dans un éclairage nocturne artificiel où le maniérisme des chefs opérateur, les lignes obliques et verticales sont privilégiés. Nous retrouvons donc des constructions verticales (la ville), des ambiances nocturnes, des perspectives déformées, des masses compactes et noires de l’environnement urbain, qui contribuent à la constitution d’un univers proche du cauchemar. Les panoramiques verticaux, le croisement des lignes obliques accentuent la claustrophobie de la narration. Dans cet univers déliquescent, les valeurs morales sont aussi fragiles que les lumières vacillantes au bout d’une rue déserte.
The asphalt jungle (1950) de John Huston.
L’écran se fragmente et l’espace devient incertain et mouvant. L’acteur se fond souvent dans le tableau réaliste de la nuit urbaine, le visage plongé dans l’ombre, dans une atmosphère emprunte de fatalisme et de désespoir. Le protagoniste, jouet du destin, se laisse dominer, dévorer par ce décor inquiétant dans lequel il ne parvient jamais à trouver une place favorable.
Dans le film noir, c’est la scène qui, par la maîtrise de la photographie, tourne autour de l’acteur. La narration crée une atmosphère de temps perdu ; un passé à jamais révolu, un sort prédéterminé et une désespérance omniprésente.
Le film noir se développe en jouant sur toutes les richesses et les zones d’ombre, du noir et blanc, alors même que le technicolor est déjà porté à sa perfection dans Autant en emporte le vent et Le magicien d’Oz en 1939. Seuls quelques films noirs notoires utiliseront la couleur avec brio comme Leave her to heaven (1945), Niagara (1953) et Party girl (1958).
Leave her to heaven (1945) de John M. Stahl.
La manipulation du temps, qu’elle soit simple ou complexe, est fréquemment utilisée pour renforcer un des principes du noir : le comment (la forme) est toujours plus important que le pourquoi (le fond).
Parmi les techniques identifiées comme inhérentes au film noir, on relève :
– Les ombres profondes, qui, souvent, emprisonnent le héros
– Le chiaroscuro, la pratique du clair-obscur utilisé en peinture qui permet de produire sur le plan de l’image des effets de relief par la reproduction des effets de l’ombre et de la lumière sur les volumes perceptibles dans l’espace réel.
– Les plans oppressants en plongée et les cadres claustrophobes
– La distorsion et le déséquilibre de la composition
– Les flash-back et la narration en voix off qui soulignent sur un mode visuel et acoustique les traumatismes individuels du héros désorienté et maudit.
« Le film noir est une atmosphère, un instant du temps propice au crime plus qu’une banale histoire de meurtre. Un univers où peuvent se croiser détectives privés déchus, policiers, assassins en puissance ; un monde du cauchemar éveillé comme si on se réveillait à côté d’un mort ! » Patrick Brion
La série B
De nombreux films noir classiques sont réalisés par des producteurs et des metteurs en scène indépendants disposants de budgets limités : Raw deal (1948), T-men (1948), Hollow triumph (1948), The Set-up (1949), Gun crazy (1950), Killer’s kiss (1955)…
Hollow Triumph, The scar (1948) de Steve Sekely.
L’exemple le plus frappant et le plus réussi est Detour de Edgar G. Ulmer (1945), un film tourné en 6 jours dans deux décors principaux qui accouche d’une œuvre exceptionnelle d’une noirceur fataliste absolue.
Adapté d’un roman de 1939 de Martin Goldsmith, Detour fut pour le réalisateur Edgar G. Ulmer un vrai défi. Il eut recours à tous les trucs possibles pour réussir un film captivant avec presque rien. Son premier « tour de magie » fut d’avoir fait disparaître plus de la moitié des 144 pages du script de Goldsmith, tout en améliorant l’histoire. Ulmer voulait transformer cette saga routière délirante en un drame intérieur : l’action est littéralement confinée à l’esprit agité du personnage principal. La majeur partie du film est une série de gros plans torturés de Tom Neal, ruminant sa malchance en un ultime « pourquoi moi ? »
Grâce à cette approche, Ulmer élabora un mélange envoûtant de claustrophobie et de paranoïa. Detour fait l’effet d’un cauchemar : l’inconscient oublie toute notion de pensée rationnelle pour s’envoler vers des sommets d’illogisme hypnotisant.
LES GRANDS REALISATEURS DU FILM NOIR
Si une multitude de cinéastes ont œuvré dans le genre, seul quelques noms l’ont transcendé et ont offert des chefs-d’œuvre classés au patrimoine mondial du cinéma. Ils se nomment Preminger, Wilder, Lang, Siodmak, Hitchcock et Welles.
Otto PREMINGER (1905-1986)
Le réalisateur américano-autrichien, tire de sa double culture un sens accru de l’ironie, une curiosité et une soif d’objectivité inépuisables. Un style qu’il a développé dans ses chefs-d’œuvre des années 1940 et 1950 avec une incroyable série de film noir : Laura, Fallen Angel, Whirlpool, Where the Sidewalk Ends et Angel Face.
Le style Preminger passe par une mise en scène virtuose où l’hypnose, le rêve éveillé, l’hallucination en plein jour, ont un rôle moteur.
