Le terme « attraction » a connu, depuis près de 150 ans, une multitude de glissements sémantiques et théoriques qui lui ont finalement permis, en bout de course, de se hisser parmi les concepts-clés en études cinématographiques (1). En anglais, l’acception du mot attraction en tant que « numéro ou spectacle qui attire les foules en sollicitant leurs désirs, leurs goûts », remonterait, d’après le Oxford English Dictionary, à aussi loin que 1829 (2) . Par ailleurs, on ajoute dans le même dictionnaire que cet emploi du mot commence à apparaître en français au temps des Expositions universelles (comme celle présentée au Crystal Palace de Londres en 1851) et qu’en 1869, cette expression était devenue monnaie courante. En effet, si l’on en croit le Dictionnaire historique de la langue française (3), le mot français « attraction » désigne dès 1835 ce qui « attire et fascine le public », avant de prendre, autour de 1860, à la fois le sens d’« élément d’un spectacle de variétés » mais aussi celui de « manège », dans ce qui deviendra, précisément, le parc d’attractions.
C’est précisément dans ce contexte, celui des divertissements populaires, que le rapport entre cinématographie et attraction allait bientôt se tisser. Non seulement les vues animées s’apparentaient-elles, de par leur contenu et leur mode d’exhibition, au spectacle de variétés, mais le nouveau dispositif, cette novelty technologique qu’était le cinématographe, a-t-il encore su, sans tarder, attirer et fasciner son lot de spectateurs ébahis. Déjà en 1912, un commentateur particulièrement perspicace faisait la distinction entre le cinéma « d’antan », ce « cinéma considéré comme une attraction », et le cinéma « d’aujourd’hui », celui de 1912, « qui se suffit à lui-même » (4). L’expression se retrouve ainsi rapidement dans le discours cinématographique, où elle conservera une place de choix (5) . Si l’on faisait aisément le parallèle entre l’attraction cinématographique et le spectacle forain et si l’on montait souvent en épingle les qualités proprement attractionnelles du nouveau média (sa prédilection pour le mouvement, la surprise et l’émotion pure), il a toutefois fallu attendre Eisenstein pour que le concept gagne ses premières « lettres de noblesse » théoriques (6).
Le phénakistiscope inventé par le Belge Joseph Plateau en 1832.
Le concept d’attraction a par la suite été réinvesti au cours des années 1980, afin de mieux distinguer le cinéma des premiers temps du cinéma institutionnel et ainsi éviter le piège de la téléologie (7) . On insiste alors, encore une fois, sur l’appartenance de la cinématographie à une tradition qui s’appuie sur la discontinuité, le choc et la confrontation. Une tradition dont les principes diffèrent diamétralement de ceux qui prévaudront dans le cinéma narratif. L’expression fera fortune, comme on sait, et se fraiera un chemin bien au-delà des frontières du seul cinéma des premiers temps (8). Toutefois, malgré l’abondance de textes qui exploitent le concept, l’attraction reste, plus souvent qu’autrement, ancrée dans la tradition foraine, celle du spectacle de variétés, du vaudeville et autres caf’conc’, tant et si bien que l’on est souvent enclin à oublier l’ampleur théorique qui sous-tend l’expression. En effet, il appert que l’on gagne à interroger la notion d’attraction à la lumière d’autres « séries culturelles » qui ne relèvent pas nécessairement du seul spectacle vivant.
Praxinoscope à projection avec lanterne magique d’Emile Reynaud (1880).
Le concept d’attraction peut ainsi s’avérer tout à fait pertinent pour l’étude de ce vaste ensemble constitutif de la cinématographie qu’est la série culturelle des images animées. Dans le texte présent, nous nous proposons d’amorcer une réflexion cherchant à interroger les différentes modalités de l’attraction dans cette grande série culturelle, qui inclurait moult dispositifs visuels, dont les jouets optiques (phénakistiscope, zootrope, praxinoscope, etc.). Notre objectif sera double. D’une part, nous chercherons à mieux comprendre comment le concept d’attraction s’articule et se manifeste au sein d’un ensemble médiatique qui précède l’avènement du cinéma, c’est-à-dire en replaçant ledit concept dans un contexte qui fait remonter en deçà de la date fétiche du 28 décembre 1895 la tradition dont il serait issue. D’autre part, nous chercherons à savoir comment les jouets optiques permettent, en retour, de mettre en évidence certaines caractéristiques inhérentes au concept même d’attraction, en d’autres mots de voir en quoi la dimension proprement « attractionnelle » des jouets optiques permet de jeter un éclairage neuf sur le phénomène cinématographique. L’avantage d’une telle approche est que l’attraction se présente ici non plus tant comme pratique scénique, mais plutôt comme un principe structurant, sur lequel repose l’entièreté de l’expérience visuelle et le fonctionnement même du dispositif.
Modalités attractionnelles du jouet optique : rotation, répétition et circularité
Entre 1830-1900, de nombreuses expérimentations scientifiques ayant pour objet d’élucider le fonctionnement de l’œil et de mieux comprendre la nature de divers phénomènes d’ordre visuel vont permettre l’élaboration d’un florilège d’appareils optiques qui ne tarderont pas à faire le saut du côté du divertissement populaire. Au cours de cette période, durant laquelle les jouets optiques instaurent, pour ainsi dire, la série culturelle des vues animées, c’est l’attraction qui agit comme principe premier structurant. En effet, le mode d’opération du phénakistiscope et du zootrope, qui suppose rotation, répétition et brièveté, établit les fondements mêmes d’une forme d’attraction, qui dominera tout au long de la période.
Le mutoscope breveté par Herman Casler en 1894.
