Europa est un film de genre (thriller hitchcockien et mélodrame en cinémascope) au sens strict du terme, avec des codes, des contraintes, qui servent de catalyseur à une inventivité ludique, machinique, qui est celle de Lars von Trier, amateur de compositions géométriques, de songes éclatants et visionnaires. Mais il s’agit moins de pervertir les règles d’un genre (à la manière de Joël et Ethan Coen) que de les suivre jusqu’au bout. Là-dessus Lars von Trier est ferme, sait très bien où il va et où il veut nous emmener, à l’intérieur des limites qu’il a choisies. Avec une technique parfaitement maîtrisée (ses story-boards sont dignes de ceux d’Hitchcock), il annonce la couleur : format cinémascope avec un fond pris au téléobjectif et des premiers plans au grand angle, projetés frontalement en surimpression. Une technique du dédoublement, renforcé par le mixte hybride du noir et blanc/couleurs, à l’intérieur d’un même plan, qui représente visuellement le sujet du film : la dualité par excellence.
« A chaque fois, ce que je veux faire, c’est un film automatique, un film absolu. Un peu comme Monsieur Kubrick, je crois. C’est le principe de base. Pour Europa, nous avons défini une règle très simple après avoir imaginé des logiques de combinaison très complexes. Le film est divisé en trois catégories : les plans larges en noir et blanc, les plans rapprochés et les gros plans en noir et blanc et les super gros plans en couleur sur fond noir et blanc. Nous utilisions la couleur quand nous voulions focaliser l’attention du spectateur sur un élément particulier. Il y avait bien sûr aussi une recherche esthétique à la base de tous ces choix… » Lars von Trier.
Tout se tient, et tout s’enchaîne, dans une continuité sans défaut du début à la fin. Rien d’équivoque, de flou, ou de hasardeux dans un film qui traite pourtant de la déperdition de soi et de la manipulation. Tous les personnages, à l’exception du quidam Léopold Kessler (Jean-Marc Barr), se dédoublant les uns dans les autres pour se piéger, dans une fuite en avant un peu folle, étant donné que les jeux sont faits d’avance. Et même ce Léopold, jeune Américain d’origine allemande, venu travailler en 1945 comme apprenti contrôleur de train sur les lignes de chemin de fer Zentropa, en Allemagne (situation pleine d’humour puisque tout lui échappe, qu’il ne connaît ni les tenants ni les aboutissants de l’histoire et du voyage, toujours en route, mais dans quel sens ? et sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir comprendre), ce jeune quidam donc, est lui aussi un double… du spectateur d’Europa.
Léo, par idéalisme, veut aider à la reconstruction du pays après la débâcle. Il se retrouve coincé entre la famille Hartmann (propriétaire de Zentropa), le colonel Harris (Eddie Constantine) et son oncle qui lui apprend son métier dans les trains. Tous veulent s’emparer de lui pour des raisons diverses. Tous les metteurs en scène de la complexité, de l’énergie désirante, avec ses double-binds, ses égarements, sa part maudite sont aussi les plus rigoureux, et les plus précis qui soient. Lars von Trier n’échappe pas à la règle. Il a parlé du plaisir charnel qu’il y a dans le fait de pouvoir « transformer la celluloïd en vie réelle ». Du plaisir en effet… La seule règle du film est d’aller jusqu’au bout de ce fameux principe qui permet de se dire : « tout est possible, allons-y ».
Le scénario est entièrement retraduit dans et par la mise en scène. Tous les pièges, du film rétro au film esthétisant sont esquivés en souplesse, et on a l’impression qu’une improvisation permanente a présidé au tournage, alors que l’effet de surprise, de faux raccord permanent qui ravit le spectateur est le résultat d’un travail très élaboré (voir Kafka en littérature). Ainsi, au sein de la folie douce et mortelle, très bien soutenue par l’humour d’un acteur comme Eddie Constantine (qui perd la stature de monument du cinéma que lui donne Godard dans Allemagne neuf zéro) un refrain s’insinue : « mais au fond, quoi de plus naturel ? ».
