INTRODUCTION
Plus que tout autre cinéaste, Alfred Hitchcock est le « cinémagicien » par excellence. Si ce terme est habituellement attribué à Georges Méliès, il n’a pas le même sens pour le réalisateur anglais. Méliès montre littéralement la magie de l’image en se servant de trucs, tandis que Hitchcock se sert de la grammaire de l’illusionnisme et de ses théories.
L’oeuvre d’Hitchcock se révèle d’une extraordinaire complexité. Tout renvoie à tout. Aucune chose n’est ce qu’elle paraît être puisque chaque événement, chaque personnage, chaque geste, chaque objet est porteur de signes susceptibles de multiples interprétations. C’est le « grand jeu » du parfait illusionniste qui prend de plus en plus pour sujet de réflexion et de création cette illusion dont-il dispose d’autant mieux qu’il s’en sait la première victime. De là vient que l’œuvre s’appuie sur la seule réalité dont l’artiste est sûr, celle de ses émotions, de ses sensations, de ses instincts. De là vient que l’artiste contrôle cette réalité par les moyens de connaissance objective que sont la psychanalyse, la psychologie, la logique, etc. De là vient enfin, qu’entraînant le public pris au piège de l’illusion, il prouve la réalité de son propre univers mental. Son existence est fondée par la croyance des spectateurs. C’est la victoire du créateur sur son œuvre, de son esprit sur ses émotions, de sa raison sur son inconscient.
« Hitchcock est habile à faire réagir le public conformément à ses calculs, ce qui dénote une théorie personnelle concernant la psychologie du public. Ses méthodes se rapprochent de celles d’un prestidigitateur. » (Kael Pauline)
La maîtrise d’Hitch (diminutif courant que nous emploierons dans le dossier) à manier les apparences pour susciter, comme et quand il lui plait, terreur ou angoisse ainsi que sa prodigieuse aptitude à jouer du flux et du reflux émotionnel implique le pouvoir du magicien. Hitch ne peut créer en usant au maximum du caractère magique de son art. Magie esthétique d’abord, par la recherche de la beauté plastique. Signification magique, ensuite, de ce qui surgit sur l’écran. Magie effective enfin : l’œuvre est conçue pour réaliser à chaque instant, les aspirations du public.
Ainsi nous verrons que Hitch emploie à la lettre toutes les phases qui crées une bonne illusion : l’aspect visuel de l’ensemble, le contrôle du public, la construction et le crescendo d’une œuvre, la maîtrise des outils techniques, sans oublier la chose la plus importante : l’émotion. Si nous faisons un petit effort de projection (remplacer « film » par « tour » par exemple), la grande majorité de ce qui est énoncé s’applique à tout bon illusionniste prestidigitateur, qui se veut un temps soit peu « artiste ».
« Hitchcock, a vraiment été le roi du monde. Plus que Hitler, plus que Napoléon, il avait un contrôle du public que personne d’autre n’a eu. Par les objets. » (Jean-Luc Godard)
LE VISUEL AVANT TOUT : clarté et simplicité
Tout ce qui intéresse Hitchcock c’est l’effet que l’on obtient sur l’écran. Peu importe les moyens, il ne faut avoir qu’une seule pensée en tête : ce que le public voit !
« Quand on m’apporte un sujet, en général un livre, j’essaie toujours de ne rien inclure dans le traitement qui ne soit réellement visuel. Je préfère commencer avec les grandes lignes d’un sujet, et partant de là, développer pleinement le traitement sur un mode purement cinématographique. Il ne faut pas se lancer dans quoi que ce soit de descriptif. Il faut se concentrer uniquement sur l’action ou le mouvement, et donner des indications de dialogue. » (Alfred Hitchcock)
Hitch est adepte de la discipline et du style épuré de la fin du cinéma muet (dans les meilleurs films allemands de l’époque, il n’est pas un plan qui n’évoque l’angoisse, la menace, le dérèglement mental, et ce sont ces qualités typiquement expressionnistes que l’on retrouve dans les séquences les plus réussies des films d’Hitch), il préfère raconter des histoires à l’aide d’images et de sons plutôt que de dialogues. Il transmet très souvent les informations de manière non verbale, ce qui exige une grande confiance de la part du public, qui doit dénicher par lui-même ces informations afin de mettre bout à bout les éléments de l’histoire. « Lorsque l’on raconte une histoire au cinéma, on ne devrait recourir au dialogue que lorsqu’il est impossible de faire autrement. Le cinéaste n’est pas censé dire les choses, il est censé les montrer. » (Alfred Hitchcock).
Souvent le dialogue dit quelque chose et l’image autre chose ; c’est un point fondamental de la mise en scène hitchcockienne. C’est la caméra qui joue. Le langage de la caméra se substitue aux mots, qui ne sont qu’ « un bruit parmi d’autres, un bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire visuelle. » (Alfred Hitchcock). Si Hitch veut « remuer » le public, il remue la caméra.
La clarté est la qualité la plus importante. Certaines situations de suspense sont compromises quand le public ne comprend pas clairement la situation. Le cinéma d’Hitchcock vise à supprimer les scènes utilitaires pour ne conserver que celles plaisantes à tourner, plaisantes à voir et vraiment essentielles. C’est un cinéma qui est très satisfaisant pour le public. Pour obtenir un maximum d’effets il faut faire simple, être explicite et non littéral. Utiliser un minimum d’éléments comme dans Notorious (Les Enchaînés) où toutes les scènes de suspense s’organisent autour de deux objets : la clé et la fausse bouteille de vin. Etre adepte de l’économie de moyen comme au début de Rear Window (Fenêtre sur cour) où dans un seul mouvement d’appareil on apprend ou nous sommes, qui est le personnage, quel est son métier et ce qui lui est arrivé. Pourquoi utiliser tout un décor, quand on peut explicitement dire les choses. « Si on tourne dans un commissariat, il n’est pas nécessaire de montrer tout le décor ; on peut montrer un sergent de police qui a trois galons sur le bras et qui se trouve en amorce dans l’image. Le plan général pourra être très utile dans un moment dramatique, pourquoi le gaspiller avant ?» (Alfred Hitchcock).
Hitchcock prépare méticuleusement ses scénarios et ses storyboard, donnant l’impression que le tournage n’est qu’une simple formalité. Il définit dès le début ce qu’il veut produire. Les moyens techniques et économiques ne doivent pas être une contrainte à la réalisation. Il y a toujours une solution même pour des séquences grandioses comme ici avec la statue de la liberté dans Saboteur (Cinquième colonne).
a/ Exemples d’informations visuelles et non verbales :
–Young and innocent (Jeune et innocent) : « Le coupable est là ». Le travelling avant en plongé qui se dirige sur le visage du batteur du groupe de musique.
–Suspicion (Soupçons) : « Ce lait est empoisonné ». Cary Grant montant un verre de lait à sa femme.
–Saboteur (Cinquième colonne) : « Une menace future ? ». Le générique qui montre une ombre qui s’avance.
–Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) : « Le diable arrive en ville ». Le train qui arrive à Santa Rosa produit une énorme fumée noire.
–Notorious (Les Enchaînés) : « La clé du mystère ». Travelling avant en plongé se fixant sur la main de Bergman qui tient la clé de la cave. « Cette tasse est empoisonnée ». Gros plans répétés sur la tasse à café.
–To catch a thief (La Main au collet) : « Métaphore de l’acte sexuel ». Le feu d’artifice qui éclate quand Kelly et Grant sont dans une chambre d’hôtel.
–North by northwest (La Mort aux trousses) : « Métaphore de l’acte sexuel ». Le train qui entre dans un tunnel à la fin du film.
–Marnie : « Quelqu’un d’important va arriver ». Le travelling avant en plongé lors de la réception qui finit sur un gros plan du directeur d’assurance.
–Frenzy : « La découverte de la victime ». La caméra s’immobilise à l’entrée de l’immeuble en plan fixe, alors que la secrétaire monte à son travail. « Le meurtrier va tuer une nouvelle fois ». La caméra accompagne la victime jusqu’à la porte du tueur avant qu’elle ne redescende les escaliers en travelling arrière.
b/ Le système formel :
« Hitchcock est l’un des plus grand inventeur de formes de toute l’histoire du cinéma » (Eric Rohmer).
