L’histoire :
F for Fake (1973) mêle deux enquêtes : L’une sur Elmyr de Hory, le faussaire anglais spécialiste des tableaux post-impressionnistes. L’autre sur Clifford Irving, journaliste-romancier, auteur, entre autre, d’un livre sur Howard Hughes, le milliardaire invisible et mythique, lui même « mystificateur-né ». Dans un premier temps, le réalisateur démontre toute la dialectique du sujet et de l’objet. Tout ce qui traite des faussaires est constamment truqué. C’est au montage qu’il fabrique tous ces dialogues. Notez que dans la première partie avec Elmyr de Hory, il n’y a jamais deux personnages dans le même plan. L’histoire des faussaires permet de développer un propos sur la fiction, l’illusion et la magie. Dans un deuxième temps, le réalisateur engage la marche du film dans un temps où rien de faux ne devra être dit. Le film entre alors dans une pure fiction : celle de la rencontre entre Picasso et Oja Kodar. Ce peintre n’a-t-il pas autorisé lui-même toutes les supercheries, lui qui a dit « la vérité est un mensonge », « Un mensonge qui fait comprendre la réalité ».
Elmyr de Hory (1906-1976)
« Soixante noms, soixante personnages, soixante mensonges, mais un vrai métier : peindre des faux », dixit François Reichenbach.
Né à Ismaïlia en Egypte, ancien élève des jésuites du Caire, danseur de cabaret, agent de la CIA, hâbleur invétéré, mythomane compulsif, marié, père de deux enfants et néanmoins homosexuel persévérant, tutoyant la jet-set internationale, il avait fréquenté l’Ecole du Louvre et s’était lancé dans le commerce de l’art.
Elmyr de Hory s’associa à Fernand Legros pour vendre de faux tableaux signés Modigliani, Derain, Dufy, Picasso… Avant de se suicider, en 1976, Elmyr de Hory reconnut avoir réalisé quatre vingt faux pour le compte de Fernand Legros. Les deux hommes firent fortune. Mais après une période de connivence, chacun des compères échafauda sa version des faits, en contradiction avec celles de l’autre. Elmyr de Hory fit appel à l’écrivain Clifford Irving pour rédiger ses Mémoires, où il étala les turpitudes de Legros. Le livre de Clifford Irving, Fake ! parut en 1976.
Fernand Legros déballa le roman de sa vie sous la plume de son ami l’écrivain Roger Peyrefitte et accabla de son mépris le défunt Hory. Legros fit même interdire la traduction française de ce livre avec un argument savoureux : Irving avait été désavoué aux Etats-Unis pour une autobiographie non autorisée de Howard Hughes. Le manuscrit aurait été un faux d’après H.H.
Clifford Irving, « homme de l’année » en couverture du Time.
A qui se fier dans cette mise en abyme de poupées russes truquées à l’infini ? Pour finir, c’est Elmyr de Hory, filmé par son ami François Reichenbach, qu’Orson Welles choisit pour personnage central de son ultime opus, F for Fake (Vérités et mensonges), en 1973. Et mieux qu’une absolution, il est permis d’y voir une révérence à un maître en la matière. Rappelons enfin pour terminer cette présentation des personnages qu’
Howard Hughes (1905-1976) était un magnat de la presse, un personnage qu’aucun romancier n’aurait imaginé et qui a traversé l’histoire de l’Amérique entre autre en possédant les plus belles femmes du monde, d’Ava Gardner à Elisabeth Taylor en passant par Marilyn Monroe et une cinquantaine d’autres. Egalement producteur de cinéma, il fut aussi pilote et constructeur d’avion battant sans cesse de nouveaux records de vitesse. Après l’échec de son vol à bord du « Spruce goose », il se retira en hermite, incognito, dans un palace de Las Vegas, dans une solitude aseptisée. Il est l’aviateur qui a inspiré Scorsese dans son film The aviator.
Genèse de F For Fake :
Au départ c’est François Reichenbach qui a demandé à Orson Welles de commenter son film. Puis, Welles, intrigué par ce matériau, s’est emparé des interviews filmées par Reichenbach pour en tirer F for Fake. Ensuite, il entreprend de monter ces images à sa façon, en y ajoutant des scènes supplémentaires certaines tournées à Ibiza, d’autres tournées dans sa maison d’Orvilliers en France. Orson Welles intègre également une histoire purement fictionnelle mettant en scène sa compagne Oja Kodar, « The girl watching ». Où l’on voit comment Picasso et sa fille trompent les gens avec la complicité de son grand père hongrois, interprété dans le film par le propre père d’Oja.
Analyse
Au début de F for Fake, Orson Welles apparaît dans la brume d’un quai de gare, faisant des tours de prestidigitation pour un jeune enfant. Il transforme une clé en pièce. Cette pièce disparaît et réapparait dans la poche de blouson de l’enfant, etc. Orson Welles parle ensuite de Jean-Eugène Robert-Houdin, qui définissait le magicien comme un acteur. Il s’introduit ainsi lui-même dans sa fiction comme acteur-magicien (il porte cape, chapeau et gants) et réalisateur maitrisant tous les paramètres de l’œuvre à venir. Cette présentation est celle d’un bonimenteur prestidigitateur qui à partir d’un petit tour de passe-passe donne le sens général des images qui vont suivre. La clef de la situation étant peut-être cette clef que Welles soutire du nez de l’enfant.