La voix-off, maîtresse du temps et du récit, qui rappelle celle d’Orson Welles dans La Splendeur des Amberson, contribue beaucoup à rendre cette folie décisive et sans merci. C’est une voix qui ne gère pas seulement l’économie du récit, en (se) jouant de la durée, c’est aussi une voix qui tient parole. Elle ne se laisse pas séduire par les licences poétiques, ni acheter, et elle ne rachète personne. Nous sommes bel et bien embarqués : le cinéma se dédouble lui aussi en se redoublant dans une métaphore cinématographique par excellence, celle du train, du voyage. Un lieu d’expérience où éprouver le sens du temps, de l’histoire, des actes et des prises de conscience qu’ils rendent possibles. Faire, défaire, refaire. Tourner, détourner, retourner le sens du temps et celui de l’Histoire.
« Le train est un objet idéal au cinéma. C’est en cela que je parle de film automatique ou absolu : il s’agit d’une certaine catégorie de désirs qui, automatiquement, sont liés au cinéma. Les rails, par exemple, ressemblent vraiment à un morceau de pellicule. Enormément de films se passent dans des trains et je crois que le voyage en train est, d’une certaine manière, très proche de la nature profonde du cinéma. J’ai un esprit très mécanique mais il ne faut pas oublier qu’entre chaque image, entre chaque photogramme de la pellicule, il y un noir complet qui laisse place à l’imagination. » Lars von Trier.
Nous sommes, à l’image de Léo, du film, de l’histoire du film, mis sur des rails qui traversent un pays dévasté, dont la nuit de l’après-guerre a pris possession, où les individus sont des passagers pris au piège de la machine fictionnelle qui est aussi celle de l’Histoire, avec un grand H. Fiction, Histoire, intériorité divisée des personnages c’est tout un. On peut subir des haltes forcées, nager en eau trouble, qui à l’occasion se transforme en mare de sang, mais on revient toujours sur ces satanés rails : le film va de l’avant, comme le temps, pressés par une voix-off (celle de Max von Sydow) qui ne relâche jamais sa vigilance souveraine. Ce train, on ne sait finalement s’il avance ou s’il recule, ou s’il recule en avançant, ni où il va, ni qui il transporte au juste. C’est tout l’intérêt.
Nous sommes dans un film qui interroge le sens de l’Histoire, cette machine à fabriquer de l’oubli, et des impostures. La machine filmique est bien huilée, qui fait de son apparente gratuité une force de plaisir, et non de fascination, qui voudrait se prendre au sérieux et se replier sur elle-même, jalousement. Les personnages à double jeu, et à double entente, dans un pays partagé en deux camps (les ex-nazis et les alliés américains) sont investis d’un effet de présent qui nous tient en haleine. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Faites vos jeux. Plaisir du suspense, retrouvé et bu jusqu’à la lie. « Faites toujours ce qui vous semble juste. Ne vous laissez embobiner par personne », dit à un moment donné Max Hartmann à Léopold Kessler. Autant lui (et nous) demander de chercher une aiguille dans une botte de foin.
« La voix-off d’Europa est au service du public, pour l’aider à entrer dans le film, le préparer à cette histoire. J’ai travaillé sur l’hypnotisme avec mes acteurs pour Epidémie en particulier dans l’une des dernières scènes du film où l’on voit une fille hypnotisée. Nous l’avions vraiment hypnotisée et ce fut une expérience très forte, c’était une fille très timide et elle n’aurait jamais réussi à tourner sans être vraiment sous hypnose et, dans ses conditions, elle s’est révélée une actrice extraordinaire, elle a pleuré pendant plusieurs minutes sans arrêt jusqu’à tremper ses vêtements, je n’avais jamais vu une actrice atteindre un tel état. C’est donc un pouvoir énorme qui s’offre à nous avec l’hypnose. C’est très intéressant de faire l’expérience de sciences et de savoirs qui ne sont pas directement liés au cinéma, j’aimerais aller plus loin dans l’art d’utiliser ces pouvoirs. C’est très étrange. Il n’y a aucune raison pour que ce soit les gens de la publicité qui travaillent dans ce sens car, évidemment, ce genre de choses les intéresse énormément. Il y a beaucoup d’argent en jeu. On pourrait aller plus loin dans la recherche sur les sciences de la perception et aucun metteur en scène, à ma connaissance, ne fait cela. C’est vraiment dommage. » Lars von Trier.