La forme ici n’enjolive pas le contenu mais la crée. Son système tend à s’organiser selon une forme principale géométrique ou dynamique : la ligne droite, la courbe, la spirale, la ligne brisée. Cette forme devient métaphore de l’histoire (et souvent du cinéma). Le spectateur coïncide avec le point de vue subjectif du héros (voir du réalisateur), il est pris dans la forme du film.
–Rope (La Corde) : C’est une histoire de corde, d’une ligne droite. C’est la métaphore de ce film puisqu’il est tourné en un seul plan, et la métaphore de tout film qui est ruban unique, ficelle de pellicule, qu’on déroule de façon linéaire.
–Strangers on a train (L’Inconnu du Nord-Express) : Le film est construit sur l’idée d’un échange sous la forme d’un renvoi, d’un va et vient. Barrons cette droite (directive) d’un cercle. Troublons cette inertie d’un mouvement giratoire, et voici notre figure construite, notre réaction déclenchée. L’élément circulaire traverse le film, depuis la boutique de disques jusqu’au manège, en passant par un ballon gonflable, quelques paires de lunettes et autant de balles de tennis.
–Rear Window (Fenêtre sur cour) : C’est l’histoire d’un homme qui fait des photos, des montages de vues. Il a vu sur une cour dont les fenêtres sont autant d’écrans de cinéma. Il « monte » le crime, le héros est cinéaste, monteur d’un film.
–Vertigo (Sueurs froides) : C’est l’histoire d’un vertige, d’un enroulement (Stewart qui tourne en rond dans San Francisco, le chignon de Kim Novak). Le milieu rejoint le début. Le héros est roulé, mais aussi embobiné en une belle métaphore.
–Psycho (Psychose) : Le film est cassé, divisible. Tout est divisé par deux (maisons, personnages).
Il y a donc deux types de film :
Ceux qui « courent la poste » ; c’est la métaphore du ruban (Saboteur, 39 steps, Foreign correspondent, The Man who new too much, Strangers on a train, To catch a thief, North by northwest, Torn curtain, Topaz). Ceux qui sont « assignés à résidence » ; c’est la métaphore de l’image immobile (Rebecca, Lifeboat, Paradine case, Rope, Under capricorn, Dial M for murder, Rear Window).
Hitchcock introduit en plus le mouvement au sein même de l’image fixe, par les affiches de ses films en particulier. Il y organise le parcours visuel du spectateur. Spirale qui entraîne inexorablement vers une bouche hurlante que l’on tente de fuir dans Frenzy. Double courbe hélicoïdale qui tourne à l’infini dans Vertigo. Lignes de fuite des escaliers à la Esher, entrecroisement des rails de chemins de fer dans Strangers on a train. Ce jeu de construction permet au regard de se mouvoir dans le cadre et le hors cadre. Hitch est autant un cinéaste plastique que narratif, qui s’illustre par la rigueur de ses compositions architecturales, l’ordonnance sophistiquée des formes, des lignes et des plans. Comme il le disait lui-même : « On est en présence d’un médium bi dimensionnel, il ne faut pas l’oublier. Nous avons un rectangle à remplir, à remplir et à agencer. » (Alfred Hitchcock)
c/ Saul Bass :
« Un film commence dès la première image impressionnée » (Alfred Hitchcock).
C’est grâce notamment à Saul Bass que la stylisation Hitchcockienne a été la plus développée et mise a jour. Ce graphiste a instauré une conception très personnelle du générique, conçu comme un film dans le film, et non comme simple accumulation d’informations artistiques et techniques. Il donne à chacun de ses génériques une personnalité, un ton et une esthétique qui illustrent de manière subtile le sujet et le style du film. Bass traite d’une manière conceptuelle un matériau graphique extrêmement limité, pour ne pas dire minimaliste. Ce qui compte pour lui c’est le contenu en recherchant l’idée la plus simple. Un concept simple, provocateur, frappant, une recherche d’une implication métaphysique qui donne à la simplicité quelque chose de vivant. Ni décoratif, ni superflu, le style de Bass parvient à condenser en quelques images l’univers complexe d’un film et de son auteur. Un résumé de l’œuvre par quelques figures géométriques qui en sont souvent le secret. « Un générique, une affiche ont la vie brève, ils doivent être compris instantanément » (Saul Bass). Pour Hitchcock, Saul Bass a construit chacun de ses génériques sur la forme même du film.
–Vertigo : Les spirales. Elles tournoient dans l’œil de Kim Novak et associent la névrose du personnage central à sa sexualité nécrophile.
–North by northwest : Les coordonnées cartésiennes en flèche. Elles ne se contentent pas d’indiquer, en vertu d’un effet d’annonce cher au cinéaste, le motif autour duquel va visuellement s’organiser le film, elles avertissent aussi que le monde est découpé, et normalisé (indicatif géométrique et social).
–Psycho : Les lignes brisées et la structure contrariée. Des barres horizontales et verticales amènent les titres en lettres décalées. La structure contrariée renvoie à la schizophrénie du personnage principal.
Ne voulant pas filmer comme les autres, Hitch inventa comme personne ce que ses grands devanciers traquaient : le style. Tout Hitchcock est dans un angle, une lumière, un son, un arrière plan, un gros plan, un briquet, un visage, un paysage, un faux décor…
LE PUBLIC : implication et manipulation
a/ L’implication :
Hitchcock fait à la fois appel aux mouvements de caméra et au montage pour mettre le spectateur dans la position d’un des protagonistes. Nous ne nous contentons pas de regarder ses films, nous y prenons part. C’est précisément parce que nombre de spectateurs partagent ses craintes et ses désirs inconscients qu’Hitch conservera longtemps encore une place à part dans la conscience collective. Le personnage principal doit avoir un but, c’est vital pour l’évolution du film et pour la participation du public qui doit soutenir ce personnage ; presque l’aider à atteindre ce but !.
«Il s’agit de concentrer l’attention du public sur l’écran au point d’empêcher les spectateurs arabes de décortiquer leurs cacahuètes, les italiens d’allumer leur cigarette, etc. » (Alfred Hitchcock).
Hitchcock veut impliquer le plus possible le public dans son univers pour que celui-ci partage l’aventure (souvent subjective) de ses héros.
« Je suis pour la vedette. Si vous placez une inconnue sur des rails, quand le train arrive, le public se dira : tiens, cette femme va être écrasée. Si vous placez une vedette bien connue dans la même situation, le public hurlera : c’est atroce ! arrêtez ce train ! sauvez là ! faites quelque chose !. Dans Rear Window, Grace Kelly pénètre dans la chambre du tueur et fouille dans les tiroirs. On montre le propriétaire de la chambre qui monte l’escalier. Puis on revient à l’héroïne qui fouille et le public a envie de lui dire : faites attention quelqu’un monte !. Si l’héroïne est sympathique, alors l’émotion est doublée. » (Alfred Hitchcock).
Joseph Cotten paralysé dans l’épisode Breakdown (Accident), 1955.
Immiscer directement le spectateur dans le suspense, le couper du monde réel. Le public représente le monde objectif face au film, projection des fantasmes du cinéaste. Tout est agencé et prévu pour que le film de fiction apparaisse, en cours de projection, comme le seul univers possible et vrai. Le spectateur se transportant tout entier dans le film, abandonne peu à peu l’état passif pour celui d’acteur. Il faut que l’œuvre coïncide exactement avec la projection mentale du public, qui est alors dominé par sa subjectivité, perdu dans l’imagination, dans la terreur de ses illusions. L’œil et le regard sont au centre de l’œuvre hitchcockienne. Tout le travail de notre cinéaste consiste à nous rendre sensible, l’affolement qui peu à peu gagne le regard de son héros ou de son héroïne en fonction, soit de la fixité du regard des autres, soit de la fixité à laquelle tend invinciblement son propre regard. D’où aussi le conflit nécessaire que Hitch instaure entre le regard du spectateur et celui de la caméra. Il montre ce que voit le héros, et en gros plan sa réaction. Il transfert la menace qui est sur l’écran dans l’esprit du public qui voit tour à tour, le danger et sa prise de conscience par le héros.
