Parallèlement au développement de la lanterne magique, un genre nouveau fait son apparition à Paris au lendemain de la révolution de 1789. C’est un certain Robertson qui, le premier, imagine de placer l’appareil de projection, non plus derrière le public comme cela se pratique habituellement, mais de l’autre côté de l’écran, voilant ainsi la source même de la lumière (1). C’est ce même Robertson qui anime ses spectacles et les entoure d’un halo d’ésotérisme, en se gardant bien de révéler à ses contemporains la nature du phénomène qui lui permet de faire bouger les ombres. C’est enfin et toujours Robertson qui déplace le Tout Paris à ses représentations du couvent des Capucins : la fantasmagorie vient de trouver ses lettres de noblesse.
La fantasmagorie, du grec fantasma (fantôme) et agoreuein (parler en public), était semble-t-il connue des anciens. Certains racontent que les prêtres égyptiens l’utilisaient lors de l’initiation au culte d’Isis pour faire apparaître sur les murs des temples des visages surnaturels. D’autre part, si Pythagore enseignait que les fantômes ne clignent pas des yeux, mouvement difficile à rendre par l’entremise de la magie lumineuse, on peut supposer que celle-ci existait déjà dans l’antiquité.
Le texte d’annonce du spectacle : « Apparition de spectres, Fantômes et Revenants, tels qu’ils ont dû et pu apparaître dans tous les temps, dans tous les lieux et chez tous les peuples. Expériences sur le nouveau fluide connu sous le nom de galvanisme, dont l’application rend pour un temps le mouvement aux corps qui ont perdu la vie. Un artiste distingué par ses talents y touchera de l’harmonica. On souscrit pour la première séance qui aura lieu mardi, 4 pluviôse, au Pavillon de l’Échiquier. »
Entrons dans la salle obscure du couvent des Capucins, pour assister en compagnie des Parisiens de l’époque, à une représentation des plus insolites de l’histoire du spectacle lumineux :
« Messieurs, ce qui va se passer dans un moment sous vos yeux n’est point un spectacle frivole. Il est fait pour l’homme qui pense, pour le philosophe qui aime à s’égarer un instant parmi les tombeaux. C’est d’ailleurs un spectacle utile à l’homme que celui où il s’instruit de l’effet bizarre de l’imagination quand elle réunit la vigueur et le dérèglement ; je veux parler de la terreur qu’inspirent les ombres, les caractères, les sortilèges et les travaux occultes de la magie, terreur que presque tous les hommes ont éprouvée dans l’âge tendre des préjugés et que quelques-uns conservent encore dans l’âge mûr de la raison.
On va consulter les magiciens parce que l’homme, entraîné par le torrent rapide des jours, voit d’un œil inquiet et les flots qui le portent et l’espace qu’il a parcouru ; il voudrait encore étendre sa vue sur les dernières limites de sa carrière, interroger le miroir de l’avenir et voir d’un coup d’oeil la chaîne entière de son existence. L’amour du merveilleux que nous semblons tirer de la nature suffirait pour justifier notre crédulité. L’homme dans sa vie est toujours guidé par la nature comme un enfant par les lisières ; il croit marcher tout seul et c’est la nature qui lui indique ses pas ; c’est elle qui lui inspire ce désir sublime de prolonger son existence lors même que sa carrière est finie. Chez les premiers enfants des hommes ce fut d’abord une opinion sacrée et religieuse que l’esprit, le souffle, ne périssaient pas avec eux ; que cette substance légère, aérienne, de nous-mêmes aimait à se rapprocher des lieux qu’elle avait aimé. Cette idée consolante essuya les pleurs d’une épouse, d’un fils malheureux et ce fut pour l’amitié que la première ombre se montra. »
Tels sont les termes par lesquels Etienne-Gaspard-Robert, plus connu sous le nom de Robertson, entendait introduire un spectacle très en vogue à Paris à la veille du XIXe siècle. Nous sommes en 1798, Paris s’amuse pour oublier la Terreur et les bouleversements politiques qui ont marqué les dix dernières années. Les grands salons parisiens, ceux de Joséphine de Beauharnais et de Mme Tallien, ne désemplissent pas d’esprits brillants. Le goût est à une certaine liberté des mœurs, on s’intéresse aux démonstrations de vulgarisation scientifique et les héritiers de Cagliostro et de Mesmer professent l’ésotérisme. De ces héritiers, Robertson est certainement celui qui saura le mieux frapper les imaginations en donnant à la projection lumineuse une dimension jusqu’alors inégalée.
