Avant-Garde
Kenneth Anger achève de traverser la deuxième moitié du siècle comme il l’avait commencée : en eaux troubles, loin du cinéma officiel, tout juste dans ses marges. Depuis son premier film, sa première fureur de jeunesse, il a dix-sept ans lorsqu’il réalise Fireworks en 1947 ; il est autant une figure mythique et méconnue, que le représentant désigné d’un genre banni : le cinéma expérimental, expression fourre-tout, manière aisée de classer des œuvres parfaitement singulières. L’ennemi de toujours des Cahiers du cinéma, celui qui cherche et ne trouve pas, qui méprise le réel et son enregistrement.
A cet égard, le cas de Kenneth Anger est étrange : il a publié quelques articles dans les colonnes des Cahiers au début des années 50 (Cahiers n°5, n°76, n°77, n°79), fréquenté les « Jeunes Turcs » et travaillé longuement à la Cinémathèque de Langlois. Aucun affrontement ne lui revient aujourd’hui en mémoire : « Il n’y a jamais eu de polémique au niveau personnel. Ils avaient leur travail, moi le mien. » Mais il répond volontiers aux pourfendeurs de l’avant-garde : « Je trouve que c’est une attitude plutôt arrogante. On peut tout faire avec le cinéma : du documentaire ou de la pornographie, de l’art ou de ta merde. Personnellement, j’aime travailler mes films comme une matière intime. C’est impossible dans un cadre commercial, aussi minime soit-il. Il y a toujours des contraintes, des délais à respecter des personnes à satisfaire ».
En plus de trente ans – il n’a pas tourné depuis les années 1970 et son dernier film, Lucifer Rising date de 1980 -, Kenneth Anger est resté à l’écart du système « classique » et n’a réalisé que dix films. La plupart sont très courts, aucun ne dépasse quarante minutes. Cette production anémique révèle aussi bien un souci obsessionnel de perfection que des problèmes matériels permanents. L’occasion pour lui d’allier nécessité et vertu : « Je n’ai jamais eu d’argent pour terminer mes films : je ne l’ai pas choisi. J’ai dû être patient. Mais cela m’a donné une grande liberté : j ‘ai pu les remodeler, les retoucher à l’infinie ». Ce que l’on voit, sont des œuvres « en constant devenir », livraisons secrètes d’un artiste passionnant. Du minimalisme délicat de Puce Moment (1949) à la plus étourdissante flamboyance d’Inauguration of the Pleasure Dome (1954), Anger n’a cessé de déployer son univers de violence et de grâce. Comme tout grand artiste, il a finalement constitué son œuvre autour d’une idée tenace et obsédante : celle de faire de son cinéma une cérémonie, manière d’introduire le spectateur dans un monde de fantasmes et de magie.
Hollywood Babylone
L’œuvre entière de Kenneth Anger est parcourue par un rapport ambigu au cinéma. Il collectionne depuis son enfance photos et articles de presse sur Hollywood, particulièrement sur les années 20, fastes, orgiaques et perverses. « J’ai appris à lire grâce aux pages scandales des journaux ! », dit-il. Les secrets ainsi accumulés seront réunis dans Hollywood Babylone, un livre publié en France en 1957 chez Pauvert. Les twenties sont les années Valentino, star absolue, qui meurt avec le muet. Anger l’admire depuis toujours.
Si lui-même naît avec le parlant, il n’y accorde qu’une attention relative. A de très rares exceptions près, ses œuvres ne comportent pas de dialogues, pas de son direct. Avec Puce Moment, merveille de finesse et de douceur, brève comme un haiku (7 mn), le cinéaste livre un point de vue nostalgique sur le cinéma et ses matières qui le fascinent. C’est son premier travail en couleurs. Il y évoque les souvenirs croisés de sa grand-mère, costumière à Hollywood — elle a provoqué et encouragé sa vocation, il utilise ici ses robes – et de Barbara La Marr, star de films muets. L’ouverture est un défilé d’étoffes resplendissantes présentées par une femme « aux cheveux fauves ». On la voit ensuite, habillée de certaines d’entre elles, dans un splendide festival de poses. Anger montre qu’il n’a aucune envie de « copier » le cinéma hollywoodien. Il s’intéresse à la création de son propre langage à partir de ses mythes. La narration cinématographique classique ne le concerne pas. Ce qui le touche est une avalanche de sensations, un déferlante-poétique qui est le fait même de l’icône et de son image. Loin d’une conception strictement illustrative de ces beautés, tout ici est vivant et coloré, en relation directe à une âme.