A l’inverse du héros dont-il suit les aventures, le spectateur d’un film de suspense est incapable de fuir. Il est rivé à son fauteuil. Non seulement il partage l’angoisse du personnage qu’il observe, mais il assume la sienne propre. Il en ressort une indisposition viscérale dont le caractère douloureux lui procure, par sa durée même, une impression de plaisir. Les films d’Hitch nous convient à participer aux effrois d’une âme écartelée entre le bien et le mal. Tout le monde est coupable, y compris le spectateur, coupable de quelque chose quelque part. Coupable d’un crime, d’indifférence, de voyeurisme…
Images rêvées dans Spellbound (La Maison du docteur Edwardes), 1945.
Il faut aussi évoquer l’hypnose, technique de suggestion expérimentée, puis abandonnée par Freud, qui est un effet absolu pour un metteur en scène comme Hitchcock, l’état idéal du public de ses films. Et sans doute y a-t-il dans sa représentation du monde trois stades du développement : l’enfant, l’adulte et, à une place supérieure ou régressive, le spectateur.
« Il faut dessiner votre film comme Shakespeare bâtissait ses pièces : pour le public. » (Alfred Hitchcock).
Exemples d’implication :
–Rope (La Corde) : L’idée du film est d’enfermer les spectateurs dans la pièce où se déroule l’action ; de leur faire ressentir les émotions avec la même intensité que les personnages à l’écran.
–Saboteur (Cinquième colonne) : Avec la séquence du cinéma, Hitch réalise un fantasme qu’il partageait avec Samuel Fuller, lequel aimait à dire que le seul moyen de faire un film de guerre vraiment réaliste serait que les spectateurs reçoivent les balles pendant la projection.
–Notorious (Les Enchaînés) : Dans la séquence de la soirée au début du film, Grant est assis le dos à la caméra au premier plan. Cette silhouette pourrait illustrer un spectateur de cinéma assis devant nous, à quelques rangées de fauteuil. L’analogie est renforcée par l’absence de répliques du personnage. C’est une figure silencieuse aussi bien qu’un observateur attentif de la scène, un substitut du spectateur face à l’écran.
–Rear Window (Fenêtre sur cour) : Ce film se présente comme une passation de pouvoir, Hitch métamorphose le fauteuil du spectateur passif en celui prestigieux du réalisateur hollywoodien. Mais le fait qu’il y ait fauteuil oblige ce spectateur à rester à sa place, et en tant que metteur en scène, à respecter le sujet qui lui est soumis. Entre plusieurs histoires proposées, il peut choisir celle qui l’intrigue le plus (se fixer sur tel appartement plutôt que sur tel autre) et la modifier légèrement par des détails de mise en scène. Le film est une leçon de cinéma. Deux univers parallèles se combinent : la cabine de projection (l’appareil photo de Stewart) et l’écran (l’immeuble en face). Le spectateur quitte la position passive qu’il occupait jusque là dans la salle. Il accède au poste envié de voyeur privilégié qu’est le projectionniste. Dans la cabine il se sent protégé par la vitre derrière laquelle il a licence de faire son cinéma. Il se change alors en caméra projecteur.
–Vertigo (Sueurs froides) : La caméra qui tourne autour du couple reformé Stewart-Novak est le substitut du spectateur qui est pris dans un tourbillon d’émotion, un ménage à trois.
–The Birds (Les Oiseaux) : Les oiseaux du film sont logiquement la cause de tout ce qui s’y produit. Avertis depuis des mois par une campagne publicitaire planifiée : style « les oiseaux arrivent !!! », les spectateurs attendent leur apparition avec impatience en les provoquant.
b/ L’identification par l’exemple :
« Un héros de cinéma doit devenir votre frère ou votre ennemi si le film est réussi. » (Alfred Hitchcock).
–Sabotage (Agent secret) : Dans la scène du repas qui précède le meurtre, il fallait que la sympathie du public reste acquise à Sylvia Sidney. Il fallait que la mort de Verloc, ne soit qu’un accident, et pour cela il était absolument nécessaire que le public s’identifie à Sidney. Dans ce cas précis on ne demande pas au spectateur d’avoir peur, mais carrément d’avoir envie de tuer et c’est plus difficile. C’est notamment grâce à la caméra que le public fait partie de la scène, et il ne faut surtout pas qu’elle devienne distante et objective sous peine de détruire l’émotion qui a été créée.
–Suspicion (Soupçons) : Dès les premiers soupçons du personnage féminin, la mise en scène passe de l’objectif au subjectif ; dès lors le spectateur partage l’angoisse de la jeune femme.
–Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) : Le spectateur sympathise beaucoup avec le personnage de Joseph Cotten qui est le méchant de l’histoire.
–North by northwest (La Mort aux trousses) : Le héros du film Roger Thornhill (joué par Cary Grant), figure le spectateur, par la simple raison qu’il représente le type de l’homme moyen moderne, beaucoup plus conditionné (donc passif) par la publicité qu’il ne la conditionne (puisqu’il est publiciste). Il donne l’illusion de l’action pour ne pas s’avouer qu’il est le spectateur de sa propre vie. Le créateur sait que seul le spectateur peut donner une existence réelle à son œuvre. Ce spectateur, est comme Thornhill : assailli par les multiples petits problèmes quotidiens et ne désirant s’en distraire qu’avec les divertissements les plus convenus. Comment l’arracher à son indifférente paresse, à son manque de curiosité fondamentale ? Comment contraindre Thornhill à préférer l’aventure cinématographique à la représentation théâtrale où il doit se rendre avec sa mère ? Comment changer ce spectateur absolument passif en acteur qui participe totalement au film ?
La première partie du film met en valeur la manière qu’a Hitch de « penser public ». Il se glisse d’abord, idéalement, dans la peau d’un spectateur moyen, dont-il prévoit, imagine et dépasse toutes les réactions possibles. Le véritable spectateur ne peut ensuite que s’identifier et même se confondre, avec le héros, son modèle (malgré les difficultés qu’il éprouve, au départ, comme Thornhill essayant dans la chambre d’hôtel les costumes de Kaplan, à endosser des vêtements trop justes). Il doit pourtant s’adapter à ce rôle, prévu pour lui sans qu’il le sache. Lorsque le film commence, plus rien ne peut ni ne doit sauver le spectateur, hormis lui-même. Contraint à abandonner sa passivité de spectateur, il est vital pour Thornhill que cesse son état d’impuissance. Il lui faut partir à la reconquête de son « moi », en prenant son destin en main : devenir Acteur.
Roger Thornhill alias Cary Grant décide enfin de prendre « les choses en main » dans North by northwest.
–Psycho (Psychose) : Dans ce film le spectateur change cinq fois d’identifiants. Il prend tour à tour pour héros : Marion, Norman, Arbogast, Sam et Lila.
c/ Le temps d’avance :
Chez Hitchcock, le public a souvent un temps d’avance sur les personnages de l’histoire. Pour Hitch il faut informer le public chaque fois qu’on le peut, pour qu’il prenne part à l’action et au suspense. Sauf quand la surprise est un « twist », c’est-à-dire lorsque l’inattendu de la conclusion constitue le sel de l’anecdote, l’élément du mystère. Il s’agit de donner au public une information que les personnages de l’histoire ne connaissent pas encore ; grâce à ce principe le public en sait plus long que les héros et il peut se poser avec plus d’intensité la question : « comment la situation va-t-elle pouvoir se résoudre ? ».
Exemples de temps d’avance :
–39 Steps (Les 39 marches) : Lorsque Robert Donat, en cavale, réfugié chez un couple parle à la femme, on voit le mari qui les espionne par la fenêtre. Quand la femme se libère de ses menottes alors que Donat est endormie.
–Rope (La Corde) : On sait que le cadavre est dans le coffre à livres contrairement aux invités. Nous sommes complice des deux tueurs.
On voit la corde dépassée du coffre avant qu’un des assassins ne s’en aperçoive. On voit la femme de ménage débarrasser le coffre et apporter les livres pour les remettrent dedans. La caméra cadre son action tandis que les autres personnages sont en train de discuter. On sait qu’un des tueurs a mit un pistolet dans sa poche (complice de l’action). James Stewart ne le sait pas. On sait que Stewart a placé délibérément sont étui à cigarette sur le coffre sans que les deux tueurs l’aient vu faire.