Robertson est un homme étrange. Né en 1762 à Liège, il sera tour à tour politicien, physicien, mathématicien, journaliste, poète, chansonnier et même aéronaute (certains lui attribuent l’invention du parachute…), il faisait également figure de sorcier. Dans son ouvrage intitulé Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien aéronaute E.G. Robertson (publié à Paris de 1831 à 1834), ce dernier nous raconte comment, attiré très jeune par tout ce qui a trait à la magie, il se lance dans l’étude des phénomènes lumineux :
« …Qu’est-ce qui n’a pas cru au diable et aux loups-garous dans ses premières années ! Je l’avoue franchement, j’ai cru au diable, aux évocations, aux enchantements, aux pactes infernaux et même au balai des sorcières ; j’ai cru qu’une vieille femme, ma voisine, était, comme chacun l’assurait, en commerce réglé avec Lucifer. J’enviais son pouvoir et ses relations ; je me suis enfermé dans une chambre pour couper la tête d’un coq et forcer le chef des démons à se montrer devant moi ; je l’ai attendu pendant sept à huit heures, je l’ai molesté, injurié, conspué de ce qu’il n’osait point paraître. « Si tu existes, m’écriais-je en frappant sur une table, sors d’où tu es et laisse voir tes cornes, sinon je te renie, je déclare que tu n’as jamais été. Ce n’était point la peur, comme on le voit, qui me faisait croire à sa puissance, mais le désir de la partager pour opérer aussi des effets magiques. Je pris enfin un parti très sage : le diable refusant de me communiquer la science de faire des prodiges, je me mis à faire des diables et ma baguette n’eut qu’à se mouvoir pour forcer tout le cortège infernal à voir la lumière. Mon habitation devint un vrai pandémonium. »
De la revanche d’un petit garçon sur le diable découle la carrière de Robertson. Il dévore les ouvrages de Porta, Midorge, Schott et Kircher. Il apprend la magie et démonte le mécanisme des appareils lumineux de l’époque, jusqu’à ce que la science optique n’ait plus aucun secret pour lui. Sa passion démesurée pour les microscopes solaires faillit même lui coûter cher : il alla jusqu’à trouer toutes les portes de son hôtel de la rue de Provence, afin d’y filtrer le rayon de soleil nécessaire à l’alimentation des miroirs… Le propriétaire fou furieux, vociférant qu’il avait loué des portes « pleines ». voulut lui dresser un procès-verbal, mais peut-être fut-il touché par un accès de philanthropie scientifique, car le procès n’eut jamais lieu !
De fait, c’est en expérimentant ces rayons que Robertson remarqua un soir l’ombre de la main de son frère projetée en grand sur le mur. De là lui vint l’idée de fabriquer des ombres chinoises en compagnie de quelques amis, puis de rechercher de nouvelles formes de projections lumineuses.
« La fantasmagorie préfigure ce qui deviendra presque un siècle plus tard l’obsession majeure de la photo spirite : la restitution de l’image des morts aux vivants. Un mélange unique se forme dans la fantasmagorie, propre à cette fin de siècle tourmentée, entre rationalisme et superstition, observation et imagination, instruction et illusion. » Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités (Éditions P.O.L, 2009).
Le fantascope
Dès 1784, Robertson pense à améliorer la primitive lanterne de Kircher et monte de petites représentations qui, peu à peu, voient augmenter le nombre de leurs spectateurs. Encouragé par ce succès, il continue ses recherches en matière d’optique et décide d’aller plus loin.