Au-delà de Hollywood, Anger entretient une relation originale avec Eisenstein et particulièrement l’un de ses films inachevés, Que viva Mexico. « Ma grand-mère m’a emmené voir un film qui s’appelait Thunder over Mexico. Elle croyait que c’était un documentaire. En fait, c’était une version du film d’Eisenstein montée par son producteur. Même si ce n’était pas ce qu’avait voulu l’artiste, J’ai pris ces images comme un choc. J’étais très jeune. Je me souviens d’une scène où les paysans se soulèvent et punissent les propriétaires terriens. Ils les enterrent dans le sol jusqu’à la taille, puis font courir des chevaux jusqu’à les tuer. C’était très impressionnant. »
Anger retrouve le film plus tard alors qu’il travaille comme assistant de Langlois à la Cinémathèque, au début des années 1950. Ce dernier lui demande de monter Que viva Mexico à partir de bandes retrouvées ci et là, et des indications d’Eisenstein sur le scénario original. Le cinéaste reste modeste à cette évocation : « Je n’ai jamais prétendu faire le montage à sa place. J’ai simplement voulu montrer l’impact extraordinaire de ses idées, même dans une forme bancale. C’était une expérience intéressante, mais il n’a jamais été question de présenter le résultat comme la version définitive du film. C’est toujours un chef-d’œuvre perdu, une histoire tragique.»
De cela, Anger retire, comme du Hollywood des années 20, ce qui lui permettra d’élaborer la forme singulière de son cinéma. On l’imagine mal théoricien du montage ou élève appliqué du maître : il retient un déluge d’images dérangeantes et fortes, une forme d’agression permanente des sens et de la pensée. En ce sens, son art du montage et son art du cinéma doivent être aussi compris comme de stricts instruments créateurs de poésie.
La poésie : Mécaniques de l’image-fluide
Anger a toujours comparé ses films à des ciné-poèmes. Ce n’est pas un trait d’orgueil, plutôt une évidence. C’est l’un des plus grands poètes du cinéma, Jean Cocteau, qui a remarqué Fireworks au Festival du film Maudit de Biarritz en 1949, lui accordant le prix du film poétiques. « Ce film est tout ce que j’avais à dire sur le fait d’avoir dix-sept ans : la marine américaine, le Noël américain et la fête de l’indépendance », précise Anger dans son Notebook. On y voit surtout révocation du fantasme homosexuel sado-masochiste de son auteur. Construit comme le « rêve d’un rêve », celui d’un adolescent dont le corps est exposé au sadisme d’un groupe de marins, entre chaînes, symboles phalliques et flammes.
Fireworks est au sens littéral du terme un brûlot poétique. Une réminiscence palpable d’un autre génie adolescent : celui de Lautréamont, comme ici créateur d’une violence incandescente et sublime. On y retrouve la force qui fait des films de Kenneth Anger des expériences plutôt que de simples exercices de style.
L’invention d’une forme poétique est devenue le but principal d’Anger, jusqu’à l’œuvre-charnière qu’est Inauguration of the Pleasure Dome en 1954. Eaux d’artifice (1953), réponse de l’eau au feu est l’ultime étape avant l’exubérance. Le film, visuellement le plus beau réalisé par son auteur, se déroule dans les jardins de la Villa del Este à Rome. Sur l’air des Quatre Saisons, on y découvre une femme en habits de princesse dévalant de longs escaliers, dans un décor de fontaines et de statues. Les images d’eau coulante, jaillissante, se mélangent dans un mouvement majestueux et subtil. Les particules d’eau sont autant de particules d’images, d’images devenues fluides. Anger déploie une matière en devenir, toujours malléable, d’une grande force d’évocation poétique. Son film est en lignes de fuite permanentes, peuplées de formes qui partent, arrivent, se transforment : la jeune femme va se fondre dans le décor, les statues commencent à disparaître.