Formé par Max Reinhardt au théâtre et Ernest Lubitsch pour le cinéma, Preminger croit en la représentation d’idée par l’image presque neutre de personnages en état de crise morale. Souligner la noirceur de l’un d’eux en dehors d’une situation brutale qui la révèle n’a pas d’intérêt pour lui. Ce qui l’intéresse est de traquer l’indicible derrière les représentations du bien et du mal. Son style est distant avec élégance et rigueur, même s’il recourt au lyrisme ou à la violence quand une scène ou un film l’impose.
Laura (1944)
Ce n’est pas l’habileté du scénario qui fait de ce film une œuvre essentielle du cinéma moderne, mais la manière dont il est mis en scène par Otto Preminger dans une structure narrative des plus originales avec flash-back et voix off, plan séquence balayant le décor où se définissent les personnages, sophistications des gestes et des mouvements de caméra, distance troublante dans la manière de filmer les affrontements, confrontation des univers socialement différents indiqués par un minimum de signes.
L’élégance de l’ensemble devient un révélateur de la noirceur du monde établi sur la protection des apparences. Le choix des acteurs est aussi corollaire du dispositif. Le réalisateur fige la beauté (presque froide) de Gene Tierney ; Pour le public, comme pour l’inspecteur, elle devient alors identique à son portrait.
Ayant transformé Laura selon son idéal de beauté apparente, Waldo (Clifton Webb) ne peut pas supporter l’idée qu’elle soit autre chose que cette image dont la froideur le console de son incapacité à mettre du sexe entre eux. Il n’aime pas la femme qu’elle est. Il aime sa propre part féminine sublimée dans la créature qu’il a façonnée. La noirceur envoûtante du film ne vient pas de Waldo ni de Shelby. Elle résulte du comportement de Laura vis-à-vis des hommes et aussi dans l’identité mystérieuse de l’inspecteur Mark (Dana Andrews). Ce dernier récupère finalement Laura pour lui, mais d’une façon pas si éloignée des méthodes de Waldo. Il manipule la jeune femme pour découvrir l’assassin, mais aussi pour se l’aliéner grâce à la situation de crise qu’elle traverse quand il la rencontre. Le plan final de l’horloge détruite signifie cette fixation du temps. Mark fige Laura dans une reconnaissance imparable pour l’avoir disculpée de meurtre et lui avoir sauvé la vie.
Laura est un film sur la volonté d’aimer quelqu’un qui cadre avec son propre désir égoïste. Preminger a abordé cette obstination fatale dans tous les genres. Il l’a fait dans une approche investie de ses préoccupations d’auteur.
Fallen Angel (1946)
Dans ce thriller naturaliste, la passion amoureuse entraîne un vieux flic dépressif jusqu’à l’assassinat. Loin de se contenter de composer un film policier psychologique et naturaliste, Preminger capte ici une cascade d’implosions dans une petite ville où l’hypocrisie et la cupidité motivent le comportement des habitants. L’amour sincère et romantique n’y tient pas longtemps devant les pulsions sexuelles et la vénalité.
Dana Andrews campe un personnage ambigu et triste, derrière un masque arrogant et désabusé. Nous sommes dans un univers implacable et pessimiste. « L’ange déchu » du titre du film, c’est un peu chaque protagoniste. Tous vivent une chute (mortelle ou non) qui met à nu les âmes devant des pulsions, des mensonges ou des illusions.
Whirlpool (1949)
Dans Whirlpool Gene Tierney interprète une jeune kleptomane harcelée par un astrologue hypnotiseur. Désignant des solitudes et des malaises conjugaux avec dureté (morale et photographique), cette démarcation de Laura est un thriller fascinant qui s’écarte néanmoins des particularismes du film noir pour explorer les arcanes du mélodrame à suspense.
Where the sidewalk ends (1950)
Where the sidewalk ends est certainement le meilleur film noir de tous les temps ; une œuvre volontairement inscrite dans la mouvance du film policier, pour laquelle Preminger reprend les figures formelles du cinéma germanique et des productions emblématiques du cycle tout en les recomposant à sa manière. Le scénario de Ben Hecht, adapté d’un roman de William N. Stuart : Night Cry, met en scène un flic (Dana Andrews alias Mark Dixon) qui tue accidentellement un suspect, prend peur et maquille le crime. Son supérieur lui confie l’enquête sur cette affaire. Dixon devient alors amoureux de l’épouse de sa victime et se rachète ensuite par une macabre mise en scène où il tente de se venger d’un truand que son père avait protégé.
On reconnaît là des principes récurrents du film noir : le policier violent et tourmenté qui ne sait pas contrôler sa violence et aussi l’homme chargé d’enquêter sur lui-même. Preminger les respecte sur le plan narratif, mais y ajoute cette aura allemande de la Angst (la peur latente) et la conjugue à l’intérieur du personnage de Dixon jusqu’à la folie, puisque le policier veut se faire tuer par un truand afin que ce dernier soit enfin condamné. Cette volontaire prise au piège porte une logique sans morale ni compassion. C’est la tentative de suicide d’un homme exempt de salut.
Angel Face (1952)
Pour son dernier film noir, Preminger rend spectrale une histoire rabâchée : une criminelle épouse son amant en prison pour obtenir leur acquittement, mais l’homme décide ensuite de la quitter. Elle lui propose de l’emmener en voiture et provoque un accident qui les tuera tous les deux. Ce sujet pouvait donner lieu à un exercice de style hystérique et barbare, mais Preminger conserve une distance attentive devant ces comportements et atteint ainsi un réalisme de l’intérieur qui s’avère plus terrible qu’une exhibition d’actes cruels. C’est son seul film noir où une femme est coupable de meurtre.