Si, comme le dit Paul Ricœur, « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative » (9), la temporalité des jouets optiques relève plutôt de la machine, se situe davantage du côté du mécanique. L’attraction du jouet optique tient avant toute chose de cette temporalité non configurée, a-narrative, voire non humaine, qui s’apparente, comme le disait Tom Gunning, à un « éclat de présence », à l’« explosion soudaine », à une certaine forme d’« irruption » : ses manifestations ne connaissent, somme toute, que le temps présent (10). L’expérience visuelle que propose le jouet optique repose donc non seulement sur l’illusion du mouvement qu’il est à même de créer, mais aussi sur cette temporalité répétitive qui détermine les modalités attractionnelles qui lui sont spécifiques. Si c’est d’abord en fonction de déterminants socioculturels que ladite série met l’attraction au premier rang, il faut tout de même reconnaître que les contraintes du dispositif y sont aussi pour quelque chose. L’une des premières contraintes majeures ayant pu permettre à l’attraction de dominer au sein de la série « images animées » consiste en la nature du support même desdites images.
Le phénakistiscope.
Le phénakistiscope, par exemple, consiste en un disque de carton comportant une douzaine de figures disposées en couronne, sur son pourtour. Remarquons, au passage, le nombre extrêmement limité de figures et la simplicité de la matrice événementielle : ici, un danseur qui pivote sur lui-même, ailleurs une femme qui coud, un chien qui saute, un cavalier qui parade, tutti quanti. La limite dans le nombre des figures est bien entendu fonction de la disposition des dessins, une disposition radiale, c’est-à-dire située dans l’axe des rayons imaginaires de cette roue qu’est le disque du phénakisticope. Le fonctionnement du dispositif le condamne donc à la présentation répétitive et inaltérable d’une série de figures formant une boucle fermée. D’une certaine façon, les modalités fondamentales de l’attraction trouvent écho dans les caractéristiques inhérentes du dispositif : l’absence de toute configuration temporelle (l’impossibilité d’identifier le début ou la fin de l’action), la brièveté et l’éternelle répétition de la série d’images, sa valeur purement monstrative, etc. Le phénakistiscope, tout comme la très grande majorité des jouets optiques, est par définition résolument narratif. En fait, l’idée même d’y développer si ce n’est que l’esquisse d’une « histoire » ne se pose même pas, elle lui est totalement étrangère. En effet, l’élaboration de tout argument narratif nécessite, hypothétiquement, une progression linéaire, si minimale soit-elle, qui suppose elle-même, à tout le moins, un début et une fin. Cette matrice événementielle est prisonnière, à la fois, de la circularité et de la répétitivité. Aucun écart ne lui est permis, puisque l’entame et le bout virtuels doivent se joindre et se raccorder l’un à l’autre. De par sa constitution même, le phénakistiscope ne connaît pas ces seuils que sont le début et la fin.
C’est du moins ce que les concepteurs de disques de phénakistiscope s’efforcent de nous donner comme impression. Les intervalles entre les figures de phénakistiscope sont, sauf de rares exceptions, mesurés pour donner l’illusion d’une avancée progressive de l’« action » et il n’est en effet pas possible d’identifier parmi ces figures celle qui serait la toute première de la série. Les figures du phénakistiscope consistent, en fait, en une série sans queue ni tête. Engendrée par la giration rapide du disque, qui induit un flux inaltérable des images, la succession des figures est ainsi exempte de toute disjonction ou aberration. Aucune brèche, pouvant permettre une échappée d’ordre narratif, n’est alors pratiquée dans la continuité rigide des figures : la limitation programmatique de la douzaine d’images incrustées sur le disque les condamne à une ronde sans fin, au mouvement perpétuel, à l’éternel retour du même.
Disque troué de phénakistiscope représentant des rats qui courent.
On trouve bien, çà et là, quelques exemples de disques qui transgressent cette règle de la boucle sans fin. Pour s’extraire de cette boucle atemporelle, toutefois, quelque chose doit nécessairement « survenir » dans la série d’images, l’action représentée sur ces disques doit défier les contraintes du dispositif et ainsi faire violence au principe structurant qui gère le fonctionnement du jouet optique. En effet, la parfaite circularité du phénakistiscope est mise en péril lorsque la série d’images développe un argument narratif minimal, ou plutôt une simple anecdote, c’est-à-dire en instaurant une prémisse initiale suivie de sa modification. Toutefois, cela ne va pas sans provoquer des aberrations dans la continuité de l’action : chaque passage de l’image « initiale », ou entame, provoque nécessairement une disruption temporelle. L’anecdote en question est donc, malgré tout, répétitive, telle que le prescrit la nécessaire rotation du disque. Ainsi d’un disque distribué par Pellerin & Cie, qui représente deux pêcheurs harponnant une baleine. L’entame et le bout y sont facilement identifiables. À l’entame, la baleine commence à faire surface. Deux pêcheurs lui lanceront bientôt leur harpon, qui restera pris dans le corps du cétacé jusqu’au bout de la série de figures. Au moment de la rotation du disque, le passage de la dernière figure (le bout) sera nécessairement suivi par un nouveau passage de la première figure (l’entame), à la faveur duquel la baleine aura, de façon tout à fait « régressive », retrouvé son intégrité originelle.
Des exemples du genre mettent en évidence l’une des particularités du phénakistiscope. Dès lors que le concepteur du disque n’accepte pas de soumettre ses figures à la stricte continuité/circularité du dispositif, il devra, bien évidemment, accepter que chacune des révolutions du disque provoque un hiatus visuel. Sauf s’il utilise un prétexte narratif ingénieux et astucieux, comme c’est le cas par exemple d’un disque fabriqué par Thomas Mac Lean, dans lequel le nez du personnage, que l’on tranche à la hache, se met à repousser à chacune des rotations. De par la « narrativisation » dont il est l’objet, le hiatus est ainsi, en quelque sorte, dissous. Bon exemple, s’il en est, de l’assujettissement du propos, ou de l’« argument », au mode d’opération du dispositif.