Avec Inauguration of the Pleasure Dome, le cinéaste livre ce qui est peut-être son chef-d’œuvre. Alors, qu’Eaux d’artifice était le film d’un monochrome – un bleu nuit envoûtant – celui-ci est « une symphonie de couleurs ». Anger revient aux teintes éclatantes de Puce Moment, en habillant ses acteurs de costumes merveilleux. Mais dans la forme, il se place dans la continuité de son précédent travail, y ajoutant une complexité jamais atteinte auparavant. Ce long poème incantatoire de 38 minutes met en scène divinités et personnages mythologiques dans un enchevêtrement de couleurs, de sons – une musique de Leos Janacek -, de mouvements gracieux. Plus que jamais, le cinéaste travaille la matière de l’image, dépassant de loin le simple exercice de montage. D’ailleurs, bien malin celui qui parviendrait à y déceler des coupes franches. Anger travaille le plan comme un espace aux dimensions infinies, qui n’est qu’une succession de glissades contrôlées ou incontrôlées, où les visages, les objets et les étoffes se superposent sans répit. Une couleur en remplace une autre, le maquillage d’un personnage change ou fait place à un masque. Intimement, le film dérange la perception. Il invite le spectateur par une séduction strictement nerveuse. Avec la puissance d’un trip, il rapproche du rêve. Il est pur produit hallucinatoire.
Plusieurs années après ce coup de maître, Kenneth Anger tourne à New York son film culte en 1963, Scorpio Rising : ce n’est pas sa plus belle œuvre, mais c’est son film culte. Pour la première fois, il entre en contact direct avec la réalité de l’Amérique. Il met en scène une bande de motards rencontrés à Brooklvn, dont l’un des membres « Bruce Byron était un fou furieux, un personnage incroyable. Je l’ai appelé Scorpio, comme le maître de l’organe sexuel. Dans ce film, tout devait avoir une connotation érotique : la moto, les blousons de cuir, les images de James Dean sur le mur. » Sur une musique en forme de bande-son des sixties – Elvis, Ray Charles parmi d’autres – Anger livre une évocation violente de son époque, flirte avec le pop art et les comic books. Il donne valeur d’icône à chaque personnage, chaque objet. Sa volonté n’est pas forcément d’adhérer au principe de vie de ceux qu’il filme : comme toujours, il les regarde pour en faire la matière de ses fantasmes, donc de son cinéma. Scorpio Rising, à cet égard, est un retour à la violence de ses débuts, à la sexualité sordide de Fireworks. C’est, une réponse à tous les conformismes de l’époque, une véritable œuvre de rebelle. C est aussi un morceau de poésie lugubre, saturé d’images de mort et de destruction, des symboles magiques qui ont toujours obsédé le cinéaste.
Cinémagie
La magie, donc, est une préoccupation récurrente chez Anger. Il ne s’agit pas pour lui de faire du cinéma un simple tour de passe-passe, un méprisable exercice de manipulation – ce que le vidéo-clip et l’imagerie publicitaire, malheureusement, ont retenu de lui. Plus profondément, il s’agit que le cinéma devienne, dans son essence même, une forme de magie. Inséparable de l’exercice poétique, elle doit se confondre avec lui.