En se basant sur un nouveau modèle de lanterne qu’il a remarqué chez le savant Van Estin, aux Pays-Bas, l’idée lui vient de fabriquer un appareil spécial, destiné à animer des spectacles de grande ampleur. Il choisit pour cela les meilleurs techniciens de son temps : l’opticien londonien Dollond fabrique les lentilles, l’appareil lui-même est construit par Molténi dans son atelier de la rue Sainte-Apolline à Paris ; enfin il adopte la lampe inventée par Argand en 1780, qui lui assure un éclairage nettement plus puissant que celui des lampes employées jusqu’alors.
Techniquement, le fantascope n’est autre qu’une lanterne magique améliorée. Néanmoins son inventeur a su exploiter au maximum les connaissances accumulées grâce à de longues et fastidieuses lectures et l’expérience acquise au cours des premiers spectacles qu’il a lui-même montés. Cet instrument sera breveté le 17 mars 1799. En voici la description telle que nous avons pu la reconstituer.
Description de l’appareil
Le fantascope de Robertson est composé d’une lanterne de projection en bois de forme cubique éclairée par un bec d’Argand. Sur le verre de la lampe était placé un petit réflecteur sphérique à l’arrière et prolongé vers l’avant en cône, pour concentrer toute la lumière sur le condensateur. La lampe, montée sur un pied en bois, pouvait avancer ou reculer entre deux rails de bois pour le centrage exact de la lumière.
Sur le devant de l’appareil était ménagée la coulisse pour le passage des vues. En avant se plaçait le tube objectif de forme carrée. A l’arrière, il portait en demi-boule la convexité tournée en sens contraire du tableau devant lequel il se plaçait, comme dans la lanterne de Kircher. A l’avant du tube était pratiquée une ouverture carrée qui pouvait se fermer à l’aide d’un volet pour la brusque disparition des images. Un peu en arrière, sur un faux fond, était monté un œil de chat, système inventé par Robertson et dont voici le principe :
L’œil de chat est un petit volet formé de deux plaques percées chacune d’une ouverture circulaire de la grandeur de l’objectif. Lorsqu’on les actionne, ces deux plaques glissent l’une sur l’autre en sens inverse et ferment ensemble l’objectif d’une quantité égale. Entre elles se forme alors un ouverture ogivale qui se restreint peu à peu, imitant ainsi l’œil du chat, jusqu’à la fermeture totale de l’orifice. La fermeture de l’œil donne une extinction progressive de la source lumineuse, tandis que son ouverture fait apparaître graduellement la lumière. Ce système sera plus tard utilisé sur les lanternes couplées dans le but de rendre des effets de fondant : il était difficile de toucher aux lampes à pétrole pendant les projections et c’est l’œil de chat, monté simultanément sur les deux appareils, qui permettait d’atténuer et de masquer la lumière des objectifs, ce qui rendait possible les meilleurs effets de « fondu enchaîné ».
Robertson utilisait son œil de chat pour rendre les effets de crépuscule, d’ombre ou de pleine lumière – une languette de cuivre permettait de placer des verres de couleur pour modifier les effets. Il s’en servait aussi pour faciliter les réglages de son appareil pendant ses représentations. A cet effet, l’œil était monté à l’intérieur du tube carré, sur une planchette perpendiculaire à l’axe de ce tube. Il était constitué de deux secteurs maintenus écartés par un ressort en arc, ces deux secteurs pivotant sur un axe unique à la manière de ciseaux. L’œil était commandé par un cordon relié à la planchette de support de condensateur. La planchette d’objectif s’avançait ou se reculait grâce à une crémaillère manœuvrée de l’extérieur. En s’avançant, la planchette tirait sur le cordon de l’œil de chat et le fermait ou l’ouvrait automatiquement. Pour les effets spéciaux, l’œil pouvait être actionné à la main.
Mécanismes de projection
Le fantascope de Robertson était monté sur un chariot à quatre roues. Ces roues recouvertes de lisières de draps lui permettaient de se mouvoir sans aucun bruit entre des rails fixés au plancher.