–Saboteur (Cinquième colonne) : Dans la séquence final en haut de la statue de la liberté, on sait avant les deux personnages que la manche du méchant est en train de se découdre.
–Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) : On sait avant les habitants de Santa Rosa que l’oncle Charlie est l’assassin des veuves.
–Notorious (Les Enchaînés) : On sait que Claude Rains et sa mère veulent empoisonner Ingrid Bergman à son insu. Les gros plans sur la tasse à café nous mettent sur la piste.
–Dial M for murder (Le Crime était presque parfait) : On sait que le mari a programmé la mort de sa femme. Le meurtrier est derrière Grace Kelly lors du moment crucial, mais elle l’ignore.
–Rear Window (Fenêtre sur cour) : C’est le temps d’avance le plus subtile des films d’Hitchcock puisque le spectateur s’identifie au personnage de Stewart. L’épisode où Grace Kelly pénètre dans l’appartement du tueur en est l’exemple type. Elle ne sait pas que le meurtrier arrive, mais Stewart, et par lui, nous spectateur le voyons approcher.
–Vertigo (Sueurs froides) : On sait avant Scottie que Judy la rousse n’est d’autre que Madeleine la blonde.
–The Birds (Les Oiseaux) : On voit les corbeaux arrivé petit à petit en masse devant l’école alors que le personnage de Tippi Hedren à le dos tourné.
–Marnie : Quand Tippi Hedren vole dans le coffre, on voit la femme de ménage arrivée. Les deux femmes ne se voient pas mais sont toute proche.
d/ La manipulation :
La clé de voûte du suspense Hitchcockien c’est de faire de la « direction de spectateur », soit le grand art de la manipulation des émotions de masse. Une subtile distribution entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ; qu’il s’agisse de ses héros ou de ses spectateurs. Hitch veut diriger le public, mais le diriger vers rien. Rien d’autre que la pure jouissance de l’effet filmique. A travers toute son œuvre, il ne cesse d’affirmer une suspension du sens qui est un de ses traits les plus modernes. Il sait qu’un récit n’a, en dernière instance, aucune autre signification que narrative. Hitch aime à manipuler le spectateur, et au-delà le personnage de la fiction, qui est toujours une projection du spectateur. Hitch essaye donc de tromper son public, en lui faisant oublier son attitude cartésienne et rationnelle qui l’oblige à résister à l’illusion.
« Prenez les bébés par exemple, les mères pour les distraire, se cachent. Les enfants crient, se croyant soudain abandonnés. Et alors, les mères réapparaissent. Les bébés hurlent de joie ! Les spectateurs se comportent de la même manière. » (Alfred Hitchcock).
Exemples manipulatoires :
–Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) : Hitchcock voulait dans ce film endormir la méfiance de son public en l’entraînant dans une comédie de moeurs dans une petite ville.
–Vertigo (Sueurs froides) : Hitchcock lutte contre le spectateur qui a une attitude cartésienne et rationnelle qui l’oblige à résister à l’illusion ; comme nous le montre parfaitement le personnage de James Stewart : Scottie. Vertigo raconte l’histoire d’un homme intelligent trahi par sa raison, attaché à une idée, qui devient son idée fixe. Son métier en fait un homme rompu au raisonnement déductif. Mais la passion qu’il apporte dans l’exercice de sa profession trahit la fascination secrète qu’il éprouve pour l’inexplicable. Si bien que, touché par son orgueil professionnel par la faute qu’il a commise, il refuse de l’imputer à une erreur de jugement. Il préfère incriminer le vertige, signe d’une faiblesse psychologique logique, marque de l’emprise irrationnelle de la nature de son être. Que son esprit puisse être à la merci d’une défaillance incontrôlable est, pour Scottie, une idée odieuse. Il fera en sorte de triompher du vertige. L’esprit peut et doit tout dominer.
Mais au fil du temps Scottie va se laisser « rouler » en perdant tout sens critique, il quitte son rôle de spectateur et devient acteur quand la machination criminelle commence (la manipulation par l’implication). A ce moment il est incapable de la moindre objectivité (exemple : la fausse noyade de Madeleine au Golden bridge) et se prend au jeu de l’illusion, parce qu’elle est liée à l’émotion (son amour aveugle pour Madeleine) ? Dès lors Scottie ne peut prétendre à la connaissance totale car il se trouve dans un état d’aveuglement intellectuel. Son aventure débouche nécessairement sur « le néant ».
James Stewart alias Scottie, figure le spectateur cartésien et rationnel, qui va être prit au jeu de l’illusion dans Vertigo.
–North by northwest (La Mort aux trousses) : Le public est aussi perdu que le personnage principal qui est dirigé vers un labyrinthe de fausses pistes.
Comme Cary Grant, le spectateur est « déboussolé » par les événements qui s’enchaînent à un train d’enfer dans North by northwest.
–Psycho (Psychose) : « Avec Psycho, je crois avoir réussi ce que j’aime le plus au monde : faire de la direction de spectateur » Hitch. Ce film est l’expérience la plus passionnante de jeu avec le public.
La construction narrative du film est étudiée et construite de telle façon que nous, spectateur, nous nous posons diverses questions et nous égarons sur plusieurs pistes. Quel est le thème du film ? A quel personnage s’identifier ? Combien de meurtres y aura-t-il ?. Sans cesse Hitch nous pousse à croire à certaines choses. D’abord on s’imagine être en face d’un film sentimental. Ensuite l’héroïne, voleuse et en cavale, laisse présager qu’il s’agit d’un film policier traditionnel. Puis au motel s’installe quelque chose d’intéressant entre ses deux êtres apparemment à la dérive. Et là coup de théâtre, Hitch se paye le luxe de faire disparaître celle que nous croyons être l’héroïne. A cet instant précis un autre film commence, reposant principalement sur le personnage schizophrène d’Anthony Perkins.
Au début L’attention est portée sur le côté sexuel (les deux amants). Plus tard au motel, à cause de cette première scène, on pensera qu’Anthony Perkins va seulement faire le voyeur (et non la tuer). La première partie de l’histoire est un « hareng rouge », c’est-à-dire un truc destiné à détourner notre attention, afin d’intensifier le meurtre, afin qu’il constitue pour nous une surprise totale. Il était nécessaire que le début soit un peu long. La question du début est : est-ce que la fille se fera prendre ou non, à cause de l’argent ? Le public cherche toujours à anticiper et aime pouvoir dire : « Ah, moi je sais ce qui va se passer maintenant ». Alors, il faut non seulement tenir compte de cela, mais diriger complètement les pensées du spectateur. Plus on donne des détails sur le voyage en automobile de la fille, plus on est absorbé par sa fugue, et c’est pour cela que le policier est très important. Arrivé au motel Perkins essaye de lui faire changer d’avis, concernant l’argent. On tourne et on retourne le public, on le maintient aussi loin que possible de ce qui va se dérouler.
Quand Janet Leigh est tuée c’est le choc, d’autant plus que c’est la star du film. Au cours du film, le public change constamment de sentiment. Au début on espère que Janet Leigh ne se fera pas prendre. Nous sommes surpris par le meurtre. Dès que Perkins efface les indices on lui devient favorable, on espère qu’il ne sera pas inquiété. Quand on apprend que sa mère est morte, on devient contre lui par pure curiosité.
Psycho : un film sentimental, policier, horrifique ?
Alléché par une publicité orchestrée par Hitchcock lui-même, et qui nous promet de grands frissons, nous sommes face à Psycho comme James Stewart dans Rear Window. Notre appétit de voyeur est satisfait dès le début où la caméra pénètre d’une façon indiscrète dans une chambre aux stores baissés. Une femme qui accepte de faire l’amour dans une chambre en pleine après-midi n’est pas digne d’estime. Nous pouvons lui prêter sans peine les tendances que nous refoulons. Si Marion (Janet Leigh) vole l’argent, c’est parce que nous l’y poussons. L’acte, « notre acte », est accompli. Un motard l’arrête, un sentiment d’inquiétude s’empare de nous, nous souhaitons qu’elle réussisse à lui échapper. Arrivée au motel elle veut rendre « nos dollars ». En renouant avec notre sens moral, qui épouse ici le simple bon sens, elle déçoit notre attente, elle ne nous intéresse plus et c’est Norman Bates (Anthony Perkins) qui devient notre héros. Le fait qu’elle se déshabille ensuite, fait naître en nous l’idée du viol.
