Deuxième long métrage du jeune couple bruxellois Hélène Cattet et Bruno Forzani, L’étrange couleur des larmes de ton corps (2014), est un film iconoclaste et déroutant, rejetant la narration classique et élevant l’esthétisme gore aux rangs des beaux-arts ; un ersatz de film d’horreur entre cinéma expérimental et giallo.
Le premier film du duo : Amer (2009) était une revisitation d’un style tombé dans l’oubli : le giallo. Une œuvre ultra référencée avec ses figures de proue : Dario Argento et Mario Bava. Un film charnel, érotique, sensitif et sensoriel qui poussait les codes et la grammaire transalpine à l’extrême ; offrant une expérience inédite de cinéma.
Avec L’étrange couleur…, Cattet et Forzani, vont encore plus loin dans leurs délires expérimentaux. Ils relèguent volontairement au second plan la narration et la vraisemblance pour ne s’intéresser qu’aux moments de bravoure, à l’expérience que vont vivre les spectateurs à la vision de ce cauchemar visuel et sonore, entre attirance et répulsion.
L’histoire
Une femme disparaît. Son mari enquête sur les conditions étranges de sa disparition. L’a-t-elle quitté ? Est-elle morte ? Au fur et à mesure qu’il avance dans ses recherches, son appartement devient un gouffre d’où toutes sorties paraissent exclues. Il plonge alors littéralement dans un univers cauchemardesque et violent où d’autres femmes apparaissent, ainsi que des « clones » masculins…
Le spectateur va suivre l’histoire de cet homme obsédé et possédé qui perd pied. Sa folie va se transcrire en un délire exacerbé qui va tout transformer autour de lui et brouiller la frontière entre la réalité et le cauchemar.
Une sorcellerie visuelle et sonore
L’étrange couleur… pousse les expérimentations du giallo à leurs paroxysmes. Tel un jeu maniériste, les réalisateurs « compilent » toute une série de formes et de sons ; les assemblent en virtuoses dans un souci constant du détail : prolifération de gros plan, répétitions obsessionnelles, imagerie fétichiste, érotisation, L’étrange couleur… convoque un kaléidoscope géant qui transforme toutes les images et tous les sons en une matière organique. Car le but de ce cinéma de déconstruction est de se connecter directement au cerveau du spectateur, de lui faire vivre une expérience sensorielle totale, quitte à le perdre en route… Pas de compromis, Cattet et Forzani y vont « à fond les ballons » !
Les réalisateurs sont de véritables prestidigitateurs et manient la matière filmique en alchimistes virtuoses. Il faut saluer l’extraordinaire travail de montage qui est la base ultime de cette expérience. Pour preuve, six mois auront été nécessaire pour recréer et monter le son en postsynchronisation ! C’est la relation des images et des sons qui est travaillée dans une spécificité propre à provoquer le trouble à chaque instant, puisque les images « surréelles » côtoient des bruitages hyper réalistes. Un mixte entre une surréalité et un réalisme intimiste.
Les cinéastes pilonnent le spectateur de sons stridents (à la limite du supportable) et d’images chocs, qui reviennent en boucle comme dans une expérience de « torture » qui nous rappelle une séquence d’Orange mécanique de Kubrick, où Alex est contraint, les yeux ouverts de force, d’être conditionné pour ressentir une aversion face au viol et à la torture. Différents formats et styles d’images se succèdent, passant de la couleur au noir et blanc, de la fulgurance baroque au minimaliste d’un cinéma d’animation.
« On a fait carrément un deuxième tournage, sonore uniquement, dans un studio avec un bruiteur et on a tout recréé. Le bruiteur est à la fois comédien et chef opérateur car il fait des propositions de jeu au niveau du son et en même temps il propose des idées très artistiques liées à la valeur des plans. Le bruiteur propose plein de sons et nous on choisit lequel est le plus fort pour toucher l’inconscient du spectateur. Au niveau des bruitages et du son, on a vraiment cherché à provoquer un impact physique, on a beaucoup travaillé sur les basses et leur impact sur le corps, comme c’est une décharge qui rentre dans le corps. » Cattet et Forzani.
Le film devait initialement s’appeler Géométrie de la peur, et c’est bien de cela qu’il s’agit sur le plan formel, une succession de juxtapositions, de mises en perspective, de mise en abyme, d’inclusions, de superpositions de cercles, d’assemblage de matières, de Split-Screen et la répétition d’images récurrentes : œil, cuir, lame, trou… L’étrange couleur… est proche d’une installation d’art contemporain, une œuvre expérimentale de la reprise qui pourrait tourner en boucle dans un musée. L’espace est construit comme un rubik’s-cube, comme des poupées gigognes. Il est mouvant et lié à ce qu’il se passe dans la tête du personnage. Les pulsions, les phobies, les désirs et les fantasmes ressurgissent par des métaphores visuelles et sonores, de façon onirique, gore et grotesque. La forme labyrinthique du film sert la schizophrénie des personnages comme l’avait magnifiquement réussit Dario Argento avec Le syndrome de Stendhal (1996).
« C’est un film où tu te perds, c’est un labyrinthe. Tu le prends physiquement, c’est un bombardement sensoriel, et après, quand tu as fini la séance, il décante dans ton esprit et tu fais des liens. Tu le digères et tu trouves de nouvelles choses. » Cattet et Forzani.