On peut être surpris du peu d’exemples connus de disques transgressant la règle de la boucle sans fin. La disruption soulèverait-elle, à cette époque, un enjeu suffisant pour que l’on ait, de façon aussi uniforme, misé sur la continuité de l’action ? Pourtant, bien qu’une rupture dans la continuité du mouvement à chaque passage de l’entame produise un effet spasmodique, l’attraction opère tout autant (sinon plus, à certains égards, vu la réitération du choc visuel provoqué par le hiatus). La rareté des sujets disruptifs est vraisemblablement tributaire des contraintes que le dispositif impose au concepteur de figures pour phénakistiscope. Tout dispositif n’impose-t-il pas d’ailleurs une façon de penser le sujet représenté ? Ne resterait-il pas, en effet, dans les corps figurés sur le disque, quelque chose qui tiendrait au mécanisme propre du dispositif ? En effet, le format et le mode d’opération du phénakistiscope suggèrent un « monde » où tout est régi par la circularité et la répétitivité, un monde qui annihile toute velléité de développement temporel. Les sujets y sont envisagés comme des Sisyphe condamnés, ad infinitum, à tournoyer, à sauter, à danser… Ce sont en quelque sorte des hommes-machines, infatigables, inaltérables, des « sujets agités » plutôt que des « sujets agissants ». L’absence de hiatus dans l’enchaînement des images est essentielle pour créer cet effet de mouvement continu et perpétuel, cette temporalité anhistorique au sein de laquelle les êtres et les choses peuvent tourner en rond éternellement, sans que rien ne vienne arrêter leur course éperdue. De nombreux disques représentant des mécanismes, des engrenages et des leviers n’insistent-ils pas, d’ailleurs, sur cet aspect ? Seraient-ce des machines éternelles, incassables, dignes des rêves les plus fous de la modernité ?
Le Zootrope : horizontalité circulaire
Les expérimentations des concepteurs de jouets optiques feront connaître au dispositif une série de modifications qui, ultimement, permettront d’inscrire le sujet dans une temporalité historique, le faisant ainsi passer au stade de « sujet agissant ». Qu’en est-il du zootrope, dont la conception remonte sensiblement aux mêmes années que le phénakistiscope ? Avec le zootrope, la giration reste toujours le principe à la base de l’illusion du mouvement et, tant que son tambour conserve des proportions modestes, le nombre d’images reste aussi limité que dans le cas du phénakistiscope. La première chose à remarquer, c’est que le support des images n’est maintenant plus soudé au dispositif. Celui qui empoignait le support des images du phénakistiscope empoignait par la même occasion le dispositif lui-même. Avec le zootrope, on a le dispositif d’un côté, la bande de l’autre. Notons, ici, l’importance que revêt ce simple geste qui consiste à insérer soi-même la bande et à activer manuellement le dispositif. Il s’agit là, en fait, de la raison première qui fait de ces dispositifs de véritables jouets : on les manipule, on en fait varier la vitesse, on change les bandes, etc. Cette dimension « interactive » est centrale au mode attractionnel du jouet optique. Le plaisir qu’on en tire relève autant de l’illusion du mouvement que de la manipulation du jouet. Le dispositif suppose obligatoirement que son « usager » soit un « joueur » impliqué dans son fonctionnement même, pas seulement un spectateur relativement mis à l’écart. Où le soi-disant « pré-cinéma » pourrait aussi être vu, de façon certes inadéquate en regard de notre perspective, comme du « pré-jeu vidéo »…
L’exemple du zootrope témoigne dès lors d’un rapport entre deux paradigmes qui sont au cœur même du mode de fonctionnement attractionnel du jouet optique. La séparation entre support et dispositif d’entraînement marque déjà, bien que subtilement, une tension entre deux modes attractionnels, l’un qui tient davantage d’une posture spectatorielle (plus contemplative, plus « immersive ») et l’autre qui tient davantage d’une posture plutôt ludique, plutôt participative (11).
En faisant de la série d’images et du mécanisme d’entraînement deux composantes distinctes, le zootrope permet à l’usager de s’éloigner, littéralement et symboliquement, du dispositif. À cet égard, les mots de William George Horner, l’inventeur du zootrope – d’abord appelé dædalum – sont particulièrement révélateurs :
[…] on obtiendra [avec le dædalum] le même effet de mouvement qu’avec le disque magique [phénakistiscope] devant le miroir. On n’a pas besoin de coller son œil à l’appareil : lorsqu’il tourne, il semble transparent, et plusieurs personnes ensemble peuvent admirer le phénomène (12).
Les critères qu’utilise Horner pour distinguer le zootrope du phénakistiscope – éloignement de l’observateur, transparence – font état d’une posture qui tient davantage du « spectateur » que du « joueur ». Bien sûr, l’aspect collectif soulevé par Horner est également caractéristique du mode ludique, mais ici les autres personnes ne jouent pas à proprement parler, ils « admirent le phénomène ». Bien qu’un individu soit contraint, comme dans le phénakistiscope, d’actionner le mécanisme (en insérant une bande en en faisant tourner le tambour), la machine, une fois en rotation, s’efface peu à peu devant la chose représentée. Par ailleurs, la disposition longitudinale, plutôt que radiale, des figures permet une transformation de taille dans la façon de penser l’image animée. Si le zootrope semble lui aussi condamné presque sans merci au retour du même, la transformation qu’il fait subir au support des images, substituant au disque une bande souple, permet en effet quelques coquetteries « langagières », comme nous le verrons plus loin.
Qu’est-ce que cela suppose, au juste, de passer du disque rotatif à la bande souple ? C’est que, par sa forme rectangulaire, la bande du zootrope est nécessairement munie d’une entame et d’un bout. Pour faire s’animer les figures, il faut en effet placer la bande souple dans le tambour et faire de cette bande une boucle, une boucle sans fin. Chaque mise en place de la bande exige de l’usager qu’il fasse se raccorder l’entame et le bout, annulant ainsi la distinction début/fin constitutive du support. La circularité reste ainsi toujours au cœur du dispositif.
Zootrope fabriqué en Angleterre vers 1865.