L’essieu des deux roues de devant portait un excentrique en forme de cœur, celui-ci agissait à l’aide de cordons sur la planchette porte-objectif. Lorsque l’appareil se rapprochait de l’écran, l’objectif s’éloignait du condensateur et l’œil de chat se fermait… Il en résultait une mise au point quasiment automatique, l’éclairage diminuant ou augmentant en fonction de la distance qui séparait le projecteur de l’écran.
Ce système permettait des effets saisissants. Lorsqu’elle apparaissait, l’image très petite donnait l’illusion d’une scène noyée dans un lointain indécis et mal éclairé. Au fur et à mesure que la lanterne reculait, l’objectif se rapprochait du tableau et l’œil de chat s’ouvrait, l’image s’agrandissant alors en gagnant de la lumière. Le spectateur croyait voir le fantôme s’avancer vers lui, jusqu’au moment où, devenu de taille énorme, il disparaissait subitement
(effet simplement produit par le volet brusquement rabattu devant l’objectif).
Durant les fantasmagories, le fantascope et les projectionnistes étaient cachés derrière un grand écran translucide de taffetas gommé ou de toile blanche huilée. Dans la salle, de l’autre côté de l’écran, trônait le fantasmagoricien qui animait la séance par ses gestes et par ses paroles au milieu du public. Les opérateurs étaient répartis en plusieurs groupes : les uns actionnaient le fantascope, tandis que d’autres s’occupaient de l’éclairage de la salle. Le fantascope n’était pas le seul appareil à assurer le spectacle : des projectionnistes étaient munis d’une petite lanterne fixée sur la poitrine par des courroies de cuir. Ils se déplaçaient ainsi de chaque côté de l’écran en actionnant leurs appareils et projetaient tantôt des décors riches en couleurs, tantôt des chauves-souris, des monstres et des diableries de toutes sortes, destinés à enrichir et à compléter le spectacle du fantascope – autant de vues qui se mouvaient au fil des déplacements de leurs « supports ». A cela s’ajoutait en général le roulement du tonnerre ou le sifflement du vent, obtenus en agitant une feuille de tôle… Bruitage, travelling, comme on le voit, le cinéma moderne n’a pas grand-chose à envier au grand spectacle des fantasmagories.
« La chose difficile à estimer, d’après les descriptions, est en effet le degré de focalisation de l’écran proprement dit, que Robertson nomme aussi « miroir », toile blanche au dos de laquelle est envoyée la projection du « fantascope », caché aux yeux des spectateurs. Est-ce là une surface fixe et rectangulaire, comparable à un écran de cinéma, ou au contraire de dimensions variables et surtout elle-même mobile, cherchant à s’accorder aux mouvements qui animent l’image grâce à une sorte de chariot permettant de promener, ou au moins de faire avancer et reculer la lanterne ? Y aurait-il même parfois deux écrans, comme paraît le suggérer une image des Mémoires, qui fait surgir un diable et une tête de mort ornée d’ailes en deux points différents de la salle ? » Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités (Éditions P.O.L, 2009).
Un autre système d’animation, sans doute utilisé par Robertson, étaient les plaques articulées : celles-ci étaient composées de deux plaques de verre superposées, dont l’une était actionnée par une languette de métal – l’une des plaques représentait une figure en train d’accomplir les deux phases d’un mouvement, tandis que l’autre servait de cache et mettait tour à tour au jour l’une des étapes de ce mouvement. Ainsi les monstres pouvaient-ils remuer la queue, saisir leurs victimes ou tirer la langue…
Pendant ses séances, Robertson utilisait aussi ce qu’il nommait des « spectres de la fumée ».La fumée produite par des résines et des aromates était alors utilisée comme écran.
En effet, si on projette un sujet silhouetté sur un fond noir sur un écran absolument noir, le faisceau lumineux est entièrement absorbé et devient invisible. Mais si l’on fait passer de la fumée sur le trajet du faisceau, aussitôt l’image se forme par réflexion sur les particules blanches du nuage : non seulement l’image paraît aérienne, mais, par suite des mouvements continus de la fumée, elle semble animée et produit un effet saisissant.
