King Kong, poème fantastique qui a fasciné les spectateurs du monde entier, demeure une œuvre d’art inégalée. Un imaginaire extravagant au service d’une fable intemporelle. C’est également une date clé dans l’histoire de l’animation.
L’histoire :
Dans le contexte de la dépression américaine des années 30, une équipe de tournage part sur une île lointaine tourner un film. Une rumeur semble indiquer que les derniers spécimens de créatures d’un autre âge y seraient encore en vie. Sacrifices humains, tyrannosaures et autres monstres de la préhistoire ; une Bête qui tombe amoureux de la Belle. Un monstre mythique « Kong » (signifiant singe en langue indonésienne), la « huitième merveille du monde », qui sème la terreur dans New York…
Le film puise son inspiration dans deux mythes très connus : Saint Georges et le Dragon et La Belle et la Bête. Saint Georges s’incarne ici en la personne de John Driscoll, le second du navire qui, a deux reprises, entreprend de sauver sa fiancée des griffes du monstre. Ce thème classique du héros viril et de la demoiselle en détresse, commun à nombre de fictions populaires encore en vogue, trouve une résonance particulière du fait de la menace constituée par un monstre animal, au lieu d’un « méchant » humain. La Bête symbolise, ici encore, les pulsions sexuelles animales présentes chez l’homme, à l’origine d’angoisses archaïques. A ce sujet, voici ce que dit Bruno Bettelheim : « Il faut remarquer […] que dans la plupart des contes de fée occidentaux, la Bête est de sexe masculin et ne peut être délivrée de son sortilège que par l’amour d’une femme. La nature de la Bête varie selon la situation géographique du conte. Par exemple, dans un conte bantou, un crocodile ne reprend forme humaine que lorsqu’une jeune fille vierge lui lèche le museau. Dans d’autres contes, la Bête se présente sous la forme d’un porc, d’un lion, d’un ours, d’un âne, d’une grenouille, d’un serpent, qui reprennent leur forme première dans les mêmes conditions. Il faut supposer que les inventeurs de ces contes croyaient que pour que l’union soit heureuse, c’était la femme qui devait surmonter son dégoût du sexe et de la nature animale. Les nombreuses histoires du type du « fiancé-animal » des cultures qui ne connaissaient pas l’écriture nous montrent que le fait de vivre en contact étroit avec la nature ne change rien à l’idée que la sexualité est de nature animale et que seul l’amour peut la transformer en relation humaine ; il ne change pas davantage le fait que le mâle est le plus souvent ressenti inconsciemment comme le partenaire le plus bestial, en raison du rôle agressif qu’il joue dans les rapports sexuels ».
King Kong ne se transforme pas physiquement en homme, mais cette métamorphose s’opère bel et bien de manière subtile ; au lieu d’être dans deux états successifs, bête puis homme, Kong est les deux à la fois. Sa première apparition nous donne l’image d’une bête sauvage, destructrice, débordante d’une fureur aveugle… C’est en découvrant Ann que ses traits s’adoucissent, et qu’on découvre la Bête capable d’amour et d’humanité. Le talent de Willis O’Brien, qui fait de sa créature un véritable acteur aux émotions visibles, permet ainsi de créer un lien empathique entre elle et le spectateur, et même de mettre en place le début d’un processus d’identification. Sa mort filmée comme un événement particulièrement tragique, est une des agonies les plus poignantes de l’histoire du cinéma. Cette identification du spectateur au monstre constitue la pierre angulaire du film, et le trouble qu’elle suscite est le garant d’un succès qui transcende les époques et les cultures. Le thème des angoisses liées aux manifestations brutes de la sexualité est propre à marquer l’inconscient collectif. Quel autre film que King Kong aura poussé aussi loin le processus d’empathie entre la créature et le spectateur ?
Willis O’Brien :
Il est l’artisan des effets spéciaux, contemporain de Ladislas Starewitch et père spirituel de Ray Harryhausen (les deux autres maîtres de l’animation image par image). Il est un des inventeurs de la technique dite du stop motion (image par image). Ce procédé consiste à filmer des poupées articulées auxquelles l’animateur inflige millimètre par millimètre le mouvement voulu en prenant une image après chaque déplacement, pour le reconstituer à la projection. Le sujet peut être filmé devant un diorama (décor à l’échelle), ou sur un fond noir (ou aujourd’hui bleu ou vert) afin de l’insérer à des prises de vues réelles après traitement en laboratoire.
Il débuta au cinéma en 1917 avec The Dinosaur and the Missing Link, une comédie montrant un homme-singe attaqué par un brontosaure. Plusieurs films d’animaux préhistoriques furent ensuite réalisés par O’Brien : 10 000 ans avant Jésus-Christ, Prehistoric Poultry, In the villain’s power, Nippy’s Nightmare… Dans ce dernier film, Il était déjà parvenu à combiner des acteurs humains avec des créatures animées. Dans The Ghost of slumber mountains, O’Brien utilisa une technique innovante, il photographiait ses créatures réduites devant des maquettes et rajoutait ensuite des acteurs filmés en extérieurs. Ce procédé fut souvent utilisé dans King Kong.