Le chemin qui va de Laura, fable sur une femme dénuée de sentiments sincères, passe par l’égoïsme d’une serveuse séductrice et d’une héritière frustrée dans Fallen Angel puis aborde la naïveté d’une veuve poussant un homme à se racheter dans Where the sidewalk ends, s’achève par cette figure sophistiquée du film noir : la femme fatale.
Fritz LANG
Les films de Lang montrent clairement qu’il a étudié l’architecture, la peinture et le graphisme. Les constructions monumentales des effets de lumières sophistiqués et des ombres menaçantes deviennent la marque visuelle de son œuvre. Même pendant toute sa période hollywoodienne, ses films restent marqués par des histoires de personnages dans des situations désespérées où l’ironique et le psychanalytique surgissent. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux films de Lang aient été classés dans la catégorie du film noir : The woman in the window (1944), Ministry of fear (1944), Scarlet street (1945), The Secret beyond the Door (1948), House by the River (1950), The big heat (1953), Blue Gardenia (1953), Beyond a reasonable doubt (1956), While The City Sleeps (1956).
The woman in the window (1944)
Une fable cruelle construite sur un engrenage morbide débutant par la rencontre d’une jeune femme de mœurs douteuses et un professeur d’âge mur. Une situation banale pour une histoire dont le potentiel réaliste est l’adultère négocié dans la vénalité.
Même si Lang sait que sa mise en scène peut sublimer tous les stéréotypes de l’histoire, il préfère transformer ce suspense intimiste en un rêve et le désigner comme tel au final. Il ouvre ainsi une boîte de Pandore où ses confrères vont puiser la matière à des élucubrations souvent plates et inutiles.
Ce qui passionne Lang dans cette entreprise de distanciation morale, c’est le moyen d’explorer les fantasmes et l’inconscient de l’homme. Il s’est souvent comparé à un psychanalyste. Le désir sexuel et la volonté de puissance partagent sa thématique avec la dénonciation de toutes formes de fascisme.
Le film permet à Lang d’expérimenter d’avantage ce no man’s land des dualités en les désignant explicitement comme des productions de l’inconscient. Il opère donc une mise en scène où tout est cadré plusieurs fois dans l’écran afin de mieux créer cette distance jouant de l’image virtuelle et de son reflet (ou son glissement) dans une apparente réalité.
Lang articule la visualisation du rapport complexe entre les diverses configurations de la femme au portrait, en élaborant des images à signification multiple qui jouent sur le dédoublement de la figure féminine et sur les potentialités de réfraction de la vitrine. Dans le film, la multiplication de l’image de la femme en trois figures différentes – le corps concret, le portrait et la réfraction dans la vitrine – crée un effet de radicale ambiguïté où perception et hallucination, réel et imaginaire se chevauchent.
La réfraction de la vitre montre la femme en train de regarder son propre portrait ainsi que le même portrait, dans un double dédoublement de l’image. A travers l’image réfléchie sur le verre, Wanley (le personnage principal) découvre stupéfait la femme en chair et en os à côté de lui. Les images multipliées de la femme produisent une double reconnaissance où le Soi et l’Autre sont diversement impliqués. L’image réfléchie sur la vitre est donc la femme vivante et la femme du portrait, C’est-à-dire une double duplication, un double dédoublement.
C’est en somme un effet de duplication qui refigure et visualise la femme au portrait sur la vitre et la femme réelle encore une fois sur la vitre. La vitre se donne comme espace impalpable, dans lequel apparaissent des ombres fantasmatiques en relation avec le sujet, son portrait et leurs duplications respectives.
Ce travail double et complexe de duplication visible/invisible, de réflexibilité de la vision et de l’image dédoublée, produit un espace où la représentation devient visualisation et se lie à l’imaginaire at au fantastique. Fritz Lang s’efforce ici de visualiser le fantasme, c’est-à-dire d’évoquer et montrer quelque chose qui se donne comme synthèse entre perception et hallucination, se manifeste au début du film en tant que perception imprégnée de fantasmatique et se révélant à la fin en tant que fantasme onirique déguisé en perception.
L’image de la femme fixée dans le portrait est définie, précise, sans incertitude : elle a presque une consistance matérielle. En revanche, l’image de la femme concrète réfractée sur la vitre est peu définie, brouillée, illusoire, mobile, visible et invisible en même temps. L’image de la femme concrète est quant à elle d’une consistance extrêmement réduite, elle est la trace d’un reflet, un fantôme. L’image qui se place à côté du tableau est plus définie, plus estompée ; la peinture est nette, définitive, elle hypostasie pour toujours une image de la beauté de la femme. L’image réfléchie apparaît à la fois comme image de la perception et comme image de l’hallucination, elle semble avoir un caractère principalement fantasmatique.
A la fin, le film révèle que le modèle (la femme) n’existe pas, qu’il est le produit de l’inconscient du protagoniste, un fantasme onirique élaboré à partir des traces mnésiques du portrait. C’est donc le portrait vu dans la vitrine qui produit son modèle présent et l’image réfléchie du modèle. Le tableau est à l’origine des doubles différentiels.