Trucages
– Faire avancer un objet dans le miroir concave, tel qu’une tête qui paraît venir en avant
A est l’ouverture par où se voit l’objet dans le miroir. Une tête B est renversée, éclairée par un réflecteur d’argent, et fixée sur le chariot E. Une corde G, que fait tourner une manivelle, guide ce chariot. Il importe que la tête chemine bien dans le foyer du miroir ; alors elle a l’air de s’approcher pour se précipiter sur les spectateurs. En N est aussi un diaphragme en drap noir, afin que les lumières n’éclairent pas le miroir B.
– Imitation du vent et de l’ouragan
Faites construire un cylindre en bois M, de trois pieds de diamètre, et de la largeur du taffetas N. Sur ce cylindre, à quatre pouces de distance l’une de l’autre, sont des règles clouées IT, qui, dans leur rotation sur l’enveloppe de taffetas, excitent un sifflement plus ou moins fort, selon le mouvement qu’on imprime à la manivelle.
– Voix fantôme
Un globe A de verre ou de tôle vernissée, avec quatre cornets, est suspendu au milieu de la chambre. Ce globe n’est pas nécessaire à l’expérience, il est là pour tromper l’imagination. Autour de ce globe règne une galerie ou barrière B qui est très nécessaire, car elle est creuse ; et c’est par là que la voix de notre invisible est entendue. Un tuyau de fer-blanc passe dans le montant C jusqu’en D, où est une petite fente ou ouverture vis-à-vis du porte-voix. Ce tuyau de fer-blanc passe sous le parquet de la chambre E, et entre dans la chambre voisine, où la prétendue invisible parle et voit tout par le trou.
Du fantascope au fantastique
Le fantascope ainsi créé, Robertson organise le spectacle de ses expériences au Pavillon de l’Échiquier (mars-avril 1798). Les vues rendues par l’instrument sont si extraordinaires et si imprévues que personne n’a l’idée d’y reconnaître les effets de la lampe de Kircher. Le retentissement est énorme et dépasse le mystérieux enthousiasme que Cagliostro et Mesmer avaient suscité autour de leurs noms. Chaque jour, le Tout Paris alerté par les prospectus et les articles dans les journaux se presse pour venir voir les fantasmagories de Robertson, puisque c’est ainsi que lui-même les appelait.
Ces projections furent transférées un peu plus tard au couvent des Capucins. La salle, malgré son aspect on ne peut plus lugubre, était constamment remplie :
« Après plusieurs détours propres à changer l’impression du bruit d’une grande cité, après avoir parcouru les cloîtres carrés de l’ancien couvent décorés de peintures fantastiques et traversé mon cabinet de physique, on arrivait devant une porte de forme antique, couverte de hiéroglyphes et qui semblait annoncer l’entrée des mystères d’Isis. On se trouvait alors dans un lieu sépulcral, dont quelques images lugubres annonçaient seules la destination ; un calme profond, un silence absolu, un isolement subit au sortir d’une rue bruyante étaient les préludes d’un monde idéal. »
Mais revenons au spectacle lui-même… Imaginons cette grande cave obscure, fermée d’un côté par un immense écran. D’un côté les projectionnistes, de l’autre le fantasmagoricien et son public absolument ignorant des mécanismes que nous venons de dévoiler. Imaginons Robertson activant son réchaud, brûlant papiers et journaux, invectivant les spectateurs – il parle de politique (la politique fait partie de la vie quotidienne des Parisiens depuis que Louis XVI est mort sur l’échafaud), il parle du bien et du mal, des ombres et de la lumière. Imaginons sa voix forte monter avec emphase : « Messieurs, ce qui va se passer dans un moment sous vos yeux n’est point un spectacle frivole ». Après que Robertson ait prononcé l’allocution que nous avons reproduite en tête de cet article, la lumière s’éteint soudainement. Alors que le bruit artificiel de la pluie s’amplifie, un point lumineux s’élance en grandissant brusquement sur la foule des spectateurs… Mais laissons ici le fantasmagoricien nous raconter lui-même le déroulement de son spectacle :
« Aussitôt que je cessais de parler, la lampe antique suspendue au-dessus de la tête des spectateurs s’éteignait et les plongeait dans une obscurité profonde, dans des ténèbres affreuses. Au bruit de la pluie, du tonnerre, de la cloche funèbre, évoquant les ombres de leurs tombeaux, succédaient les sons déchirants de l’harmonica ; le