Nous poussons Norman à regarder par le trou du mur, nous lui suggérons l’idée du viol, nous lui transmettons l’envie de tuer Marion. Une fois Marion tuée, il nous faut trouver un coupable autre que Norman : c’est sa mère. Soulagés, nous sommes de tout cœur avec lui quand il s’emploie aux sordides travaux de nettoyage. Nous espérons qu’il va découvrir les dollars et les conserver. Ce serait pour nous une façon de les récupérer. Mais maintenant que nous avons « possédé » la fille, ces dollars nous sont devenus inutiles, nuisibles même. Nous prions pour que la voiture disparaisse dans le marécage ; notre culpabilité est effacée. Nous pouvons respirer, tout est réglé. C’est alors que notre bonne conscience attend prendre une attitude morale et nous faisons surgir sur l’écran un personnage de notre convenance : Arbogast, le détective privé. Il est la projection de notre forme d’esprit déductif, raisonneur, inquisiteur, que notre moi estime nécessaire et suffisant pour démasquer la mère. Nous nous déchargeons sur le détective du soin de découvrir la vérité. Mais par ses questionnements qui déstabilisent Norman, nous avons la certitude que notre « héros » est une malheureuse victime. Notre bonne conscience outragée veut punir le détective de son erreur. Il faut qu’il rencontre la mère et ainsi il aura la preuve qu’elle est la coupable. Il devra mourir.
Storyboard de la séance de la douche par Saul Bass.
Quand nous apprenons que la mère est morte, nous éprouvons un vif ressentiment contre Norman. Il a trompé notre attente, il nous a roulé. Nous appelons à l’aide de la curiosité déçue, l’esprit critique et la conscience morale : Sam et Lila, seuls après, en dernier recours à combler nos vœux. A la fin de Psycho, Norman offre dans sa cellule l’image de notre ultime reflet possible : celui du spectateur qui s’est entièrement perdu dans les rêveries stériles du spectacle. Le spectateur prend alors conscience d’avoir été constamment dominé et mené en bateau par Norman depuis le début. Il fait de Lila sa nouvelle et dernière héroïne.
LA CONSTRUCTION et LE CRESCENDO
Hitchcock se flattait de réaliser des films sans trous dramatiques ni tâches d’ennui. Il est évident que les séquences d’un film ne doivent jamais piétiner, mais toujours aller de l’avant.
« Je ne filme jamais une tranche de vie car, cela les gens peuvent très bien le trouver chez eux, dans la rue, ou même devant la porte du cinéma. Ils n’ont pas besoin de payer pour voir une tranche de vie. Par ailleurs, j’écarte également les produits de pure fantaisie, car il est important que le public puisse se reconnaître dans les personnages. Tourner des films, pour moi cela veut dire d’abord, et avant tout, raconter une histoire. Cette histoire peut être invraisemblable mais elle ne doit jamais être banale. Il est préférable qu’elle soit dramatique et humaine. Le drame c’est une vie dont on a éliminé les moments ennuyeux. » (Alfred Hitchcock).
C’est le producteur David.O.Selznick qui inculque à Hitchcock deux notions clés : la nécessité de donner à l’histoire une solide structure et de respecter la cohérence des personnages. Il faut toujours se mettre au service de la narration. Hitch aime les histoires, et pour que celles-ci trouvent toute leur dimension dans l’imaginaire du spectateur, il faut suggérer. C’est ce qui n’est pas dit, et même ce qui n’est pas montré, qui compte vraiment.
Beaucoup de films hitchcockiens sont construits sur un double sens de lecture. The Birds, par exemple, a pour but de réunir un public populaire, amateur de simple suspense et un public capable de décoder les images. Hitchcock a besoin d’une situation normale, aussi banale que possible en apparence, pour souligner l’anormalité qui rôde sous la surface. Il comprend le rôle crucial que joue le contraste au cinéma.
« On s’attend à mille horreurs de la part d’un monstre crée par Frankenstein. C’est un titillement des nerfs beaucoup plus subtil que de voir ces horreurs assénées par un concierge aussi respectable qu’insignifiant ? » (Alfred Hitchcock).
« Pour un film, il faut beaucoup d’action pour la simple raison qu’un film dure environ 1h20 et que le public perd patience au bout d’une heure. Il commence à s’ennuyer, il a alors besoin qu’on lui injecte un stimulant quelconque. Le stimulant c’est l’action, le mouvement et l’émotion ; tout ce qui peut tenir le spectateur éveillé. Les gens pensent que rythme égale action rapide, montage frénétique, personnage courant dans tous les sens, alors que ce n’est pas cela du tout. Un film a un bon rythme quand il réussit à mobiliser en permanence l’esprit du spectateur. Vous avez besoin d’une histoire pleine de ressources et de rebondissements ; de passer d’un événement à un autre afin que l’esprit du spectateur reste constamment éveillé. Tant que vous êtes en mesure d’entretenir cela sans faiblir, vous avez le rythme. C’est pour cette raison que le suspense est si précieux, parce qu’il accapare l’esprit du public. » (Alfred Hitchcock).
Dans ses films d’espionnages et de course poursuite, Hitch, fait s’entrechoqué avec une rapidité de transition inouïe, moments comiques, tragiques et de pur suspense. Ce n’est pas l’intrigue qui est importante mais la façon dont les situations sont traitées.
« La forme d’un film s’apparente beaucoup à celle d’une nouvelle. Une fois qu’il commence, vous n’avez pas le temps de vous relâcher. Vous devez aller jusqu’au dénouement et votre film doit finir sur sa plus haute note. Il ne doit jamais dévier ; Une fois atteint son point culminant, votre film est fini. » (Alfred Hitchcock).
a/ Le crescendo par l’exemple :
–The 39 Steps (Les 39 marches) : Le meurtre de la femme / le train / la maison refuge / le meurtre de Robert Donnat / l’arrestation et la fuite de Donnat / l’oratoire / la fuite à menotte / l’hôtel / le Palladium Théâtre.
–The Man who new too much 1934 (L’homme qui en savait trop) : Générique cliché / La chute de ski / le meurtre de Louis Bernard / le dentiste / l’église / l’Albert Hall / le siège de l’immeuble.
–Saboteur (Cinquième colonne) : Générique graphique et mystérieux / l’incendie du hangar / le ranch / la fuite dans l’eau / le refuge chez l’aveugle / les forains / le repère secret / la réception / le cinéma / la statue de la liberté.
–The Man who new too much 1956 (L’Homme qui en savait trop) : Générique évocateur / le meurtre de Louis Bernard / le taxidermiste / l’église / l’Albert Hall / la chanson « Que sera sera ».
–North by northwest (La Mort aux trousses) : Générique évocateur / l’enlèvement de Thornhill / la course poursuite en voiture / le meurtre à l’ONU / le train / l’avion sulfateur / la vente aux enchères / le meurtre de Thornhill / la maison / le mont Rushmore.
–Psycho (Psychose) : Le film est construit sur une sorte d’escalier de l’anormal : Un générique choc / une scène d’adultère (le sexe) / un vol (l’argent) / un crime (la mort) / deux autres crimes (la mort) / la psychopathie (l’explication rationnelle).
–The Birds (Les Oiseaux) : Générique annonciateur / début de film psychologique / l’attaque des mouettes au pique-nique / la descente des moineaux dans la cheminée / les yeux arrachés du fermier / l’attaque des corbeaux à l’école / l’attaque de la ville / la mort de l’institutrice / le siège de la maison / l’attaque sur Tippi Hedren / l’échappatoire (le moment avant l’apogée, avant le climax).