Ministry of fear (1944)
Ministry of fear est un des films les moins connus de Lang, souvent sous-estimé et carrément « oublié » par son auteur (tout comme House by the river), alors qu’il fait partie de ses nombreux chefs-d’œuvre car il synthétise magistralement différentes influences, différentes esthétiques et différents genres comme l’espionnage, le fantastique, le film historique et le film noir.
Par l’ajout de péripéties feuilletonesques et la déclinaison d’un graphisme ouaté d’ombres et d’opaque, Fritz Lang y réanime les figures stylistiques de sa période allemande et les synthétise autour du calvaire d’un homme déplacé physiquement et moralement de sa fonction ordinaire (joué par le formidable Ray Milland). Ce personnage sort de l’asile psychiatrique où il était interné pour avoir pratiqué l’euthanasie sur sa femme. Il est alors jeté dans le cauchemar : des espions nazis veulent le tuer car il a découvert par hasard leur existence. Contraint à une lutte pour laquelle il n’est en rien préparé, cet individu en crise, voyage avec effarement dans un univers hostile – ce qui est le rôle de l’anti-héros du film noir : être placé au cœur des ténèbres et découvrir que la lumière est obscurcie par sa propre figure.
Dans ce monde de simulacres, de complots et d’impostures, les aveugles voient, les médiums mentent. Chacun y est seul avec son auto culpabilité. Dès le générique, une horloge indique le compte à rebours qui laisse croire à la liberté, alors que c’est l’aliénation qui va ensuite conduire ce personnage en enfer.
A l’intérieur de ce labyrinthe en trompe-l’œil, l’essentiel est donc d’illuminer la nuit pour piéger la vérité car le champ où tout se joue (et se déjoue) est uniquement régi sur le caché, le mensonge et la dissimulation.
Derrière la propagande de convenance, Ministry of fear se situe sur le plan de l’occultisme. Lang en appelle à des réflexes ancestraux chez le spectateur, car il est un moraliste plutôt qu’un humaniste. Son œuvre entière se décline sur l’axiome que tout est combat de l’ombre et de la lumière. On s’y trahit en voulant se cacher. On ne s’y sauve qu’en se montrant malgré soi. Et cette lutte existentielle est tout autant menée contre les autres que contre soi-même.
Billy WILDER
Wilder, catalogué comme auteur à comédies, a œuvré dans le film noir par trois fois avec Double indemnity (1944), The lost Weekend (1945) et Sunset Boulevard (1950).
Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder.
Cette trilogie repose sur peu de personnages : un couple d’assassins et un enquêteur d’assurance ; un ivrogne, son barman, son frère et sa fiancée ; un scénariste devenu gigolo, une star oubliée, un vieux cinéaste amoureux transi qui joue les valets de chambre et une oie blanche qui se laisse séduire par l’arriviste. Wilder quitta ensuite le réalisme du film noir pour déplacer sa critique de l’humanité dans de fables burlesques et féroces.
Double indemnity (1944)
Wilder adapte le livre de James Cain avec Raymond Chandler, le fameux écrivain de roman noir, qui signe son premier travail pour le cinéma. Le cinéaste est responsable de la structure en flash-back du film, de la voix off et d’une sophistication dans le sens d’un cauchemar éveillé. Il accentue aussi la description du plan criminel (presque) parfait et travaille à présenter le pêché d’adultère et le caractère sexuel et cupide de la femme fatale de manière à briser les conventions du thriller traditionnel. Double indemnity fut le premier film hollywoodien à explorer explicitement les mobiles, les moyens et l’exécution d’un meurtre. L’action y est racontée du point de vue des assassins, un parti pris qui sera une constante du film noir. L’ensemble est filmé dans un style marqué par les productions expressionnistes allemandes d’avant le nazisme.
Le film n’est pas seulement novateur dans son audace à montrer la contagion du mal par le désir sexuel et la cupidité de personnages cyniques. Il l’est par le regard du cinéaste. Wilder n’a rien d’un humaniste ou d’un moraliste. Il rend le meurtre vicieusement « amusant » et reste caustique devant ce qu’il filme et désigne la perversion de la mentalité américaine dans son plus négatif excès : la possession à n’importe quel prix, même jusqu’au crime !
Double indemnity n’influença pas seulement le film noir, mais le cinéma en général le film proposait en effet une approche inédite des thèmes graves. La narration à la première personne, qui raconte toute l’histoire en flash-back, devint un mécanisme filmique classique pour de nombreux films (mais jamais égalé par la suite). La photographie maussade de John Seitz transforma la Californie du Sud ensoleillée en un paysage brumeux et effrayant, innovation qui allait influencer scénaristes et réalisateurs pendant des décennies.
Robert SIODMAK
Exilé aux Etats-Unis, au début des années 1940, Robert Siodmak rencontre un succès immédiat en tant que réalisateur de films à mystères pour les studios d’Hollywood. Puis il réalise une série de films noirs qui restent parmi les plus singuliers du genre. The killers (Les Tueurs) et The dark mirror (Double Enigme) sont ses deux films emblématiques. Avec le premier il contribue à cet onirisme tortueux associé au genre, la fatalité dans sa narration en flashback tout en créant la femme fatale ultime (Ava Gardner) et pour le second il introduit la psychanalyse (avec d’autres œuvres comme le Spellbound d’Hitchcock) qui inondera le film criminel dans les années à venir.
