Le monde du spectacle est en émoi : l’immense star de cinéma Fedora septuagénaire et exagérément juvénile est morte, s’étant jetée sous un train. Des années 30 au début des années 60, cette beauté mystérieuse avait su préserver une aura incomparable, enchaînant les rôles prestigieux sans que le temps n’ait, semble-t-il, de prise sur elle. A la cérémonie funéraire organisée en son honneur, le producteur Barry Detweiler se souvient : de ses jeunes années, où il avait croisé Fedora au détour d’une soirée inoubliable, mais aussi des dernières semaines, qui l’avait vu se rendre à Corfou pour tenter de convaincre Fedora de revenir à l’écran, elle qui vivait désormais recluse dans une propriété imprenable au allure de forteresse sur une île discrète de la Méditerranée.
Billy Wilder
Réalisateur américain d’origine autrichienne, Billy Wilder fait partie des plus grands réalisateurs de l’âge d’or hollywoodien. S’il est connu pour avoir produit les plus grandes comédies de l’histoire du cinéma avec pour point d’orgue, son chef-d’œuvre, Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud, 1959), il a œuvré dans différents styles : le conte moral, le drame, le film de guerre et a excellé dans la satire sociale et le film noir. Wilder développe une écriture unique basée sur des scénarios construits comme des systèmes implacables. Il a réalisé des oeuvres références comme Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944), Death Mills (1945), The Lost Weekend (Le Poison, 1945), Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, 1950), The Big Carnival (Le Gouffre aux chimères, 1951), Love in the Afternoon (Ariane, 1957), The Apartment (La garçonnière, 1960).
En 1978, Billy Wilder, à l’image de son double masculin Holden dans Fedora, a vieilli et est en fin de carrière. Le cinéaste est devenu lui-même une vieille gloire hollywoodienne, un peu déchue de son rang de cinéaste oscarisé et en perte de vitesse depuis les années 1960.
Générique de Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944).
Durant les années 70, Billy Wilder avait vécu l’émergence des cinéastes du Nouvel Hollywood, dont l’énergie et l’audace le renvoyaient à ses débuts dans le métier en même temps qu’ils faisaient de lui un homme du passé. Wilder lui-même peste contre « ces nouveaux réalisateurs barbus » dans lesquels on reconnaît aisément les Lucas, Spielberg, Scorsese, De Palma et Coppola.
Billy Wilder sur le tournage de Fedora (1978).
L’heure n’est plus à la raillerie sur les vanités de la gloire et une empathie funèbre lie le personnage de Fedora et du cinéaste, qui orchestre ses rituels en grand spectre exilé. Fedora sera son dernier grand film avant l’inutile Buddy Buddy en 1981.
Faux-semblants
Durant toute sa carrière, Billy Wilder s’est amusé de notre crédulité devant les apparences. Chez lui, Tout n’est que masques, leurres et illusions. C’est le cinéaste des faux-semblants par excellence !
Pour preuve, derrière les grillages et les barricades, derrière la protection supplémentaire de ses gants, lunettes noires, voiles et grands chapeaux, se cache la grande Fedora. Fedora, une créature « monstrueuse » à la Frankenstein, légendaire, abstraite et irréelle. Un mixe entre Gloria Swanson, Marlene Dietrich et Greta Garbo. Autre fausse piste : on pourrait croire que les gants de Fedora permettent à la vieille actrice de dissimuler son âge. Or pas du tout… C’est d’ailleurs sur ce tour de passe-passe que repose le film.
Fedora est entièrement construit sur la figure du double. Il fait partie des très grands films sur les faux-semblants à l’image de Vertigo (1958), chef-d’œuvre d’Hitchcock. Il est aussi parfaitement contemporain de l’œuvre d’un « barbus » du Nouvel Hollywood : Brian De Palma. Le film prend la forme d’un thriller paranoïaque sur la manipulation et les simulacres. La résolution de l’intrigue, qui intervient de façon audacieuse en plein cœur du récit, repose même sur une histoire de Body double et la construction en flashbacks explicatifs aux points de vue entrelacés n’est pas sans évoquer les films « depalmiens » comme Obsession (1976) ou Furie (1978). Les corps de femmes se substituent, chaque image se double d’un mensonge, tout n’est qu’apparat et mise en scène.
Il existe aussi une parenté entre Fedora et Mulholland Drive (2001) de David Lynch, deux films à l’esthétique vaporeuse évoquant l’usine à rêve hollywoodienne dans ses aspects les plus fascinants mais aussi les plus mortifères, où la confusion identitaire (entre les personnages, mais aussi entre les acteurs et leur rôle…) participe au trouble du spectateur.
Fedora est une sombre histoire de déchéance et de transfert. Le film révèle la clé de son énigme à mi-parcours, puis rétabli la vérité du récit en discours indirect, avec le point de vue de l’entourage de Fedora dévoilant les mensonges et les impostures au spectateur préalablement manipulé par Wilder et son fidèle scénariste I.A.L. Diamond, qui adaptent ici un roman de Tom Tryon (écrivain mais aussi acteur pour le grand Otto Preminger notamment.)