LES OUTILS
a/ La technique :
« La technique entre en jeu, et là je suis l’ennemie de la virtuosité. Il faut ajouter la technique à l’action. Il ne s’agit pas de placer la caméra dans un angle qui provoquera l’enthousiasme du chef opérateur. La seule question que je me pose, est de savoir si l’installation de la caméra à tel ou tel endroit donnera à la scène sa force maximale. La beauté des images, la beauté des mouvements, le rythme, les effets, tout doit être soumis et sacrifié à l’action. La technique cinématographique permet d’obtenir tout ce que l’on désir, de réaliser toutes les images que l’on a prévues. Il n’y a aucune raison alors de renoncer ou de s’installer dans le compromis, entre image prévue et image obtenue. Si tous les films ne sont pas rigoureux, c’est qu’il y a dans notre industrie trop de gens qui ne comprennent rien à l’imagerie. » (Alfred Hitchcock)
« Le film ne doit pas servir de prétexte à l’exhibition des différentes techniques. Le film est plutôt une méthode pour raconter une histoire dans laquelle les techniques, la beauté, la virtuosité de la caméra, tout doit être sacrifié ou amender si c’est un obstacle à la narration de l’histoire. » (Alfred Hitchcock)
Pour Hitchcock, plus le problème est ardu, meilleure est la solution. Il se sent stimulé par les questions techniques et aime résoudre les problèmes sur un tournage, surtout quand on lui dit que c’est impossible ! (Ci dessus, le tournage en « un plan séquence » de La Corde avec murs et meubles escamotables pour laisser passer la caméra…)
b/ Le suspense :
Le suspense exprime la plus ancienne attitude philosophique possible. Il porte en lui la forme primitive de l’angoisse existentielle, car il est lié à un sentiment d’insécurité fondamentale. L’anxiété naît, en effet, de ce que acteurs ou spectateurs sont partagés, déchirés entre l’espérance d’un salut et la crainte de l’irrémédiable, entre la vie et la mort. Elle est donc fonction de la durée du conflit, de sa dilatation.
Le suspense est le moyen le plus puissant de soutenir l’attention du spectateur ; que ce soit le suspense de situation ou celui qui incite le spectateur à se demander : « et maintenant que va-t-il arrivé ? ». Le suspense ne vient pas d’Hitchcock mais de Griffith. Il est un produit du montage. Griffith est l’inventeur du montage. Les plans rapprochés et les plans lointains produisent des différences émotionnelles. Le suspense est l’essence même du spectacle cinématographique et non une version dégénérée de ce spectacle. Le suspense hitchcockien se spécifie par la recherche des racines du malaise et de l’angoisse provoquée. Il joue énormément sur le regard et les correspondances avec le montage. Cela vient des années 1915-1920, de Griffith et de la célèbre expérience de Koulechov.
L’effet Koulechov proprement dit repose sur l’immobilité et l’inexpressivité du regard. Avec l’immobilité du corps et l’intronisation du regard, ce sont simultanément la morale, le désir et la perversion qui font leur entrée dans le cinéma. Hitch est sans doute le cinéaste qui a tiré les conséquences les plus logiques, et les plus extrèmes de cette espèce de révolution symbolique, auquel la révolution du parlant est peu de chose. La mort, le meurtre, le crime, n’ont de sens qu’en fonction du regard. C’est pourquoi ses films laissent peu de place aux dialogues (Vertigo et Psycho sont à 50% muets).
Hitch préfère le suspense à la surprise, car il renforce l’attention et la participation du spectateur en introduisant une tension dramatique. Le spectateur est en effet toujours averti du danger ou de l’imminence d’un événement ; et le plus souvent, il l’est avant les personnages. Hitch construit ses intrigues de manière à les faire durer aussi longtemps que possible.
« Si vous faites exploser une bombe, le public aura un choc pendant 10 secondes. Mais si il sait qu’une bombe a été posée, vous pouvez faire monter le suspense et le tenir en haleine pendant 5mn. Le suspense est comme une femme ; plus elle laisse de place à l’imagination, plus grande est l’émotion, l’attente. Le public est beaucoup plus effrayé par ce qu’il imagine que parce qu’il voit réellement. Il n’y a pas de terreur dans une explosion, seulement dans l’attente de celle-ci. » (Alfred Hitchcock).
Le mystère est rarement un suspense. Par exemple dans un « whodunit » (qui a tué ?) il n’y a pas de suspense, mais une espèce d’interrogation intellectuelle. Le « whodunit » suscite une curiosité dépourvue d’émotion, dont l’intérêt réside seulement dans la partie finale. Or les émotions sont un ingrédient nécessaire au suspense. Les scènes de suspense forment les moments privilégiés d’un film, ceux que la mémoire retient. Hitch a essayé de construire des films dont chaque moment serait un moment privilégié. Cette volonté farouche de retenir coûte que coûte l’attention, de créer puis de préserver l’émotion afin de maintenir la tension, rend ses films inimitables. Hitch exerce son emprise et sa domination non seulement sur les moments forts de l’histoire, mais aussi sur les scènes d’exposition, les scènes de transition et toutes les scènes habituellement ingrates dans un film. Il faut pour le réalisateur empêcher la banalité de s’installer à l’écran.
Le suspense hitchcockien est une notion extrêmement moderne puisqu’elle implique la participation du spectateur. En un sens, c’est l’amorce du cinéma interactif. Ce système a été ébauché avec Sabotage (Agent secret), où un jeune garçon qui transporte une bombe sans le savoir, flâne, s’attarde, s’amuse, alors que nous, le supplions mentalement d’aller plus vite, de ne pas s’arrêter. Entre ses personnages, son public et lui, Hitch s’est toujours attaché à créer un lien presque amoureux. « Un ménage à trois ». Le cinéma d’Hitchcock est ludique et inclus un rapport critique au regard et à la position du spectateur. L’attitude hitchcockienne repose sur une esthétique de la séduction. La relation acteur spectateur est vécue sur un mode explicitement sado-masochiste, le suspense n’étant rien d’autre que la mise en fiction de cette rivalité fondamentale.
« Le suspense est l’élément de la dramaturgie. Il y a différents moyens de le créer. Je pense que toutes les histoires peuvent bénéficier du suspense, même une histoire d’amour. Le suspense repose en grande partie sur les désirs et souhaits du public. Et là, nous touchons à un autre sujet : l’identification du spectateur aux personnages. Le suspense est beaucoup plus grand pour le public lorsqu’il s’inquiète du sort d’une vedette plutôt que d’un inconnu. Nous pouvons concevoir deux types de suspense. Cela peut être une poursuite traditionnelle que j’appellerai un suspense objectif. Il existe aussi un suspense subjectif, qui consiste à laisser le public l’éprouver à travers l’esprit ou le regard des personnages. Je pense qu’il est vraiment nécessaire de faire souffrir le public, faire jouer son rôle au spectateur. » (Alfred Hitchcock).
Le suspense commence toujours lorsque le héros se trouve coupé de la réalité. Il convient de le désoccuper pour le placer face au vide véritable de sa vie, face à lui-même.
-North by northwest, film de poursuite et « suspense objectif ». Un héros coupé de la réalité.
–Notorious (Les Enchaînés), le film repose entièrement sur l’allusion et la suggestion des situations. La majorité des informations passe par les regards des acteurs et la mise en scène pure. Dans la séquence ci-dessous, le suspense est construit sur un élément dérisoire : la tasse à café (empoisonnée). L’usage banal de cet objet quotidien se mue en une source d’inquiétude.
Hitchcock, ne surprend jamais le spectateur, il anticipe. Il y a deux peurs : la terreur et le suspense. La terreur est produite par surprise, le suspense par avertissement. Il est donc évident que ces deux notions ne peuvent cœxister. Le dilemme est normalement résolu par compromis. Il y a plusieurs situations dans un film ; la pratique la plus courante et la meilleure consiste à faire fonctionner la plupart des situations sur le suspense, et un petit nombre d’entre elle sur la terreur. En vérité, le suspense est plus appréciable parce qu’il permet une expérience durable qui atteint un pic, comme un crescendo. La terreur, pour être vraiment efficace, doit venir tout entière d’un coup comme un éclair.
c/ Le cliché :
« Je procède par cliché, chaque fois qu’il est possible. Mais en vérité cela doit être d’avantage qu’un simple arrière plan. Il faut essayer d’utiliser dramatiquement tous ces éléments locaux ; on doit se servir des lacs pour noyer les gens et des Alpes pour les faire tomber dans les crevasses. Plus une situation est quelconque, naturelle, familière, plus elle est susceptible de devenir dérangeante.» (Alfred Hitchcock).
Les moulins à vent de Foreign Correspondent (1940).