Son œuvre se nourrit d’une puissance esthétique visuelle (décors surréalistes, élégants travelling, éclairages chirurgicaux, plongées vertigineuses) mâtinée d’un soupçon de pessimisme qui renvoie clairement à ses origines allemandes.
Phantom Lady (1944) de Robert Siodmak.
Les films de Siodmak se veulent un témoignage lucide, souvent sardonique, de leur époque, dont ils éclairent les insuffisances, les interrogations, les angoisses. Le réalisateur s’est sans cesse évertué à dénoncer le trompe-l’œil d’un monde qui vit du mensonge, qui se ment à lui-même comme aux autres.
L’homme y apparaît foncièrement seul dans un univers déboussolé, ses sentiments sont plus ambigus qu’il ne veut (ou ne peut) l’admettre, et les valeurs morales honteusement travesties, quand elles ne sont pas de simples alibis. Dès lors, ses films doivent être vus comme des constats : ils montrent, sans analyser ni expliquer. Il y a comme un seuil infranchissable, peut-être non intentionnel, et qui contribue à prolonger cette impression de désenchantement et de frustration véhiculée par les images. Au spectateur d’être sensible à leur parfum et d’en saisir les coordonnées secrètes.
The Killers (1946) de Robert Siodmak.
Ce facteur, qui s’intègre fort bien aux singularités du film noir, est lié à la nature intime du cinéaste, et par conséquent à son univers fantasmatique… Siodmak greffe sur un constat socio-culturel spécifique la transposition d’un certain nombre d’obsessions personnelles. Il faut souligner que Siodmak n’est pas la révélation d’un mode ou d’un genre particulier, mais que les composantes de ses films noirs des années quarante ont mis en valeur ce qui préexistait déjà, parfois à l’état embryonnaire, dans ses ouvrages antérieurs. Siodmak a délibérément choisi le cadre et le style qui lui permettaient alors de traduire au mieux ce qui lui tenait à cœur : seuls le policier et le mélodrame noir se prêtaient à ce propos. Il est par conséquent plus juste de parler, au sujet de sa carrière hollywoodienne, d’une longue série de films psychologiques à tendance policière… à défaut d’une autre tendance.
Criss Cross (1948) de Robert Siodmak.
Chez lui, l’image doit « parler », créer une atmosphère signifiante, et, détail révélateur, le cinéaste a, jusqu’à sa mort, considéré le cinéma muet comme l’apogée du Septième Art ; l’image s’y suffisait à elle-même. Ses films noir, de 1944 à 1950, en sont un remarquable exemple : Phantom Lady (1944), The Killers (1946), The Dark Mirror (1946), Cry of the City (1948), Criss Cross (1948), The File on Thelma Jordon (1950).
The Dark Mirror (1946)
The Dark Mirror est avec Sisters de Brian de Palma et Dead ringers de David Cronenberg le film le plus abouti sur le thème de la gémellité. L’argument criminel et le suspense sont les meilleurs moyens d’exploiter et de rendre excitant les problématiques et les troubles associés à cet état et Siodmak en joue à plein dès son introduction nocturne où l’on découvre un cadavre poignardé en plein cœur. Hormis cette entrée en matière et la conclusion, Siodmak se déleste de tous les effets de mise en scène les plus marqués du film noir (photo ténébreuse, narration alambiquées, plan-séquences, ambiance urbaine oppressante : soit tout ce que l’on retrouve dans Les Tueurs) pour une sobriété visuelle et narrative surprenante.
A l’image des deux imperturbables jumelles dissimulant une criminelle, la réalité du film doit sembler tout aussi normale et sobre, le dérèglement n’intervenant progressivement que par touches savamment dosées. L’urgence du film policier laisse donc place à une approche essentiellement psychologique où le psychiatre incarné par Lew Ayres apprivoise les deux sœurs le temps d’une série de tests, les manipule plus ou moins volontairement en séduisant l’une et éveillant la jalousie de l’autre pour découvrir laquelle dissimule la folie meurtrière.
Techniquement la prouesse reste stupéfiante avec les nombreuses scènes dédoublant l’actrice Olivia de Havilland dans le cadre d’un même plan, Siodmak ayant fait appel à Eugen Schüfftan ancien « magicien » de la UFA installé à Hollywood et responsable des effets visuels les plus impressionnants des Nibelungen (1924) et de Metropolis (1927) qui ne sera pourtant pas crédité au générique. Le procédé de collage grossier sur un film en couleur est indiscernable avec l’usage du noir et blanc et l’illusion est encore intacte aujourd’hui.
Siodmak use de ces artifices de manières alternativement spectaculaire mais toujours à bon escient (les deux sœurs se réconfortant et s’enlaçant avec le visage dédoublé de Olivia de Havilland) ou de manière plus subtile en les confondant par leur gestuelle, silhouette dans des plans d’ensemble les montrant de profil, impossible à distinguer. Le bien et le mal arborent un même visage que seule la psychanalyse saura différencier avec un scénario convoquant des méthodes encore peu connues du grand public à l’époque comme le test de Rorschach. Lorsque les dissensions naissent alors entre les jumelles, Siodmak convoque progressivement divers symboles pour nous perdre et nous guider à la fois.