ciel se découvrait, mais sillonné en tous sens par la foudre. Dans un lointain très reculé, un point lumineux semblait surgir : une figure, d’abord petite, se dessinait, puis s’approchait à pas lents, et à chaque pas semblait grandir ; bientôt d’une taille énorme, le fantôme s’avançait jusque sous les yeux du spectateur, et au moment où celui-ci allait jeter un cri, disparaissait avec une promptitude inimaginable. D’autres fois, les spectres sortaient tout formés d’un souterrain, et se présentaient d’une manière inattendue. Les ombres des grands hommes se pressaient autour d’une barque et repassaient le Styx, puis, fuyant une seconde fois la lumière céleste, s’éloignaient insensiblement pour se perdre dans l’immensité de l’espace. »
Robertson n’hésite pas à utiliser tous les artifices nécessaires à une horrifiante mise en scène : après quelques minutieuses préparations consistant à verser sur un réchaud enflammé quelques gouttes de sang, de vitriol et un exemplaire du journal des nommes libres, on voit apparaître le fantôme grimaçant de Marat armé d’un poignard.
Si le décor de la salle, les paroles du fantasmagoricien, le bruit du tonnerre et les sujets effroyables qui se dessinent sur l’écran ne suffisent pas à créer un spectacle suffisamment morbide et ensorcelant, Robertson va jusqu’à faire appel à la sollicitation de chacun et projette ce que le public lui demande… La femme aimée est ressuscitée un instant en image, l’ombre de Guillaume Tell, de Robespierre ou de Danton se dresse fièrement face à un public halluciné. Ces visions sont invariablement accompagnées de chauves-souris, de squelettes, de figures mi-humaines, mi-diaboliques, surgissant de part et d’autre de l’écran. Le son funèbre des cloches achève de créer l’ambiance.
Si l’on s’en réfère à L’Ami des lois, le sorcier faisait également figure de justicier, poussant son spectacle à l’extrême en faisant frissonner tous ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille :
« Citoyens et Messieurs, déclame Robertson, je puis faire voir aux hommes bienfaisants la foule des ombres de ceux qui, pendant leur vie, ont été secourus par eux. Réciproquement, je puis faire passer en revue aux méchants les ombres des victimes qu’ils ont faites. »
L’épreuve est accueillie par une acclamation générale. Seuls deux individus s’y opposent, mais leur refus ne fait qu’exciter les désirs de l’assemblée. Aussitôt, le fantasmagoricien jette dans le brasier le procès-verbal du 31 mai qui censure la lutte des Girondins et des Montagnards, celui du massacre des prisons d’Aix, de Marseille et de Tarascon, un recueil de dénonciations et d’arrêtés, une liste de suspects, la collection des jugements du tribunal révolutionnaire, une liasse de journaux démagogiques et aristocratiques, un exemplaire du Réveil du peuple, puis il prononce avec emphase les mots magiques : « Conspirateurs, humanité, terroristes, justice, jacobins, salut public, accapareurs, modérés, alarmistes, girondins, orléanistes… »
A ce moment précis, des groupes couverts de voiles ensanglantés se jettent sur les deux individus qui avaient refusé de se rendre au voeu général et qui, effrayés de ce spectacle horrible, sortent précipitamment de la salle.
Un fâcheux incident entraîna la fermeture provisoire des fantasmagories :
La séance allait finir lorsqu’un chouan amnistié demanda à Robertson s’il pouvait faire revenir Louis XVI. A cette question indiscrète, ce dernier répondit sagement qu’ayant perdu la recette depuis le 18 fructidor, il était probable qu’il ne la retrouverait jamais et qu’il lui serait désormais impossible de faire revenir les rois de France !
II y avait aussi des pièces politiques et allégoriques : Robespierre, voulant sortir de son tombeau, est frappé par la foudre. Une étoile brillante s’élève qui porte en son centre ces mots : IS brumaire, tandis que se dresse lentement le jeune Bonaparte, dissipant les nuages et que Minerve lui pose sur la tête une couronne d’olivier.