Avec le zootrope, l’horizontalité du support impose aussi des limites d’un autre ordre à la série de figures : des limites longitudinales (le haut, le bas). Si la disposition circulaire des figures du phénakistiscope les pousse parfois à franchir la bordure même du support (comme dans ce disque conçu par Joseph Plateau, qui donne l’illusion que les rats s’échappent littéralement de la surface), l’horizontalité du zootrope favorise plutôt une évolution linéaire des images, qui mène à penser l’action de manière légèrement plus « historicisée ».
Comme elle n’arrive pas toujours à contenir l’effervescence des images, la bordure du disque du phénakistiscope n’est donc pas un seuil infranchissable. Par ailleurs, sur un plan symbolique, sa circularité contraint l’action figurée à un temps absurde, où toute clôture reste à peu près impensable. La disposition radiale du phénakistiscope fait en sorte que les images sont invariablement organisées en fonction, à la fois, du centre et de la bordure du disque. Le centrifuge et le centripète y règnent sans partage, de même que les débordements. Le phénakistiscope donne aisément dans l’ex-plosion ou l’im-plosion (même s’il s’autorise, à l’occasion, la présentation tranquille d’un danseur tournant sur lui-même). Comme le kaléidoscope, le phénakistiscope fraye davantage du côté du cosmique, du big-bang, de l’expansion de l’univers, de sa contraction, etc.
En contrepartie, la disposition horizontale des figures sur la bande du zootrope favorise une linéarisation de l’action posée par les sujets représentés. Malgré la répétitivité des figures et leur évidente finalité attractionnelle, le zootrope leur insuffle en effet certaines velléités de devenir, une aspiration vers le développement, pourrait-on dire. Un à-venir qui ne se matérialisera certes jamais, puisque tout ne fait qu’y tourner en rond, mais que le dispositif laisse entrevoir en raison de sa constitution. Le zootrope tient beaucoup plus de l’ordre du terrestre et, avec lui, l’image animée perd une grande part de sa propension à l’éclatement, au tourbillon, à la haute voltige. Avec le zootrope, on reste tout de même du côté de l’attraction, mais l’« horizontalisation » des figures, leur linéarisation, instaure une certaine logique spatio-temporelle, une logique qui tient davantage du terrestre, du « possible ». Les figures y sont en effet inscrites dans un ordre plus terre-à-terre : on les ramène, ni plus ni moins, sur le plancher des vaches, où elles sont portées à se mouvoir de façon latérale, type de déplacement assez commun chez l’animal terrestre (le zootrope ne s’appelle peut-être pas zoo-trope pour rien). Le sol y est d’ailleurs souvent représenté comme élément de « décor », en bas de bande comme il se doit, et il n’a pas l’inquiétante courbure de celui qui figure dans le phénakistiscope. De surcroît, le tambour du zootrope est lui-même muni d’un plancher, sur lequel la bande vient littéralement buter lorsque l’usager la met en place.
Détail du tambour intérieur avec sa bande de dessins.
Le recours à une bande souple comme support ouvre de nouvelles possibilités quant aux modalités de présentation des figures. En effet, le zootrope permet de faire défiler, dans un même mouvement, des images en provenance de deux bandes distinctes, ce qui est loin d’être négligeable, surtout si l’on songe que ce genre de manipulation s’apparente étrangement à une procédure de montage (13). Voici les « assemblages » (en anglais : combinations) que proposait à cet effet une grande maison de distribution de bandes aussi tôt qu’en 1870 :
Very effective and humorous Combinations can frequently be made by overlapping one strip of Figures with the half of another strip. […] Amongst some of the most effective of these combinations, the following numbers will give very amusing results : 4 & 5, 7 & 10, 3 & 13, [etc.] (14).
À remarquer, le résultat, sur le plan « syntaxique », d’une pareille pratique pour l’usager du zootrope : une alternance systématique entre deux figures en mouvement, sur le mode A-B-A-B. Le défilement imperturbable de la boucle sans fin du zootrope est, pour une fois, nettement remis en cause. Les images ne changent pas pour autant de régime : le « montage zootropique » viserait vraisemblablement des fins plus attractionnelles que narrationnelles. On ne nous propose pas de suivre, narrativement, les péripéties de telle ou telle figure zootropique, entre deux temporalités, deux espaces ou deux situations, on nous propose plutôt de s’amuser du rapport de transformation-substitution que subissent les images et ce qu’elles figurent. Il s’agit de la métamorphose récurrente d’une figure, non pas du suivi réitéré d’une action.
Pareil assemblage de bandes permet tout de même de transgresser la règle canonique du défilement homogène et continu, qui est caractéristique du zootrope, et que celui-ci partage avec le phénakistiscope. La suite des figures comporte désormais des seuils, sous forme de hiatus, qui brisent le cadre rigide de l’unicité figurale et ouvre la porte à la bifidation. Il n’empêche que cette forme de montage reste tout de même prisonnière du cadre circulaire du tambour, un cadre nettement coercitif. La roue qui tourne continue de tourner, indéfiniment. Des seuils surgissent, qui permettent de passer alternativement de la fin de la série A au début de la série B, puis de la fin de la série B au début de la série A (ad nauseam), mais ils sont répétitifs : c’est toujours la même fin qui revient, c’est toujours le même début qui revient. L’alternance ne permet pas à l’action de rebondir narrativement, ni d’ouvrir un nouveau « chapitre » ; elle ne lui permet que de rebondir attractionnellement. Les « avant » et les « après » ne sont pas, pour citer Umberto Eco (15), des « avant » et des « après » essentiels, capables de contenir l’action de façon effective et lui permettre d’aspirer au titre de séquence minimale d’une narration en développement.
Émile Reynaud : séparation et isolation des figures
Les transformations qu’Émile Reynaud fera connaître au zootrope mettront en jeu, de façon particulièrement sensible, la tension entre les modes attractionnels susmentionnés – celui du joueur et celui du spectateur – comme en témoignent son praxinoscope (1876), son praxinoscope-théâtre (1879) et son praxinoscope à projection (1882). Ultimement, avec le Théâtre optique qu’il concevra en dernier lieu (1892), la part d’interactivité présente dans les jouets optiques s’évanouit : l’usager devient bel et bien spectateur, et c’est la narration qui en vient à acquérir un statut de principe premier structurant.