L’omniprésence des miroirs dont les reflets isolent ou confondent les jumelles crée un malaise constant, tout comme les conversations entre elles dont les éclairages tout d’abord sobre nous perde sur qui est qui avant de baigner la plus malfaisante dans les ténèbres. Autre grand tour de force de Siodmak, réussir à maintenir la tension jusqu’au bout alors que la nature de la coupable ne fait plus aucun doute dans les derniers instants. Même le happy-end sans fioriture laisse le doute avec un sourire final d’Olivia de Havilland alors que l’intrigue est résolue. Beau tour de force de Siodmak qui aura suffisamment manipulé le spectateur pour le laisser sans repères.
Alfred HITCHCOCK
Hitchcock semble peu concerné par ce que brasse le film noir. S’il lui arrive parfois de signer une œuvre qui s’inscrit dans cette catégorie, ce n’est jamais par son style formel. Le réalisateur britannique est avant tout un alchimiste qui transforme tout ce qu’il enregistre par des manipulations et une réorganisation visant à faire de chaque emprunt un matériau qui n’appartient qu’à lui. La relation complexe d’Hitchcock avec le film noir repose donc sur une question fondamentale : qui influence qui ?
Strangers on a train (1951) d’Alfred Hitchcock.
Dans ses films américains comme Rebecca (1940) et Shadow of a doubt (1943), transparaissent déjà les éléments stylistiques typiques du genre : ombres profondes, angles inhabituels, claustrophobie et sentiment de menace permanente. Si la relation du maître du thriller au film noir est palpable, à première vue, les différences ne tardent pas à se faire jour. La dimension psychologique est présente dans Spellbound (1945), le fatalisme du film noir apparaît dans l’ambiance mystérieuse de son thriller romantique Notorious (1946), dans le complot meurtrier qui sert de trame au scénario de Strangers on a train (1951), coécrit par Raymond Chandler, dans le huis-clos Dial M for murder (1954) et Rear window (1954), puis de façon encore plus prégnante dans The wrong man (1956), l’histoire angoissante d’un suspect innocent sur fond de corruption.
Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock.
En 1960, Hitchcock sera à l’origine de l’extinction définitive du film noir classique lors d’une nuit californienne dans un motel perdu. Le noir s’était inscrit sous un faux nom : Marie Samuels, après un vol de 25 000 dollars à l’agence immobilière de Phoenix où elle travaillait. Un crime typique du noir : impulsif, commis dans les affres de la passion. Les voies étaient déjà empruntées : sexualité instable qui mène au crime, ambivalence morale, fuite désespérée. Toutes les icônes et l’imagerie étaient bien en place. Une bonne douche laverait Marie de tous ses péchés et le noir mourut cette nuit-là. Lorsque Norman Bates s’avança dans cette salle de bains en brandissant un couteau de boucher et en tuant la star du film. Il entraina les derniers vestiges du « noir classique » dans le siphon de la douche, avec le sang et Psycho fit tomber le rideau sur un monde désormais perdu.
Orson WELLES
Le génial Orson Welles, après le coup d’éclat de Citizen Kane, est pris au piège des studios de la RKO qui contrôle et mutile son second film La splendeur des Amberson jusqu’au final cut. Après un projet abandonné en cours de route au Brésil (It’s all true) et de retour aux Etats-Unis, Welles se retrouve dans la situation de devoir reconquérir sa crédibilité productive. Ainsi, Hollywood ne lui ferme pas la porte au nez mais lui demande de ne plus se rêver en réalisateur ou en producteur et de concentrer tous ses efforts sur sa carrière d’acteur. Ce dernier accepte pour aussi faire entrer de l’argent (et ainsi conduire ses futurs projets). Engagé en 1946 dans le film noir The Stranger, le producteur William Goetz lui confie la réalisation.
Avec ce film subit, entre réalité et onirisme, Welles peut seulement démonter qu’il est encore un réalisateur digne de confiance, capable de respecter les délais et le budget d’un tournage. Sa seule liberté d’action, en plus du fait qu’il montre pour la première fois dans un film de fiction de vrais extraits documentaires sur les camps de concentration, concerne l’image qui parvient à souligner les personnages avec de forts contrastes d’ombres et de lumière, pourvus d’une mobilité singulière. Par manque de liberté, The Stranger n’atteint pas la complexité et la profondeur d’analyse que Welles a montré dans d’autres films.
Touch of Evil (1958) d’Orson Welles.
C’est une toute autre histoire avec son film suivant : La Dame de shanghai réalisé en 1948 qui utilise le genre canonique du film noir pour le détruire de l’intérieur. Welles récidivera en 1958 avec Touch of Evil, où il démontrera son extraordinaire capacité à échafauder des scènes extrêmement complexes et à les filmer en surmontant tous les obstacles ainsi qu’une ambiguïté morale et esthétique qui se jouent dans une violente déformation de l’espace. Dans Touch of Evil, il y a comme un enchaînement de numéros de cirque. Il y a de la haute voltige (le travelling qui ouvre le film), un numéro de prestidigitateur (l’interrogatoire de Manolo Sanchez réalisé en plan-séquence), des clowns outranciers (Akim Tamiroff et Dennis Weaver), une effrayante bestialité (Susie torturée par les gars de Grandi) et des déguisements géniaux (Joseph Cotten, Mercedes McCambridge, Zsa Zsa Gabor et Marlène Dietrich).