Pour Le Monde Perdu de 1925 (adapté du roman de Conan Doyle), O’Brien s’entoura de précieux collaborateurs comme Ralph Hammeras, spécialisé dans les décors sur verre. Le procédé consistait à construire une partie des décors, le soubassement d’une muraille sur un mètre de haut, par exemple, puis de peindre sur une surface en verre les 6 mètres suivant de la muraille. Le panneau en verre filmé à trois mètres de la caméra, en parfait alignement avec le décor réel, donnerait l’illusion complète. Pour créer les maquettes des 49 créatures préhistoriques qu’il devait animer, O’Brien engagea Marcel Delgado, un autre virtuose de la maquette. Les deux hommes vont créer des créatures, fabriquées à l’aide d’éponges de cuisines ou d’argile, qui respirent grâce à des vessies de ballon de foot. Ils vont réaliser des scènes complexes en 960 images par mouvement. O’Brien a fait des dinosaures des stars, mis en scène dans un cadre dramatique, ils sont des personnages à part entière qui représentent le concept même du pays imaginaire.
O’Brien rencontra ensuite Merian C.Cooper, qui avait vu une première bobine d’un de ses films resté inachevé. Il s’agissait de Création, un film fantastique montrant dinosaures, et autres créatures préhistoriques… Le film ne fut jamais terminé mais O’Brien, secondé par Marcel Delgado, s’attelèrent sur King Kong. Ils créèrent tout d’abord un être hybride mi-homme, mi-singe mais Cooper voulut un vrai singe terrifiant. Après plusieurs tentatives infructueuses, ils créèrent Kong. Dans le film, tous les plans où évolue le gorille géant sont composites. C’est à dire composés de plusieurs éléments hétérogènes. Les décors dans lesquels il se déplace étaient composés d’une part de peintures sur verre pour les premiers plans et de mini cycloramas peints pour les arrières plans, avec entre les deux le petit plateau sur lequel la maquette du monstre était animée. La tâche est rendue plus complexe dès que des acteurs doivent entrer dans le plan, ce qui est souvent le cas. Les comédiens furent donc préalablement filmés sur un fond noir (le noir étant transparent sur le négatif de la pellicule). L’image ainsi obtenue était ensuite projetée sur la plaque de verre et refilmée image par image, au rythme de l’animation, selon la règle du stop motion.
Ce travail colossal réclamait plusieurs prises, afin que les raccords soient au plus juste, ainsi qu’un sérieux travail de laboratoire pour isoler les images des comédiens afin de les insérer à celles de l’animation miniature. Sans parler des problèmes d’éclairage, d’ombre ou d’échelle, résolus afin de préserver l’illusion de la présence d’un singe de 18 mètres de haut, face à des humains lilliputiens. Dans ce sens, des poupées à l’image des acteurs furent confectionnées pour représenter l’héroïne dans les pattes de Kong pour les plans larges, et lorsque qu’il avale dans sa gueule quelque explorateurs sur Skull island, ou des New-yorkais dans la dernière partie. A l’inverse la construction d’une tête du singe géant à échelle réelle fut construite, recouverte de six peaux d’ours, avec un mécanisme intérieur mû par six techniciens pour animer sa mâchoire, ses yeux et les oreilles, lors des gros plans. Une même technique fut utilisée pour un pied (quand il écrase des indigènes de Skull Island, puis de New York) et une main grandeur nature (quand il y tient Fay Wray en plan rapproché). Les maquettes en miniature de Kong étaient, elles, au nombre de six, de 45 cm de haut et pesaient près de cinq kilos pour la réalisation des plans larges.
King Kong s’avère comme l’équivalent cinématographique des gravures de Gustave Doré qui a inspiré les nombreuses séquences truquées. Selon Ray Harryhausen, Doré était à l’époque « le premier directeur artistique du cinéma ». Son sens du décor fut intégré par O’brien en composant des premiers et seconds plans très sombres et des arrières plans très claires. Si on regarde de plus près « les effets spéciaux », on se rend compte qu’ils rentrent dans une démarche d’une extrême logique scénaristique. Les procédés cinématographiques sont mis en abyme un par un et l’artifice est clairement revendiqué comme concept. L’actrice Fay Wray joue une actrice dans le film, qui est spectatrice de la créature qu’elle a suscitée en étant placée comme face à un écran. Devant des transparences animées image par image, les toiles peintes créent un dédoublement de cet univers comme spectacle à travers le spectateur. Les truquages (par couches successives) font naître un champ visuel compartimenté parent de l’écran et de l’espace scénique. Les visions de Kong sont toujours surcadrées, mise en scène, comme faisant partie d’une projection mentale, d’un fantasme, d’une « cosa mentale ». Ainsi « recadré », Kong s’humanise mais reste dans sa condition d’animal en cage et devient un mythe.
« O’Brien lui seul a su donner vie à nos rêves d’enfant : c’était un artisan de génie ». Ray Harryhausen
A voir :
– King Kong, double DVD disponible aux éditions Montparnasse dans une magnifique version restaurée.
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