Emile Reynaud.
Comme on le sait, les trois variantes du praxinoscope fonctionnent sensiblement selon les mêmes principes de base que le zootrope (tambour en rotation, bandes souples, etc.). L’originalité de l’invention tient à son prisme de miroirs qui, placé au centre du dispositif, remplace les fentes d’obturation du zootrope. L’introduction de ce prisme permet de contourner le grave problème de luminosité réduite, caractéristique des jouets optiques antérieurs. Cela obligeait en effet les concepteurs à opter pour des figures simples, aux contours bien définis, à négliger presque entièrement le second plan, et à limiter la scène à la répétition d’une matrice événementielle minimale. Les détails se perdaient, inévitablement, au moment de la rotation du tambour. Avec son praxinoscope, Reynaud introduit une nouvelle approche eu égard aux figures, en mettant l’accent sur la précision du dessin et en exploitant la finesse des coloris.
Le praxinoscope (1877).
Cette nouvelle façon de penser les figures est corroborée par une tendance constante, chez Reynaud, à singulariser, à isoler, lesdites figures. Tendance qui se manifeste d’abord dans ces larges traits noirs qui séparent chacune d’elles, sur les bandes du praxinoscope, puis par la ségrégation entre figure et fond à laquelle Reynaud procède pour ses trois autres inventions, Théâtre optique inclus. Lors de l’examen d’une bande praxinoscopique à l’arrêt, les traits noirs isolent visiblement les figures les unes des autres, mais ce qui est primordial, avant tout, c’est que ces barres jouent le même rôle de démarcation une fois les images mises en mouvement. Avec le praxinoscope (version Reynaud, à tout le moins (16)), l’image donnée en spectacle est désormais une image cadrée. Chez Reynaud, la figure animée est en effet délimitée sur ses quatre bords : les barres verticales sur la gauche et sur la droite, les bords supérieur et inférieur du miroir, pour le haut et pour le bas (17). Bien évidemment, l’isolement de la figure n’est pas total ; l’usager du praxinoscope verra normalement trois images animées se présenter à la fois dans son champ de vision. La présence de barres verticales sur la bande, conjointement avec le jeu des miroirs, permet cependant à l’une d’entre elles (celle qui fait plus directement face à l’observateur) de se dégager de ses pairs et de se détacher de l’ensemble. Les jouets optiques antérieurs ne cherchaient pas, eux, à isoler l’image. C’est à une « performance de groupe » qu’ils conviaient l’observateur. L’absence de bordures entre les figures empêchait en effet d’en singulariser quelqu’une et les deux ou trois d’entre elles qui se présentaient dans le champ de vision de l’observateur s’imposaient, simultanément et de façon à peu près égale, à son regard.
Le praxinoscope-théâtre (1879).
Cet isolement, cette « singularisation » de l’image sera amplifiée par Reynaud dans ses second et troisième dispositifs – le praxinoscope-théâtre et le praxinoscope à projection – dans lesquels, cette fois, le nombre des figures qui s’imposent au regard de l’observateur est généralement encore plus limité. Ces dispositifs ne laissent parfois même filtrer qu’une seule figure en mouvement. Pour parvenir à ce résultat, Reynaud interpose entre les images et l’œil de l’observateur un cache, qui fait office de passe-partout, et dessine ses figures sur fond noir, de façon à permettre la superposition d’un décor, peint sur un autre support, qui reste fixe. Reynaud doit donc passer par une ségrégation radicale entre figures et fond, un procédé qui le suivra jusqu’au Théâtre optique.
Le théâtre optique (1888).
Le dispositif du Théâtre optique sera toutefois le lieu d’une rupture avec le modèle des jouets qui l’ont précédé. Dans le praxinoscope, toutes versions confondues, l’image reste prisonnière d’un tambour, et l’action forme, comme dans le phénakistiscope et le zootrope, une boucle sans fin. Avec son Théâtre optique, Reynaud répudie le modèle de la boucle sans fin. Il rompt la circularité intrinsèque du dispositif de base, tournant ainsi le dos à la tradition canonique du jouet optique. Le Théâtre optique n’est d’ailleurs pas un « jouet » à proprement parler : l’observateur ne manipule plus le dispositif, désormais caché à son regard ; il ne fait que contempler les images qui défilent devant lui.
Au contraire des dispositifs antérieurs de Reynaud et de tout autre jouet optique, l’entame et le bout de la bande du Théâtre optique ne sont pas destinés à se raccorder l’un à l’autre. Ce sont des seuils de premier rang, littéralement un début et une fin. Le principe de la circularité est, en quelque sorte, détrôné au profit de la linéarité. Au tambour, réceptacle clos qui gardait prisonnière la bande d’images, Reynaud substitue deux dévidoirs – l’un débiteur, l’autre récepteur – , permettant de faire défiler la bande, qui désormais s’enroule sur elle-même, depuis son entame jusqu’à son bout. Par ailleurs, l’image donnée en spectacle est non seulement une image cadrée, c’est aussi une image unique, singulière. La bande est en effet désormais constituée d’une suite de cadres distincts les uns des autres. À l’isolement de la figure au sein même du dispositif correspond un isolement de la figure sur l’écran : il n’y a maintenant plus qu’une seule image, dont on suit les évolutions.
Reconstitution du théâtre optique au musée Grevin.