Hitchcock est fasciné par les stéréotypes, les images d’Epinal, qui correspondent à une véritable éthique. Il faut selon lui utiliser dramatiquement les éléments locaux. C’est œuvrer dans le sens d’une économie de moyens, travailler à réduire l’arbitraire inhérent à n’importe quel film, pour en faire un système tendanciellement autonome. Offrir une trame parfaitement orthodoxe, pour mieux la mettre en pièce. Une promenade à Marrakech, un champ de tulipes en Hollande, n’existent dans une perfection mythologique que pour augmenter le trouble. Jamais une tache ou un trou n’ont davantage d’impact que lorsqu’ils apparaissent soudain sur le plus rassurant des tableaux.
Exemples de clichés locaux :
–The Man who new too much 1934 (L’Homme qui en savait trop) : L’église, lieu de bonne tenue, est saccagée par des jets de chaises.
–Saboteur (Cinquième colonne) : Une soirée de réception, où tout est bien sous tout rapport, est en fait un nid à espions. Le cinéma, endroit calme, devient le lieu d’une fusillade. Le spectateur passif devient actif malgré lui, en se faisant tuer. La statue de la liberté est le théâtre de la lutte entre le bien et le mal.
–Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) : Sous les lieux charmants et tranquilles de la petite ville de Santa Rosa, se cachent des crimes crapuleux de veuves.
–To catch a thief (La main au collet) : Sous le soleil des belles villas de la côte d’azur, se commettent des vols de bijoux.
–Vertigo (Sueurs froides) : Le Golden Gate bridge, endroit romantique de San Francisco devient le théâtre d’une tentative de noyade.
–North by northwest (La mort aux trousses) : Le mont Rushmore est le lieu final où le drame se déroule.
–Psycho (Psychose) : La douche, lieu de sûreté, devient le lieu du crime. La salle de bain se transforme en un endroit d’insécurité.
–Frenzy : Le cadavre flottant dans la Tamise.
Autres exemples de clichés :
La scène de meurtre : Hitchcock prend totalement à contre pied l’imagerie du « meurtre classique », et l’expose à la lumière du jour et de préférence en public (Louis Bernard dans les deux version de The Man who new too much, le spectateur de cinéma dans Saboteur, Harry dans The Trouble with Harry, Cary Grant avec le meurtre à l’ONU, sa fausse mort en public, et l’avion sulfateur dans North by northwest).
La scène de l’avion sulfateur de North by northwest est totalement muette et dure 7mn. Hitch adopte un point de vue objectif et réagit contre le vieux cliché : l’homme qui s’est rendu dans un endroit où probablement il va être tué. Que ce passe t-il habituellement ? : une nuit noire, un carrefour étroit de la ville, des pavés mouillés, un réverbère, un chat noir, un visage à une fenêtre.
« Je me suis demandé, quel serait le contraire de cette scène ? : une plaine déserte en plein soleil, ni musique, ni chat noir. » (Alfred Hitchcock).
-La vie domestique : Les outils domestiques sont détournés de leur fonction première et servent au meurtre (le couteau dans Sabotage, la tasse à café dans Notorious, le verre de lait dans Suspicion et Spellbound, la batterie de cuisine entière dans Torn curtain).
Hitchcock va à l’encontre du cliché qui veut qu’un meurtre se déroule très rapidement par un coup de couteau ou de pistolet. Dans la scène du meurtre de Gromek de Torn curtain (Le Rideau déchiré), il montre combien c’est difficile, pénible et long de tuer un homme. Grâce à la présence du chauffeur de taxi devant la ferme, le public admet que ce meurtre doit être silencieux, et c’est pourquoi, il ne peut être question de tirer un coup de feu. Conformément à notre vieux principe, le meurtre doit être exécuté avec les moyens que nous suggèrent l’endroit et les personnages : la fermière et les instruments domestiques (un chaudron, un couteau, une pelle, un four).
d/ Le Mac Guffin :
Le Mac Guffin c’est le prétexte, un truc, une combine, on appelle cela un « gimmick ». Il amorce le récit et entraîne les personnages, noue leurs rapports et n’a en soi aucune importance. C’est l’objet qui cause le désir de tous mais il est vide. « Mac Guffin est donc le nom que l’on donne à ce genre d’action qui est de voler les papiers, voler les documents, voler un secret. Cela n’a pas d’importance en réalité et les logiciens ont tort de chercher la vérité dans le Mac Guffin. Dans mon travail, j’ai toujours pensé que les papiers, les documents ou les secrets de construction de la forteresse doivent être extrêmement importants pour les personnages du film mais sans aucune importance pour moi, le narrateur. Non seulement le Mac Guffin n’a pas besoin d’être sérieux, bien au contraire, il gagne à être dérisoire comme la petite chanson de Lady vanishes (Une Femme disparaît). L’une des astuces est de révéler le Mac Guffin, non pas à la fin du film, mais à la fin du deuxième tiers ou du troisième quart, ce qui permet d’éviter un final explicatif.
Exemples de Mac Guffin :
–The 39 Steps (Les 39 marches) : Une formule mathématique.
–Rope : La corde.
–Notorious (Les Enchaînés) : Un échantillon d’uranium dans une bouteille de vin.
–Strangers on a train (L’Inconnu du Nord-Express) : un briquet.
–Dial M for murder (Le Crime était presque parfait) : Une clé.
–Rear Window (Fenêtre sur cour) : L’intrigue policière.
–North by northwest (La Mort aux trousses) : Des microfilms.
–Psycho (Psychose) : L’argent.
e/ Le faux :
Fabriquant de la croyance en ne cessant de jouer avec l’invraisemblance, produisant de l’illusion en ne montrant que du factice, Hitch est le pur cinéaste du trompe-l’œil, ce trompe-l’œil dont on sait qu’il n’est rien d’autre qu’un rapport momentané entre celui qui regarde et le tableau qu’il contemple ; rien d’autre qu’une connivence provisoire. « Regarder n’est pas voir » est une des leçons du cinéma d’Hitchcock, qui a souvent montré des personnages victimes d’illusions érigées sur une fausse croyance.
Transparences dans le bus qui transporte le couple et l’enfant dans The Man who new too much (1956).
On ne s’étonnera donc pas que ce cinéaste, sans d’autre message que son amour du cinéma, se soit aventuré de plus en plus loin dans la désignation des codes et procédés utilisant maquettes, transparences, toiles peintes et trucages plutôt que décors naturels. Tout est à double fond, à double face. Les êtres sont creux, pris dans de fausses perspectives et des jeux de miroirs. Le néant de l’objet n’est jamais loin de contaminer le sujet.
Jane Mayfield déguisée dans Stage Fright (1950).
La mise en scène d’Hitchcock donne du sens à l’ensemble du film, c’est elle qui désigne que tout est représentation et artifices, que tous les comportements humains (ceux des personnages qui sont des acteurs) sont du cinéma, du théâtre. Seuls ces mensonges disent une certaine vérité. Le film n’est que jeux de masques, travestissements, entrées et sorties de coulisses, et chaque personnage à sa « grande scène ».
« Sur Saboteur, tout ce que nous faisions exigeait des tours de passe-passe. Nous avons fabriqué des hangars d’avions avec les conteneurs du matériel de tournage en extérieur. Nous nous sommes servis de caches, de maquettes, de toiles de fond, toutes choses que je connaissais, mais que je n’avais jamais dû employer toutes sur un seul et même film. » (Alfred Hitchcock).
-Les objets truqués : le faux moulin de Foreign correspondant, les bouteilles de vin remplies d’uranium dans Notorious, l’avion sulfateur de North by northwest.
-Les personnages truqués : le « méchant » déguisé en noir dans Young and innocent, Louis Bernard déguisé en marocain dans The Man who new too much, la deuxième Madeleine dans Vertigo, Kaplan dans North by northwest, Mrs Bates dans Psycho.
Louis Bernard Grimé en Marocain dans The Man who new too much (1956).
La deuxième Madeleine (Judy après transformation) dans Vertigo (1958).