Dédoublement et identification
L’étrange couleur… fait partie des films mettant en abyme la relation fétichiste et métaphorique du cinéma avec son spectateur. Une œuvre dont nous faisons partie intégrante dans un jeu de dédoublement symbolique. On ne peut s’empêcher de penser au Peeping Tom (Le Voyeur, 1960) de Michael Powell où la caméra fonctionne comme une machine / organe qui est un prolongement morbide et fatal. Filmer et regarder tue littéralement. Autre influence, le Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954) d’Alfred Hitchcock, à la différence que le spectateur n’est plus extérieur à la situation (regarder par la fenêtre / écran) mais immerger dans la matière filmique (il entre dans l’immeuble).
Les personnages paraissent tous interchangeables. L’apparition des trois femmes n’est en fait que l’incarnation d’une seule et même entité féminine : LA femme. Les trois autres personnages masculins, malgré leur différent trauma, ont un but en commun et recherche la même chose. Une des séquences les plus saisissantes de dédoublement est celle où le personnage principal se multiplie par le biais d’un interphone. Une idée reprise du géniale Mario Bava qui faisait poursuivre son héros par son double dans Opération peur (1966).
Sidération et pulsions scopique
Le cinématographe est ici utilisé comme forme hypnotique où la pulsion scopique est au centre d’un jeu masochiste entre les images et le spectateur. D’où la recrudescence des yeux et des gros plans à l’écran, fait pour immerger le spectateur dans un état de réaction constante.
Plaisir coupable entre voyeurisme et fétichisme.
Le film fonctionne comme une séance d’hypnose. Les personnages et les spectateurs vont de plus en plus en profondeur dans leurs souvenirs, jusqu’à une vision initiale qui se situe derrière une porte (psychanalyse de base). Petit à petit, au fur et à mesure que le film progresse, on s’enfonce dans des strates pour retourner à des images de l’enfance, à des aspects primitifs ancrés au plus profond de nous.
Art Nouveau versus Imitation
Tout le paradoxe du film est de s’appuyer sur une esthétique Art nouveau (1), qui est par essence l’antithèse du pastiche et de l’imitation. Il faut peut-être y voir ici une volonté pour Cattet et Forzani de se détacher de l’œuvre purement référentielle en produisant une forme originale, inventive et nouvelle d’images en mouvement. Un parallèle intéressant et subtil d’un cinéma prenant son essor, son indépendance dans une esthétique colorée aux formes courbes et organiques ancré dans les années 1970. Puisque le but est de renouer avec les instincts primaires, la sensitivité et revenir à une forme de naturalisme par l’artifice et l’ornement comme le faisait le peintre Gustave Klimt. Le mouvement de l’Art nouveau coïncide également avec les débuts du cinématographe, ce qui n’est pas innocent !
Dario Argento
On connait la vénération de Bruno Forzani pour le maître du giallo. Déjà dans Amer, sa grammaire était subtilement réinterprétée. Dans L’étrange couleur… l’intrigue policière chère au genre avec son Whodunit est tout simplement avortée au profit d’une anamorphose des principaux morceaux de bravoure argentien. A la manière d’un Brian De Palma avec la figure d’Hitchcock, Cattet et Forzani revisite Argento et sa grammaire dans un patchwork de collages, de superpositions, d’autocitations et de surimpressions propre aux grands formalistes maniéristes.
Le film le plus « cité » est sans commune mesure Suspiria (1976). L’arrivée du personnage principal en taxi sous la pluie comme Jessica Harper, la demeure Art nouveau inspirée de l’académie de danse, ses mystérieuses manifestations, ses pensionnaires inquiétants, l’entité satanique qui dirige la demeure et la mise en scène, etc. D’autres films du maître surgissent çà et là : le mur cassé de Profondo Rosso, le tueur apparaissant derrière « le héros » dans Ténèbre, le récit éclaté de Inferno …
« Inferno est un des films qui m’a fait le plus flipper étant jeune. Je n’avais pas compris pourquoi. Et quand j’ai rencontré Dario Argento, je lui ai posé la question. Il m’a expliqué qu’il avait écrit le scénario avec l’inconscient et les associations d’idées. Peut-être l’explication de mon point de vue de spectateur quant à la terreur ressentie ? C’est donc un mélange de ces deux types d’écritures que nous avons essayé de faire. On laisse des portes ouvertes, des personnages métaphoriques qui peuvent avoir plusieurs explications. » Bruno Forzani.
Conclusion
On pourra discuter longuement sur la finalité du système orchestré par Cattet et Forzani, critiquer leur formalisme faussement vain, leur fétichisme limite plagiaire. Mais on ne pourra pas leur enlever leur envie, leur incroyable amour pour le cinéma qu’ils assument entièrement sans concessions dans l’excès et le paroxysme d’un cinéma expérimental de genre. Chaque plan est pensé dans un constant souci du détail pour servir une expérience rare de cinéma faite de fulgurances fatales qui s’impriment durablement au plus profond de nous-même.
Notes :
– (1) Le film a été tourné dans différentes demeures Art nouveau à Bruxelles et à la villa Majorelle de Nancy.
A voir :
– L’étrange couleur des larmes de ton corps de Hélène Cattet et Bruno Forzani (en DVD depuis le 2 décembre 2014).
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