Le dispositif de Reynaud dépasse donc la simple giration, le seul rebondissement, la pure agitation et, même si l’attraction y est encore la bienvenue, c’est la narration qui se substitue à celle-ci comme principe premier structurant. Une bande comme Autour d’une cabine s’engage en effet dans un nouveau paradigme, au sein duquel la narration jouera un rôle déterminant. L’histoire racontée dans cette bande (dans Pauvre Pierrot, tout aussi bien) dépasse en effet, et avec éloquence, le seuil de la narrativité minimale. Autour d’une cabine comporte un titre initial, suivi d’une mise en situation, d’un conflit et de sa résolution, et il se termine par un finale : sur la voile d’un petit bateau posté au centre de l’image, on peut lire « La représentation est terminée ». Si la narrativité dont fait preuve cette bande a pu prendre son essor, c’est parce que Reynaud a été en mesure de donner à la série des images l’expansion nécessaire à toute prétention narrative.
Le Théâtre optique opère ainsi une transformation autant quantitative que qualitative du dispositif. Il y a plus d’images, beaucoup plus même. Mais en même temps et paradoxalement, il n’y a maintenant, pour le spectateur, qu’une seule image, magnifiée au centuple qui plus est. Par ailleurs, cette image est extérieure au dit spectateur. Dans le cas des jouets optiques, l’usager devait faire corps avec le dispositif ; il était dans le dispositif, il était le dispositif. Dans le Théâtre optique, l’image qui se mobilise est au contraire totalement indépendante du spectateur. Ce dernier est rejeté en dehors des limites d’un dispositif qui le maintient à distance et il n’a, désormais, plus rien à manipuler.
Le dispositif de Reynaud représente un tournant dans l’histoire de la série culturelle des images animées non seulement parce que l’image représentée y acquiert une nouvelle autonomie – qui dérive elle-même de la configuration de l’appareil – mais aussi parce qu’il opère un changement crucial dans la position du « consommateur » d’images, qui passe du statut de « joueur » à celui de « spectateur ». Si tous les historiens classiques voient en Reynaud la figure déterminante de ce qu’ils appellent le « pré-cinéma », c’est au fond parce que le Théâtre optique prend résolument ses distances vis-à-vis du paradigme du « pre-computer game ». Le projet de Reynaud (on peut, semble-t-il, parler ici de véritable projet), qui l’amène à construire des récits à l’aide d’images animées, a certainement motivé ce changement de paradigme, précisément parce qu’un tel objectif le pousse à repenser les propriétés fondamentales du jouet optique et, ce faisant, à repenser le rôle du « destinataire » au sein du dispositif.
Le kinétoscope : permanence de la circularité ?
De ces considérations, il appert donc que le régime de l’attraction s’accommode plus aisément d’une configuration répétitive et circulaire. Il appert aussi que son modèle par excellence est la boucle sans fin. Deux caractéristiques qui seront mises à l’honneur au moment de l’arrivée sur les marchés mondiaux du premier appareil de visionnage de vues photographiques animées, le kinétoscope d’Edison.
Le kinétoscope ou kinetoscope peep show machine d’Edison (1889-1892).
Inventé au tournant des années 1890, cet appareil reprend un certain nombre de procédés qui sont dans l’air du temps, notamment chez Reynaud. Au premier chef, la bande souple perforée, divisée en cadres distincts. Toutefois, les vues animées d’Edison restent résolument dans le giron de l’attraction, exploitant ainsi l’immense potentiel d’émerveillement que possèdent, à leurs débuts, les vues animées, plutôt que la stratégie narrative que privilégiait Reynaud avec son Théâtre optique. Il est d’ailleurs significatif que le kinétoscope et les bandes qui lui sont destinées partagent de nombreuses caractéristiques avec les jouets optiques, qui eux aussi adhéraient au régime de l’attraction. De par sa configuration, le kinétoscope s’apparente d’emblée à un jouet, puisque c’est l’usager qui actionne lui-même le mécanisme (cette fois-ci en y insérant un nickel). Les sujets y sont, quant à eux, montrés sur fond uni, sans décor aucun. Ainsi, malgré son caractère indiciel, l’image photographique garde-t-elle néanmoins une certaine part d’« abstraction », qui, en l’éloignant d’une stricte représentation du réel et d’une temporalité configurée, la rapproche de l’image dessinée.
D’autre part, la bande n’a ni entame ni bout apparent, et elle est disposée de manière à former une boucle sans fin, dans les méandres de l’appareil. D’ailleurs, selon Ray Philips, le mécanisme du kinétoscope était apparemment réglé de sorte que la vue pouvait commencer à n’importe quel endroit de la bande, sans que l’on se souciât du commencement ou du terme effectifs de l’action montrée (18). Ainsi, la représentation fonctionnait-elle sensiblement selon le principe de la boucle sans fin du phénakistiscope et du zootrope. Bien entendu, la photographie animée ne permettait pas avec autant de précision que ces dispositifs fondés sur le dessin un raccordement parfait du bout et de l’entame. Dans le kinétoscope, en raison même des sujets que l’on y privilégiait et de la façon dont on les mettait en scène, la continuité était rarement rompue de façon décisive. La série de poses du culturiste Sandow, par exemple, est en effet suffisamment répétitive pour que le passage de la dernière à la première de ces poses (le passage du bout à l’entame, donc) produise une impression minimale de continuité (le hiatus restant relativement discret). On recréait ainsi, de façon relativement synthétique, une impression de circularité (19). De la même façon que pour l’exemple susmentionné du disque de phénakistiscope montrant deux pêcheurs harponnant une baleine, les vues du kinétoscope qui contrevenaient au principe de la boucle sans fin risquaient de provoquer une « aberration » dans le déroulement de l’action (20).
Vue intérieur du kinétoscope.
Enfin, l’action représentée est la plupart du temps d’une simplicité extrême et mise énormément sur l’agitation des figures et la répétition intempestive des mouvements. Les sujets qu’on y voit sont des sujets agités plutôt qu’agissants, tel qu’on l’observe dans Sandow (1894), [Athlete with wand] (1894) ou Amy Muller (1896), par exemple.