Procédé surprenant, coupant le film en deux, cette construction inhabituelle peut être considérée comme la contribution de Wilder et Diamond à la modernité cinématographique et à une forme d’expérimentation narrative affranchie de la dramaturgie classique.
Résonnances macabres
En entremêlant constamment les chronologies de l’enterrement, de l’enquête et des multiples flashbacks, Wilder confère à Fedora une structure parfaitement éclatée, anti-linéaire, parfois perturbante, qui aide à amplifier le trouble et parfois même l’inquiétude. Le film devient alors indéfinissable en tant que genre et fait la synthèse de différents styles cinématographiques.
Bercé par sa photographie brumeuse et son récit chaotique, Fedora prend parfois des allures oniriques et cauchemardesques. La photographie, justement, due au britannique Gerry Fisher, oscille entre un réalisme un peu cru et une ambiance plus éthérée dans les séquences à Courfou, ce qui renforce la dimension très énigmatique du film, quelque part entre un romantisme böcklinien et une ampleur wagnerienne. Fedora convoque aussi d’autres œuvres filmiques vampiriques comme Les Yeux sans visage (1960) de Franju (masque et défiguration) ou Rebecca (1940) d’Hitchcock (gouvernante abusive et sadisme saphique sous-jacent).
Tout ce que Fedora véhicule comme idée du cinéma renvoie au Hollywood classique qu’a connu Wilder des années auparavant : le mode de production des films et l’icônisation des stars en premier lieu, à l’opposé de la révolution que connaît alors le cinéma américain des années 70. Le personnage de Fedora a une immense portée allégorique dans la conception que Wilder se fait de son art : avec elle, ce n’est pas une star qui s’éteint, c’est une certaine idée du cinéma et d’un système.
Sunset Boulevard à l’envers
Presque trente ans séparent Fedora (1978) et Sunset Boulevard (1950), dont la parenté est évidente : l’histoire d’une star déchue et la critique du star système. Les deux films s’ouvrent par une mort violente et se déroulent comme un long flashback. Les héros sont grimés : Joe Gillis est contraint par Norma Desmond de porter les vêtements de ses anciens maris et Fedora, interprétée par Marthe Keller, doit se déguiser afin de perpétuer une légende. Billy Wilder fait appel à des stars pour jouer leur propre rôle : Erich Von Stroheim, Cecil B. De Mille et Buster Keaton dans Sunset Boulevard ; Henry Fonda et Michael York dans Fedora. Enfin, Joe Gillis, comme Fedora, sont prisonniers d’une maison et Norma Desmond et Fedora ont toutes deux les mains bandées. Dans Sunset Boulevard l’acteur William Holden, à nouveau dépositaire de la narration en voix off, n’y est plus un jeune scénariste désargenté mais un producteur indépendant à la ramasse qui essaie de se refaire. Wilder le confronte une fois de plus à une star de cinéma mais inverse la dramaturgie de son chef-d’œuvre de 1950. Dans Sunset Boulevard, toute la difficulté était de sortir de l’antre de la star Norma Desmond (le héros n’en sortira que les pieds devant !). Dans Fedora, le plus périlleux est d’y entrer.
Dans Sunset Boulevard, c’était la vieille idole qui rêvait d’un retour triomphal devant la caméra. Dans Fedora, c’est essentiellement le producteur Barry Detweiler qui désire un come-back que tout semble contrarier.
Dans Sunset Boulevard, Norma Desmond moquait la platitude réaliste du cinéma parlant, la vulgarité de ses interprètes. A l’inverse dans Fedora, c’est le producteur has been qui décoche des flèches contre la mode « de filmer dans la rue avec une petite caméra » ou la génération « des nouveaux barbus d’Hollywood ».
Enfin, les deux films évoquent des has-been qui voudraient refaire du cinéma et sont aussi construits autour d’un secret : Von Stroheim finit par avouer qu’il fut le premier mari de Norma Desmond et Hildegarde Knef qu’elle est la vraie Fedora.
Conclusion
Fedora est une œuvre morbide hantée de bout en bout, un conte cruel à la beauté foudroyante, où la démystification annoncée des mensonges du cinéma est peu à peu débordée par un amour fou de ses puissances falsificatrices.
Fedora est un chant du cygne crépusculaire et mortifère, une œuvre compilant toutes les autres, un état des lieux du cinéma et de son star système, un cri déchirant du dernier des grands cinéastes de l’âge d’or d’Hollywood qui tire sa révérence en réglant ses comptes avec les acteurs du nouvel Hollywood. Le film pleure constamment la disparition d’une certaine idée du cinéma hollywoodien comme usine à rêve avec ses tournages en studios, ses mélodrames en costumes et ses stars divines, inaccessibles et mythiques. Le cinéma tout entier aurait donc perdu son aura ? Un discours passéiste assumé pour un film d’une tristesse et d’une cruauté infinies.
À voir :
– Fedora de Billy Wilder (DVD sorti le 26 février 2014 chez Carlotta Films).
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