La caméra complique les choses en mettant souvent en relation (par des mouvements ascendants ou descendants) deux histoires qui se poursuivent parallèlement, dans le même train, ou dans la même maison, liées par un obscur magma de nœuds familiaux et d’enjeux idéologiques. Qui est ce Max Hartmann, lavé de tous soupçons sur ses supposées accointances nazies par un juif (interprété par Lars von Trier, petite apparition à la Hitchcock mais moins gratuite) lui-même payé par le colonel Harris qui semble avoir intérêt à innocenter Hartmann ? Et surtout qui est sa fille, la belle Katharina (Barbara Sukowa) ? Léopold Kessler avec son corps traversé, manipulé des deux côtés, son visage à l’expression nue et sans défense (qui fait merveille) accomplit sa tâche vaille que vaille, animé d’une bonne volonté qui fait sourire Katharina. Il travaille dans le noir, obligé de faire appel à ce qu’il sent pour s’y retrouver.
« Je vole beaucoup de choses au passé du cinéma pour faire mes films. Voler au cinéma c’est pour moi comme utiliser les lettres de l’alphabet quand on écrit, il faut aller chercher des éléments qui serviront à se faire comprendre et ces éléments, ce sont les clichés. J’aime beaucoup Vertigo et c’est très clair, je crois, dans le film. Je vois surtout des films anciens, très peu de films récents. Je crois que le cinéma actuel peut redevenir intéressant mais il faut que quelque chose arrive qui mette fin à la reproduction généralisée des mêmes films. Ce n’est vraiment pas satisfaisant et c’est bien pour ça que j’ai envie d’expérimenter des choses nouvelles au cinéma. Il est évident qu’en travaillant à partir d’images et non d’un scénario ou d’un roman, comme le font la plupart des autres cinéastes, je suis contraint d’utiliser pas mal de clichés dramatiques, spécialement pour les personnages. Parmi les films que j’aime, beaucoup sont faits avec des clichés, comme ceux d’Orson Welles, par exemple. » Lars von Trier.
Apparaît ce premier repère qui est aussi le dernier : la sensation. Au sein de cette dualité généralisée, quelque chose de direct persiste et insiste (de même l’amour de Madeleine pour Scottie, dans Vertigo, réussissait à percer sous la fatalité du double jeu), le désir physique, qui prend, qui happe, et opère une coupure immobile dans le sol toujours mouvant et changeant de l’histoire (petite et grande). Cette réalité du désir c’est un visage, lumineux, toujours sur le point de disparaître, celui de Katharina. Le désir continue de briller quand toutes les lumières sont éteintes. Kat est toujours en couleurs dans le noir et blanc dominant d’Europa. Kat brille dans la nuit où elle se perd, en entraînant avec elle d’autres vies humaines. Couleur-signal de désespoir, de schizophrénie galopante. Les loups garous, humains le jour, et bêtes à sang froid et brûlant la nuit, entrent en piste.
« Ce serait fabuleux de pouvoir hypnotiser le public avec quelques images et de n’avoir pas, ensuite, à lui montrer un film mais juste le mot « fin » en le réveillant au bout d’une heure et demie. Ce serait vraiment ça le film absolu. » Lars von Trier.
Pour en savoir plus, voyez le film. « Si tu veux savoir j’ai vraiment l’impression que depuis le début tout le monde se fout de ma gueule », s’écrie le brave Léo qui n’en peut plus et il s’apprête à donner son avis à Katharina, arrêtée par le colonel Harris. Il est rappelé à l’ordre (ô ironie du sort) par les fonctionnaires qui lui font passer l’examen de contrôleur de chemin de fer. Ces examinateurs sont de loin (avec le personnage de l’oncle) les personnages les plus comiques et les plus fous d’Europa, rivés au règlement comme une moule à son rocher, furieusement méthodiques dans une histoire méthodiquement folle, frappés d’une cécité incroyable, servant de repoussoir à la toute-puissance du mensonge qui soutient les pouvoirs établis. Léo, à leur contact, va enfin connaître un moment de crise, un moment critique, et vivant, enfin, enfin… et la seule initiative qu’il prend pour remonter à la surface de sa conscience le conduit tout droit à la mort, dans le lit d’un fleuve. Pessimisme très éloquent de cette fin, qui donne à tout le film un sens qui court, qui court… une décharge électrique réveille les questions et éclaire soudain le film sur sa plus haute pente : contrairement aux apparences, nous sommes loin des sophismes et des jeux d’esprit.
Texte de Amina Danton pour les Cahiers du cinéma n°449 (novembre 1991). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Coll.S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.