L’ ÉMOTION
On croit qu’Hitchcock c’est la raison pure (le formalisme), alors que c’est du pur sentiment (les émotions d’abord). C’est un homme vulnérable, sensible et émotif ressentant profondément et physiquement les sensations qu’il souhaite communiquer à son public. Le moteur de ses films est le désir. Son premier travail est de créer l’émotion, et son deuxième est de la préserver. La vraisemblance est sacrifiée au profit de l’émotion pure. Le film est un récipient qu’il faut remplir d’idées cinématographiques « charger d’émotions ».
« Je suis prêt à donner au public des chocs émotionnels tout à fait sains. La civilisation est devenue à ce point protectrice et prévenante qu’il ne nous est plus possible de ressentir instinctivement de tels frissons d’angoisse. Cependant, afin de secouer notre torpeur et de parer à notre inertie, on peut encore provoquer artificiellement les frissons ; et le cinéma me semble être précisément le meilleur moyen d’obtenir ce résultat. » (Alfred Hitchcock).
Hitch crée des émotions grâce à une thématique parlant à l’inconscient collectif : l’angoisse, le sexe, la mort. Son but est de garder le contact avec la terreur que chacun porte en soi. Celle par exemple des cauchemars de l’enfance véhiculée par la littérature enfantine et les contes « de fées ». En vivant leurs peurs ses héros se découvrent et se libèrent d’un poids qu’ils n’imaginaient pas. Hitch prend pour unique sujet et pour unique objet de son œuvre l’angoisse. Le danger de l’imaginaire qui se nourrit de désir et de craintes, et dévore progressivement ceux (personnages et spectateurs) qui se laissent gagner par son charme. La pure sensation exige, en contrepartie, la pure intellectualité.
Hitch a besoin d’une succession d’armatures dans lesquelles son esprit contraint son imagination à venir se mouler : Histoires préexistantes, conception de la mise en scène prédéfinie avant le tournage, prévision et respect des réactions du public, etc… Mais ce sont dans les rapports complexes et multiples qu’Hitch établit entre le monde objectif et l’univers subjectif, que se perçoit le mieux son drame esthétique. Il justifie les passages tantôt insensibles, tantôt brutaux, qui forcent le spectateur à s’embarquer dans l’univers irrationnel de la pure sensation. Evénements, personnages, objets, cessent progressivement d’avoir une existence autonome pour n’être plus considérés que sous l’angle de l’émotion qu’ils éveillent ou non.
Ennemi juré de la méthode de l’Actors Studio, Hitch adhère à une approche minimaliste appelée « jeu négatif », qui lui permettait de créer l’émotion en alternant les gros plans d’un personnage et les contre-champ de ce qu’il voit. L’acteur hitchcockien ne doit absolument rien faire. Il doit avoir une attitude calme et naturelle, accepté d’être utilisé et souvent intégré par le metteur en scène et la caméra. Les acteurs deviennent « des modèles à la Bresson » qu’il peut façonner à son aise.
L’émotion par l’exemple :
La scène du baiser dans Notorious (Les Enchaînés), a été conçue pour montrer le désir que les deux acteurs principaux ont l’un de l’autre.
« Il fallait éviter par-dessus tout de briser le ton, l’atmosphère dramatique. Si je les avais séparé, l’émotion aurait été perdue. Je sentais que la caméra, représentant le public, devait être admise comme une tierce personne, à se joindre à cette longue embrassade. Je donnais le privilège aux spectateurs d’embrasser Grant et Bergman ensemble, un ménage à trois temporaire. » (Alfred Hitchcock).
CONCLUSION
A travers toute son œuvre, Hitchcock s’est employé à donner au public un spectacle total, divertissant et réfléchi, en utilisant comme matériaux « la panoplie » complète du parfait prestidigitateur. Technicien virtuose et fin psychologue, il s’est imposé comme un des grands maîtres du cinéma, et de l’art en général. Ce qui rend ses films inimitables, c’est leur fragilité. Tout comme un numéro d’illusionnisme, les films d’Hitchcock sont fragiles. La relation qui s’installe entre l’œuvre et le spectateur est un contrat toujours renouvelable, toujours sur le point de se défaire. Il faut à chaque fois conquérir le public.
Filmographie sélective (longs métrages) :
– The Lodger, 1927
– L’Homme qui en savait trop, 1934
– Les Trente-Neuf Marches, 1935
– Rebecca, 1940
– Saboteur (Cinquième Colonne), 1942
– L’Ombre d’un doute, 1943
– Notorious (Les Enchaînés), 1946
– La Corde, 1948
– Under Capricorn (Les Amants du Capricorne), 1949
– Strangers on a train (L’Inconnu du Nord-Express), 1951
– Dial M for murder (Le crime était presque parfait), 1954
– Rear Window (Fenêtre sur cour), 1954
– L’Homme qui en savait trop, 1956
– Vertigo (Sueurs froides), 1958
– North by northwest (La Mort aux trousses), 1959
– Psycho (Psychose), 1960
– Les Oiseaux, 1963
– Marnie (Pas de printemps pour Marnie), 1964
– Frenzy, 1972
Filmographie sélective (courts métrages) : Cette liste est une sélection des meilleurs épisodes réalisés, par Hitchcock, pour la télévision américaine (parmi vingt) issus de la série Alfred Hitchcock présents et The Alfred Hitchcock Hour de 1955 à 1962.
– Breakdown (Accident), 1955
– Le cas de Mr. Pelham, 1955
– One More Mile to Go (Incident de parcours), 1957
– Four O’Clock (Pris au piège), 1957
– Lamb to the Slaughter (L’inspecteur se met à table), 1958
– Bang ! You’re Dead (Haut les mains ! ), 1961
– I saw the Whole Thing (J’ai tout vu), 1962
Les incontournables :
– The Man who new too much (L’Homme qui en savait trop), 1934. Premier récit d’espionnage mettant de côté la vraisemblance au profit de nombreux morceaux de bravoures.
– Notorious (Les Enchaînés), 1946. Pureté, simplicité et stylisation parfaite au service de l’émotion.
– Rope (La Corde), 1948. Huit clos théâtral de référence, regroupé en une unité de temps et d’espace. Le spectateur complice est complètement impliqué dans l’histoire.
– Rear Window (Fenêtre sur cour), 1954. Réflexion magistrale sur le cinéma et le voyeurisme du spectateur.
– Vertigo (Sueurs froides), 1958. Film intemporel, obsessionnel et hypnotique.
– North by northwest (La Mort aux trousses), 1959. Le film de course poursuite et d’espionnage par excellence, construit sur un crescendo exemplaire.
– Psycho (Psychose), 1960. Un film mythique !
Bibliographie sélective :
– Hitchcock de Claude Chabrol et Eric Rohmer (Ramsay poche cinéma, 1957 pour l’original)
– Hitchcock-Truffaut, édition définitive (Editions Gallimard, 1967-1983)
– Hitchcock de Jean Douchet (Petite bibliothèque des cahiers du cinéma, 1967)
– La face cachée d’un génie de Donald Spoto (Albin Michel, 1983 pour l’original)
– Alfred Hitchcock, hors série (Editions cahiers du cinéma, 1985)
– Hitchcock, le travail du film de Benoît Peeters Lles impressions nouvelles, 1992)
– Alfred Hitchcock de Dominique Auzel (Editions Milan, 1997)
– Dossier Hitchcock (Cahiers du cinéma n°537, 1998)
– La formidable histoire d’Alfred Hitchcock (Télérama magazine n°2585 à 2587, 1999)
– Alfred Hitchcock au travail de Bill Krohn (Editions cahiers du cinéma, 1999)
– Alfred Hitchcock de Paul Duncan (Editions Taschen, 2003)
– Le style Hitchcock de Jean-Pierre Dufreigne (Editions Assouline, 2004)
– Hitchcock, pièces à conviction de Laurent Bouzereau (Editions La Martinière, 2010)
– Alfred Hitchcock : une vie d’ombre et de lumière de Patrick McGilligan (Edition Actes Sud, 2011)
– Hitchcock par Hitchcock (Editions Flammarion, 2012)
– L’oeil domestique / Hitchcock et la télévision de Jean-François Rauger (Editions Rouge Profond, 2014)
– La fille derrière le rideau de douche de Robert Graysmith (Editions Denoël, 2014)
– Hitchcock, La totale par Bernard Benoliel, Jean-François Rauger, Murielle Joudet et Gilles Esposito (Editions Epa Eds, 2019)
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