L’analogie entre jouet optique et kinétoscope a, bien entendu, ses limites. Après tout, les courtes bandes que le dernier donne à voir ne sont pas vouées à une présentation en boucle, de manière répétée, comme c’est le cas avec les jouets optiques. Le dispositif conçu par Edison et Dickson impose immanquablement des seuils liminaires, des limites prédéterminées : il faut bien, dans le cas présent, que la vue présentée ait un point de départ et qu’elle finisse par s’arrêter en un certain autre point, même si ceux-ci ne correspondaient pas à l’entame ou au bout de la bande, ni au commencement ou au terme de l’action montrée. Ces seuils ne sont pas pour autant des seuils « effectifs », au sens d’Eco, qui délimiteraient véritablement l’action et ce qu’elle représente. Ils interviennent plutôt de façon abrupte et inopinée : l’action survient in media res, elle se termine in media res. Malgré le réalisme des images et la durée préétablie du déroulement pelliculaire, les bandes kinétoscopiques restent foncièrement et résolument dans le domaine de l’attraction. Ainsi, au moment même où la série culturelle des « dessins animés » (le jouet optique) allait délaisser la voie unique de l’attraction pour s’ouvrir, avec les « Pantomimes lumineuses » (vers 1890-1893), au potentiel narratif de l’image animée, fort peu exploité jusqu’alors, la série culturelle « photographies animées » allait réactualiser, avec le kinétoscope (strict contemporain du dispositif imaginé par Reynaud), un certain nombre des stratégies purement attractionnelles qui avaient fait les beaux jours du jouet optique.
La double nature de l’attraction
Bien entendu, nous ne tenterons pas de décrire ici les multiples subtilités technologiques, culturelles et économiques qui sous-tendent cette autonomisation de la vue. Qu’il nous suffise d’avancer que cette délimitation effective de l’entame et du bout se fait parallèlement au développement des diverses articulations narratives qui caractériseront la cinématographie-narration. La notion de seuils, de limites, se sera donc avérée fort profitable pour comprendre le développement de la série « images animées » et elle aura tout aussi bien permis de mieux comprendre certaines modalités essentielles qui sous-tendent l’interaction entre cinématographie-attraction et cinématographie-narration. Mentionnons, en terminant, que ces modalités sont étroitement liées au dispositif – à la fois technique (l’appareil) et social (son mode de réception) – grâce auquel ces images sont animées et « consommées ». Tout au long de ce texte, en effet, on aura pu constater de quelle façon chacun des dispositifs impose ses seuils comme véritable façon de penser les images animées. Le disque du phénakistiscope, la bande souple du zootrope, la bande kinétographique sont autant de supports qui, par leur constitution même, impartissent plus ou moins d’emprise aux régimes de l’attraction et de la narration, insufflent des velléités, différentes selon le cas, aux figures qui s’y meuvent, comme on l’a vu avec les exemples du Théâtre optique et du kinétoscope. On constate ainsi comment l’apparition, au sein de la série culturelle des images animées, d’un nouveau dispositif ou d’une innovation technique est à même de réaffirmer le potentiel attractionnel de l’image. C’est pourquoi il n’existe pas de véritable « passage » historique de l’attraction vers la narration, mais une cohabitation mouvante et constante entre les deux paradigmes, au gré des modifications que connaissent les dispositifs.
Le Kinora, breveté par les frères LUMIERE dès 1896 et adapté du Mutoscope américain d’Herman Casler.
À cet égard, il apparaît intéressant d’observer la récente évolution des images animées sur support numérique. Comme le faisait remarquer Lev Manovich, les images séquentielles qui pullulent sur le Net (ainsi des animations Flash et Quick Time) partagent de nombreuses caractéristiques avec les premières images animées (21). Ces animations, qui inaugurent un nouveau paradigme dans la grande série culturelle des images animées, offrent effectivement une étrange ressemblance avec les images dont nous avons traité dans le présent texte : taille réduite, courte durée, présentation en boucle, etc. N’est-il pas significatif que les mêmes formes, dont l’intérêt premier repose massivement sur leur pouvoir d’attraction, refassent surface avec les médias naissants ? Comme on pouvait s’en douter cependant, il est désormais possible de voir sur le Net de multiples exemples de petits films narratifs créés à l’aide des mêmes logiciels d’animation. Cette utilisation du dispositif à des fins narratives n’est qu’une seule des nombreuses voies envisageables. L’image numérique modifiant considérablement le rapport à la réalité qu’elle représente – tel était d’ailleurs le cas de l’image cinématographique des débuts –, il lui est d’autant plus facile de miser sur ses propriétés attractionnelles. Aussi ne faut-il pas oublier que l’histoire du cinéma, ou plutôt celle de la série culturelle des images animées en général, n’est pas une marche progressive et unilinéaire vers la narration. La problématique du franchissement (ou de l’affranchissement !) des seuils témoigne de l’une des possibilités de développement du média (celle qui, il faut bien le dire, a tenu le rôle clef dans le processus d’institutionnalisation du cinéma, en raison de facteurs externes, qui ne tiennent pas au seul média).
Le Phonoscope de Georges DEMENY (1892).
Il est impossible, en dernière analyse, de confiner l’attraction à un paradigme strictement historique (paradigme qui inclurait à la fois le « pré-cinéma » et le cinéma des premiers temps) ou, à cet égard, à un paradigme strictement technologique (qui incluerait les seules configurations techniques des appareils). L’attraction a, d’une certaine façon, une double personnalité : elle relève à la fois de prérogatives technologiques et de facteurs socioculturels propres à chaque époque. C’est pourquoi l’attraction perdure et s’avère si pérenne, quelle que soit la configuration du dispositif qui permet d’animer les images. Le développement récent du cinéma spectaculaire et à grand déploiement, IMAX compris, est là pour le prouver, si tant est qu’il fallait des preuves… L’attraction ne tient donc pas des seules limitations techniques de l’appareil (répétition, circularité, etc.) et, compte tenu de son pouvoir de fascination, elle est à même de se manifester dans n’importe quel média. La portée du concept d’attraction, d’abord utilisé afin de distinguer les premières vues animées de la production institutionnelle plus tardive, ne doit pas pourtant pas être limitée à une simple question de périodisation. Il s’agit d’un principe structurant qui refait surface à chaque nouvelle phase dans le développement diachronique de la série culturelle des images animées. L’expression « cinématographie-narration » semble éclipser totalement l’attraction, mais le régime en question doit son nom au simple fait que la narration y est le principe premier structurant ; au-delà du principe premier, il y a bien d’autres choses, l’attraction notamment.