Des pièces moralisatrices clôturaient en général ces spectacles, tel « le rêve ou le cauchemar » dans lequel une jeune femme rêve que le démon presse son sein avec une enclume… heureusement, l’amour vient à son secours et guérit la blessure.
Le succès du spectacle de Robertson fut considérable et ce pendant six ou sept années consécutives. Les journaux de l’époque en parlent avec enthousiasme. Voici par exemple ce qu’en dit le Courrier des spectacles :
« Robespierre sort de son tombeau, veut se relever, la foudre tombe et met en poudre le monstre et son tombeau. Des ombres chéries viennent adoucir le tableau : Voltaire, Lavoisier, JJ. Rousseau paraissent tour à tour ; Diogène, sa lanterne à la main, cherche un homme, et, pour le trouver, traverse pour ainsi dire les rangs, et cause impoliment aux dames une frayeur dont chacune se divertit. Tels sont les effets de l’optique, que chacun croit toucher avec la main ces objets qui s’approchent. »
Robertson se sera défendu toute sa vie d’avoir voulu exploiter la crédulité de ses contemporains : ses représentations tenaient de procédés scientifiques et n’avaient rien à voir avec les sciences occultes. Pour lui elles auront contribué à instruire des hommes simples plus que ne l’ont fait les millions de volumes parus depuis l’invention de l’imprimerie.
Les procédés par lesquels furent mises en scène les fantasmagories et qui ont pour la première fois été expliqués en détail dans les Mémoires de Robertson, ont été, malheureusement pour leur inventeur, révélés en partie lors de son procès contre des contrefacteurs. Dès que le secret fut révélé, les fantasmagories n’attirèrent plus grand monde. Il est certain que la réussite de Robertson était en grande partie due au mystère qui l’entourait. D’autre part, il est intéressant de constater que ces spectacles qui ont tant marqué les Parisiens n’ont provoqué aucun engouement en province et à l’étranger lorsque leur auteur se décida à partir en tournée.
Bas-relief de la Sépulture de Robertson au cimetière du Père Lachaise.
Nous conclurons cet article comme nous l’avons commencé, par une allocution de Robertson, celle sur laquelle se terminaient ses représentations, avant que la lumière ne reparaisse et que l’on puisse voir au milieu de la salle un squelette de jeune femme debout sur un piédestal :
« J’ai parcouru tous les phénomènes de la fantasmagorie, je vous ai dévoilé les secrets des prêtres de Memphis et des illuminés ; j’ai tâché de vous démontrer ce que la physique a de plus occulte, les effets qui paraissent surnaturels dans les siècles de la crédulité ; mais il me reste à vous en offrir un qui n’est que trop réel. Vous qui avez éprouvé quelques moments de terreur, voici les seuls spectacles vraiment terribles, vraiment à craindre : hommes forts, faibles, puissants et sujets crédules ou athées, belles ou laides, voilà le sort qui vous est réservé, voilà ce que vous serez un jour. Souvenez-vous de la fantasmagorie. »
Note :
– (1) En réalité, c’est le physicien allemand Paul Philidor qui est le premier à cacher la lanterne derrière l’écran de sorte que le public ne voit plus d’où provient l’image ; dès 1792 avec sa Phantasmagorie.
A lire :
– Les Mémoires de Robertson (Deux volumes, 1831 et 1833).
– Etienne-Gaspard Robertson, la vie d’un fantasmagore de Françoise Levie (Editions Le Préambule, 1990).
– Séance de lanterne magique de Jérôme Prieur (Editions Gallimard, 1985).
– Le Grand Art de la lumière et de l’ombre de Laurent Mannoni (Editions Nathan Université, 1994).
A voir :
– L’exceptionnel documentaire Vivement le cinéma, de Jérôme Prieur (2011). Un voyage dans la préhistoire du cinéma, raconté par Robertson.
– La conférence Robertson, le fantasmagore de Jérôme Prieur à la cinémathèque Française (2010).
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