Cette association est l’unique condition d’existence de l’œuvre d’Anger dans Rabbit’s Moon (1949/1970), seul de ses films tourné à Paris, cette exigence est déjà manifeste. Le cinéaste met en scène un Pierrot lunaire et ses acolytes, combinant « les éléments de la Commedia dell’arte et du mythe japonais ». D’une exemplaire simplicité, le film évoque Méliès dans une atmosphère onirique, une manière ludique de jouer avec les masques, les apparitions/disparitions. Mais la magie pour Anger n’est pas seulement affaire de légèreté. Après Inauguration of the Pleasure Dome, film magique à tous points de vue, et Scorpio Rising, ses deux derniers films sont des hommages explicites à une forme d’occultisme et à Lucifer. Il admire Aleister Crowley, grande figure anglaise de l’ésotérisme. Comme un père. « Crowley était un personnage très controversé, haï par la presse populaire de son pays. Il voulait ramener la sexualité dans le sacré, comme au temps du paganisme. Les gens n’y voyaient qu’une mauvaise excuse pour vivre au rythme des orgies. J’ai rencontré une incompréhension similaire. L’un de mes films a été confisqué puis détruit par Kodak à la fin des années 40, parce qu’on y voyait des corps nus ».
Dans Invocation of My Demon Brother (1966/69), Anger construit son travail autour d’un rituel mystique qu’il associe à une imagerie rock. Doté d’une bande-son qui est une composition expérimentale de Mick Jagger, le film est un sublime résumé de son œuvre. En onze minutes, il retrouve la force de ses films précédents, y mêlant les images d’une célébration costumée plutôt incompréhensible – ce n’est évidemment pas le problème. Son cinéma est enfin devenu une forme avancée de magie. Une invocation permanente.
Le dernier travail du « mage, », Lucifer Rising, sera terminé en 1980. C’est, étrangement, le plus « classique » de tous. Sans doute le moins réussi, même si son souvenir permet à Anger d’expliquer les raisons de son intérêt pour Lucifer. « Il n’a rien à voir avec Satan, que l’on associe à des formes de magie noire, à des rituels où l’on pratique des assassinats. Ça ne m’intéresse pas du tout. Lucifer est, étymologiquement, l’ange de ta lumière, celui qui apporte la lumière. C’est ce que je montre dans Invocation of my Demon Brother et Lucifer Rising. C’est une inspiration superbe pour le cinéma, qui n’est rien d’autre, à tous les sens du terme, qu’une projection de lumière. »
La précision faite, on restera marqué par un personnage exceptionnel de persévérance, par une œuvre constituée malgré d’incessantes difficultés. Anger est le véritable inventeur d’un langage magique et poétique, peuplé de symboles, d’icônes, de figures rêvées. S’il fallait trouver un mot – donc forcément réduire son étendue – pour définir son cinéma, ce serait celui mentionné plus haut de cérémonie. Car il le concerne dans son ensemble : le sadomasochisme de Fireworks est une cérémonie, avec ses maîtres (les marins), ses fétiches (les chaînes qui frappent le corps adolescent). Le défilé de robes de Puce Moment également, autant qu’ Inauguration of the Pleasure Dome, qui le suggère dès son titre. Les cascades d’Eaux d’artifice, les sorties en moto de Scorpio Rising sont aussi, comme le reste.
Ces cérémonies, secrètes, difficiles d’accès, n’ont pourtant rien d’un univers clos. Elles sont au contraire le lieu d’une expérience unique de spectateur, à la fois sensorielle et psychique. On y entre à volonté. Celui qui nous y invite, comme les alchimistes en leur temps, est un minoritaire. Insoumis, virulent, briseur du pacte social. Il signe ses films du trait sec de son nom : colère. Pour ces raisons, et celles que vous imaginerez seul, il faut les voir.
A lire :
– Eloge de Kenneth Anger par Olivier Assayas (Cahiers du Cinéma, collection Auteurs, 1999).
– Hollywood Babylone de Kenneth Anger (Editions Tristram, 2013).
– Retour à Babylone de Kenneth Anger (Editions Tristram, 2016).
A voir :
– The Magick Lantern Cycle, Intégrale des films de Kenneth Anger (coffret DVD chez Potemkine films)
Article Kenneth Anger, le maître de cérémonie par Olivier Joyard, extrait des Cahiers du Cinéma n°510 (février 1997). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Sebastian Kim, Mark Berry, Coll. S.Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.