Notes :
– (1) Ce texte a été écrit dans le cadre des travaux du GRAFICS (Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des institutions cinématographique et scénique) de l’Université de Montréal, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture. Le GRAFICS est membre du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI) de l’Université de Montréal. Les auteurs tiennent à exprimer leur reconnaissance à Laurent Mannoni, pour l’accès aux collections de la Cinémathèque française. Ce texte est une version remaniée d’un article déjà paru en italien (« Il principio e la fine… Tra fenachistoscopio e cinematografo : l’emergere di una nuova serie culturale », Limina/le soglie del film. Film’s Thresholds, a cura di Verinoca Innocenti e Valentina Re, Udine, Forum, 2004, p. 185-201). Le texte vient aussi de paraître dans une autre version anglaise augmentée et largement remaniée : Nicolas Dulac et André Gaudreault, « Circularity and Repetition at the Heart of the Attraction : Optical Toys and the Emergence of a New Cultural Series », dans Wanda Strauven (dir.), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 227-244.
– (2) Oxford English Dictionary, 2e édition, vol. 1, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 774. Notre traduction. La définition exacte du dictionnaire est la suivante : « thing or feature which draws people by appealing to their desires, tastes, etc., esp. any interesting or amusing exhibition which ’draws’ crowds ».
– (3) Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1994, p. 140.
– (4) E.-L. Fouquet, « L’Attraction », l’Écho du Cinéma, n° 11, 28 juin 1912, p. 1.
– (5) Voir notamment sur cette question le texte d’André Gaudreault, « From “Primitive Cinema” to “Kine-Attractography” », dans Wanda Strauven (dir.), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 103-118.
– (6) Rappelons seulement que le concept d’attraction a d’abord été théorisé par Eisenstein en 1923, dans ses écrits sur le théâtre et la mise en scène. Voir Sergei M. Eisenstein, « Le montage des attractions » dans Au-delà des étoiles, Paris, 10/18, 1974, pp. 115-121.
– (7) André Gaudreault, Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Jacques Aumont, André Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989, pp. 49-63.
– (8) Le concept d’attraction sera tour à tour utilisé dans des études portant sur le cinéma d’avant-garde, le nouveau cinéma hollywoodien, le cinéma interactif, etc.
– (9) Paul Ricœur L’intrigue et le récit historique (Temps et récit, 1), Paris, Seuil, 1991, p. 17.
– (10) Voir Tom Gunning, « Now You See It, Now You Don’t » : The Temporality of the Cinema of Attractions, dans Richard Abel (dir.), Silent Film, Londres, Athlone, 1996, p. 77.
– (11) Les auteurs remercient Wanda Strauven de leur avoir suggéré cette distinction.
– (12) William George Horner, « On the Properties of the Dædaleum, a New Instrument of Optical Illusion », Edinburgh Philosophical Magazineand Journal of Science, no 4, 1834, p. 37. Cité dans Maurice Bessy, le Mystère de la chambre noire. Histoire de la projection animée, Paris, Pygmalion/ Gérard Watelet, p. 78.
– (13) Voir à ce sujet André Gaudreault, « Fragmentation et assemblage dans les vues Lumière », Visio, revue de l’Association internationale de sémiotique visuelle, vol. 7, n° 1-2, printemps-été 2002, pp. 59-73.
– (14) Catalogue de la London Stereoscopic & Photographic Company, reproduit dans David Robinson, « Masterpieces of Animation 1833-1908 », Griffithiana, n° 43, décembre 1991, illustration n° 31. Le catalogue date apparemment du début des années 1870.
– (15) Umberto Eco, l’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1999, p. 145.
– (16) Au cours de notre recherche, nous avons trouvé des bandes praxinoscopiques, en provenance d’autres fabricants, qui ne comportaient aucun trait vertical de la sorte.
– (17) De celles que nous connaissons de Reynaud, une seule bande (l’Amazone, série de figures qui dépeint une cavalière au trot) fait de ces traits noirs non pas des seuils infranchissables, mais plutôt des obstacles à franchir par le sujet.
– (18) Voir Ray Phillips, Edison’s Kinetoscope and Its Films : A History to 1896, Trowbridge, Flicks Books, 1997, p. 30.
– (19) Cela est également vrai pour le Mutoscope, un dispositif concurrent du kinétoscope et formant lui aussi un système circulaire (une série de photographies disposées les unes derrière les autres autour d’un noyau central). Certaines vues du Mutoscope font étrangement penser, de par leurs thèmes et leur structure, aux bandes zootropiques. Pour mentionner un exemple connu, l’une des versions de Sandow (American Mutoscope Company, 1896) est visiblement conçu comme une boucle, le culturiste achevant sa série de mouvements exactement dans la même pose qu’au début.
– (20) On peut en effet s’imaginer l’étonnement de celui qui, penché devant la vue Mary, Queen of Scots, entamerait la bande à quelque point situé après la décollation de la reine…
– (21) Manovich écrit notamment : « Early digital movies shared the same limitations of storage as nineteenth-century pro-cinema devices. » (The Language of New Media, Cambridge, MIT, 2001, p. 316) Les auteurs remercient Bernard Perron (Université de Montréal) de leur avoir signalé cette citation.
A lire :
– Media Magica.
– Magie et Cinéma.
Texte La circularité et la répétitivité au cœur de l’attraction : les jouets optiques et l’émergence d’une nouvelle série culturelle extrait de la revue 1895 n°50 (2006). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.