La Dame de shanghai (1948)
Welles livre avec ce film un cas d’école du film noir à la mécanique parfaitement huilée, qui a sans aucun doute influencé tout le cinéma anglo-saxon des décennies suivantes. Même amputé d’une heure par les studios de la Columbia, La Dame de shanghai est le film noir référence de Welles et contient l’utilisation la plus subjuguant de miroir au cinéma. Orson Welles démontre tous ses talents de prestidigitateur en utilisant les spécificités du miroir au-delà des trucages propres aux entresorts et se place parmi les grands inventeurs illusionnistes que sont John Henry Pepper, Charles Morritt, Guy Jarrett.
Dans la longue séquence à la fête foraine, la partie du Magic Mirror Maze présente des plans marqués par une multiplication exponentielle des images reproduites à la chaîne dans les miroirs. Caractérisées par un coefficient très élevé d’illusions, ces images semblent souligner intentionnellement le caractère illusoire du cinéma. Les personnages sont multipliés par les miroirs qui prolifèrent sur l’écran, de manière de plus en plus trompeuse : à tel point que non seulement les spectateurs, mais aussi les personnages ne parviennent plus à identifier l’image originelle du corps concret et ne perçoivent qu’une chaîne de figures multiples, toutes pareilles.
Les personnages du film font l’objet d’une multiplication particulière et ne savent plus qu’elle image « viser ». Dans la séquence des coups de feu, avant d’atteindre les corps, les impacts de balles détruisent plusieurs miroirs, ce qui produit d’ultérieurs effets visuels, brises les images, désagrège et met en morceaux les configurations. L’effet de faux, d’artificialité, atteint ici un sommet visuel et acquiert des connotations symboliques ultérieures.
Dans ces miroirs multipliés, le sujet-personnage s’appréhende lui-même comme segment de corps dédoublé, comme entité agissante et visible, mais aussi comme image pouvant devenir illusion.
LA NUIT DU CHASSEUR (1955)
Le seul film réalisé par l’acteur américain Charles Laughton est un coup de maître, une œuvre inscrite parmi les chefs-d’œuvre du cinéma mondial. Rarement l’angoisse et l’envoûtement ont été entrelacés avec une telle densité au grand écran. Dans ce conte hypnotique pour adultes empreint de sombre poésie et d’une parfaite maîtrise technique, Laughton met à jour les angoisses profondes de l’enfance pour livrer une fable d’une immense beauté plastique.
The night of the hunter n’appartient à aucun genre précis, mais les utilise tous au profit d’une féérie noire dont deux enfants effarés sont le véhicule. Conte onirico-cauchemardesque, romantisme noir, épouvante, expressionnisme maniériste, surréalisme et film noir ; La nuit du chasseur est tout ça à la fois ! L’atmosphère en est onirique, mais avec des pauses dans le merveilleux ou d’effrayantes saillies cauchemardesques.
Voyage halluciné au bout d’un visage du mal face à l’innocence victime et bafouée, La nuit du chasseur décline la réalité profonde de l’être humain en lui donnant une image tout aussi monstrueuse que fascinante, ce qui résume parfaitement bien ce que le mélodrame gothique a apporté au film noir et ce que le film noir a apporté au cinéma.
Du POST-NOIR au NEO-NOIR
Le film noir témoigne d’une exceptionnelle vitalité. La variété de ses thèmes, sa capacité kaléidoscopique à être toujours moderne ont permis au genre d’attirer, génération après génération, des vagues de cinéastes. De la fin des années 1950 à aujourd’hui, le style a évolué en absorbant des nouveaux thèmes liés à la sexualité ou à la violence. Les auteurs américains les plus ambitieux révèlent les zones d’ombre de la société américaine comme Clint Eastwood (Play misty for me), Sam Peckinpah (Straw Dogs), Arthur Penn (The Chase), Martin Scorsese (Taxi driver), les frères Coen (Blood simple, Fargo, The Barber) ou Quentin Tarantino (Reservoir dogs).
The Barber (2001) des frères Coen.
Le post-noir (années 60-70)
Certains films de la Nouvelle vague française s’inspirent des maîtres américains pour jouer avec le genre, notamment François Truffaut (Tirez sur le pianiste, La Sirène du Mississippi, La Mariée était en noir) Claude Chabrol (Les bonnes femmes, Que la bête meure, Le boucher, Les innocents aux mains sales…) et surtout Jean-Pierre Melville (Bob le flambeur, le Doulos, Le deuxième souffle, Le samouraï, Le cercle rouge).
Le samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville.
Les années 1960 décrivent des policiers parfois aussi dangereux que ceux qu’ils traquent ; des hommes souvent devenus malhonnêtes comme dans Naked Kiss (1964) de Samuel Fuller.
Police Python (1976) d’Alain Corneau.
Les années 1970, les films deviennent de plus en plus violents et de plus en plus sexuels. L’évolution des mœurs le permet. L’autodéfense se développe comme dans Straw dogs de Peckinpah ou Cape fear de Scorsese. Les films policiers d’Alain Corneau sont un bel héritage du film noir où l’ambiance fataliste en est la marque de fabrique : Police Python, La menace, Série noire et Le choix des armes. Roman Polanski réactivera les codes du film noir avec son Chinatown en 1974.