Aux illusions visuelles créées par les tours de magie, s’ajoute les illusions dues au montage spécifiquement cinématographique, comme cette transposition d’espaces de la gare à l’intérieur d’un studio par écran de fond interposé.
Comme par magie, le prestidigitateur Orson Welles change d’espace en un clin d’oeil.
Et bientôt la perte de repère engendrée par le montage sera globale. Orson Welles nous préviens dès le début : « Ce film parle de tricherie, de fraude, de mensonge ». Le spectateur est ainsi mit dans la confidence, prêt à être bousculé et à subir le grand jeu du faux, de la manipulation et de l’illusion. Les histoires s’entrecoupent, se mêlent jusqu’à former un magma d’images, significatif du jeu que Orson Welles propose aux spectateurs. Cette chorégraphie visuelle est à l’image du réalisateur : enjouée et malicieuse. Elmyr de Hory, Clifford Irving, Oja Kodar, Howard Hughes, Picasso, Orson Welles, tous ces protagonistes se croisent, se parlent souvent indirectement par la magie du montage. Sur ce point particulier l’épisode mettant en scène Picasso et Oja Kodar est brillantissime. Construit d’images et de photos fixes ou animées, le récit prend vie grâce au fabuleux talent de conteur de Orson Welles, et grâce à son art du montage. Notons aussi au passage l’interprétation aérienne d’Oja Kodar.
Oja Kodar, compagne et égérie du réalisateur.
Révélant la supercherie de cette fiction, l’auteur dans un dernier tour de magie, fait disparaître sous un voile le grand père d’Oja, lui qui n’a jamais existé et salue une dernière fois les spectateurs signifiant ainsi que le spectacle est terminé.
L’art du mensonge
Si le film peut sembler dans un premier temps une mosaïque difficile à regarder et à suivre, il n’en demande pas moins une attention particulière voir un deuxième visionnage tant le matériau est riche. Orson Welles, en vrai magicien, joue constamment avec le spectateur. Il lui met sous les yeux des images qu’il orchestre magistralement. F for Fake est avant tout une remarquable démonstration de montage. Le réalisateur montre que la virtuosité de son art ne dépend pas tant de ce qui est filmé, la plupart des images n’étant pas de lui, que du mode sur lequel le montage le présente. Retenons que le film a été presque entièrement réalisé au montage.
De même qu’il importe peu de savoir l’identité exacte de l’auteur d’un tableau. Il importe seulement de dire si telle ou telle œuvre relève ou non de l’art.
Il n’y a pas d’artistes, mais seulement des œuvres. Peu importe qui signe le film, seul compte le film, l’art dégagé par chaque film. Orson Welles dynamite le récit et sa continuité. Il fige soudain l’image pour aller traquer la vérité dans un détail, monte et démonte les éléments pour en explorer toutes les facettes dans une sorte de frénésie à la Pirandello. F for Fake résume tout l’art Wellesien. Il condense toutes les obsessions du réalisateur et exprime le mensonge comme un art rattaché à tout bon illusionnisme.
« Tout s’abîmera définitivement dans la guerre et s’envolera avec les dernières cendres de l’univers, les triomphes et les impostures, les trésors et les faux… Tous nos chants seront étouffés. Mais quelle importance ? Continuez à chercher… Peut-être que le nom d’un homme importe peu, après tout ! » propos d’Orson Welles dans le film.
L’œuvre tout entière d’Orson est en effet placée sous le double signe de la magie, de l’illusionnisme et de la fascination pour les escrocs et les grands mystificateurs, le personnage de Kane en premier lieu (dans Citizen Kane). Orson Welles fonda lui-même sa carrière puis sa célébrité sur une supercherie avec la guerre des mondes, comme il le montre dans le film. F for Fake est une réflexion sur le monde de l’art et ses rapports avec la réalité menée par Orson Welles à la première personne, comme pour la guerre des mondes à la radio. Elle lui permet en plus d’évoquer sa propre carrière.
Face à ce triomphe de l’anonymat que représente la façade de la cathédrale de Chartres, nombre d’illusions s’écroulent et le film s’achève sur un testament brillantissime et désespéré sur l’inutilité de l’art. Welles s’amuse à démontrer l’absence de fondement du cinéma, son pouvoir d’illusion, son mécanisme fondé sur le mensonge et la manipulation des images. F for Fake est un film qui traite de la mystification. Tout le monde prend la place de tout le monde. C’est une méditation sur le faux, l’illusion, et le mensonge. Une approche légère, ironique, et cynique de l’essence même du cinéma, cet art sublime de la tromperie.
À voir :
– F For Fake, Vérités et Mensonges. DVD de 85 minutes. Benj Productions.
Bibliographie :
– Dossier Orson Welles dans la revue Ecran n°33 (février 1975).
– Revue Positif n°167 de mars 1975.
– Hughes, l’Homme aux secrets de François Forestier (Ed. Michel Lafon).
À lire :
– Orson Welles, Magicien de l’ombre à la lumière.
– Magie et Cinéma.
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