Le néo-noir (à partir des années 80)
Les années 1980, accentue l’évolution des années 70 avec des scénarios de plus en plus risqués comme le policier double du sérial killer interprété par Clint Eastwood dans Tigh rope (1984). Ou les malades mentaux de Rising Cain (De Palma), Manhunter (Michael Mann), Le silence des agneaux (Jonathan Demme) et Seven (David Fincher).
Des réalisateurs européens réalisent de nouveau des films noirs comme Wenders, Verhoeven ou Schroeder. Les femmes reviennent en force grâce à l’émancipation du féminisme américain dans des films comme Basic instinct de Paul Verhoeven. Et elles se confrontent souvent avec leur double dans Mulholland drive (David Lynch), Single White Female (Barbet Schroeder), Femme fatale, Passion (Brian De Palma), Black Swan (Darren Aronofsky). En référence au film noir fondateur et matriciel The Dark Mirror (1946) de Robert Siodmak.
Mulholland drive (2001) de David Lynch.
Le film noir est désormais débarrassé des interdits d’autrefois et profite de la permissivité du moment. Les images s’en ressentent par des scènes explicites de nus entre autre…
Sin City (2005) de Frank Miller et Robert Rodriguez.
Le néo-noir constitue un genre hautement autoréférentiel et très au fait des conventions d’intrigue, des types de personnages et des techniques courantes associées aux films noirs du passé comme a su l’utiliser Brian De Palma avec Femme fatale (2002) et Le Dalhia noir (2006). Chaque nouveau film noir repense, réinvente et refonde le genre. Il se caractérise par un brouillage des frontières et une hybridation des genres. La frontière entre enquêteur et truand, entre le bien et le mal, semble se confondre comme le montre admirablement bien Sin City (2005) de Frank Miller et Robert Rodriguez.
Filmographie sélective du film noir :
– L’inconnu du 3ème étage (Ingster, 1940)
– Le faucon maltais (Huston, 1941)
– This gun for hire (Tuttle, 1942)
– Murder my sweet (Dmytryk, 1944)
– La femme au portrait (Lang, 1944)
– Double indemnity (Wilder, 1944)
– Laura (Preminger, 1944)
– Fallen angel (Preminger, 1945)
– Detour (Ulmer, 1945)
– Mildred Pierce (Curtiz, 1945)
– Leave her to heaven (Stahl, 1945)
– Les Tueurs (Siodmak, 1946)
– The dark mirror (Siodmak, 1946)
– Somewhere in the night (Mankiewicz, 1946)
– The dark corner (Hathaway, 1946)
– Gilda (Vidor, 1946)
– The strange love of Martha Ivers (Milestone, 1946)
– Out of the past (Tourneur, 1947)
– Nightmare Alley (Goulding, 1947)
– T-Men (Mann, 1948)
– The scar (Sekely, 1948)
– La Dame de shanghai (Welles, 1948)
– The big clock (Farrow, 1948)
– A double life (Cukor, 1948)
– Secret beyond the door (Lang, 1948)
– Road house (Negulesco, 1948)
– Le troisième homme (Reed, 1949)
– Whirlpool (Preminger, 1949)
– The Set-up (Wise, 1949)
– The asphalt jungle (Huston, 1950)
– Where the sidewalk ends (Preminger, 1950)
– Sunset boulevard (Wilder, 1950)
– Night and the city (Dassin, 1950)
– Where danger lives (Farrow, 1950)
– House by the river (Lang, 1950)
– The enforcer (Walsh, 1951)
– Angel face (Preminger, 1952)
– Pickup on south street (Fuller, 1952)
– Dial M for murder (Hitchcock, 1954)
– Les diaboliques (Clouzot, 1954)
– Kiss me deadly (Aldrich, 1955)
– Du rififi chez les hommes (Dassin, 1955)
– La nuit du chasseur (Laughton, 1955)
– The killing (Kubrick, 1956)
– While the city sleeps (Lang, 1956)
– Beyond a Reasonable Doubt (Lang, 1956)
– Touch of Evil (Welles, 1958).
Bibliographie sélective :
– Robert Siodmak, le maître du film noir d’Hervé Dumont (1ère édition à l’Age d’homme, puis Editions Ramsay 1981)
– Le Dalhia noir de James Ellroy (Editions The Mysterious Press, 1987).
– Le film noir, l’âge d’or du film criminel américain, d’Alfred Hitchcock à Nicolas Ray de Patrick Brion (Edition Nathan, 1991 puis Editions La Martinière, 2004)
– Le film noir de Noël Simsolo (Editions Cahiers du Cinéma, 2005)
– Dark city, le monde perdu du film noir de François Guérif (Edition Eddie Muller, 2007-2015)
– L’héritage du film noir de Patrick Brion (Editions La Martinière, 2008)
– Film noir d’Alain Silver (Editions Taschen, 2012)
– Le film noir : Histoire et significations d’un genre populaire subversif de Jean-Pierre Esquenazi (Centre national de la recherche scientifique, 2012)
– Film noir, 100 All-Time Favorites de Jurgen Muller et Paul Duncan (Editions Taschen, 2014)
– Les Enquêtes de Philip Marlowe de Raymond Chandler (Editions Quarto Gallimard, 2014)
– Hollywood Babylone de Kenneth Anger (1953-1975 pour la première édition. 2013 aux Editions Tristram)
– Le miroir et le simulacre de Paolo Bertetto (Editions PUR, 2014).
– Retour à Babylone de Kenneth Anger (Editions Tristram, 2016).
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