Du 7ème art comme art d’illusion et de manipulation
Les tours de prestidigitations présentés sur les champs de foire et les numéros de music-hall sont la partie visible de l’iceberg magique, de « la pensée magique » venue de la nuit des temps. Une pensée mystique et secrète qui est au fond de chacun d’entre nous, présente comme une science des mystères. L’apparition du cinéma s’est faite en restant proche de la magie sur les mêmes registres qui parlent à notre inconscient. Le cinéma et la magie convoquent l’illusion et la tromperie pour notre plus grand plaisir de spectateur.
Une rencontre
A la fin du XIXème siècle, deux entreprises humaines se rencontrent. D’une part, la mise au point d’une machine optique capable de montrer à plusieurs personnes à la fois des images qui bougent sur un écran. Et d’autre part, l’art ancien et populaire des spectacles de magie. Une rencontre de la science et du divertissement, de l’ingéniosité mécanique et de la virtuosité manuelle, de la volonté de produire des images ressemblantes et celle de fabriquer des illusions multiples et complexes.
Le cinéma serait né parce que les magiciens du XIXème siècle, rationnels et industriels, avaient besoin d’une machine et d’un espace spécifiques pour continuer à exister. Pour affirmer que leur présence était encore nécessaire, que le monde avait encore besoin d’être enchanté.
La magie et le cinéma se sont rencontrés par leur pouvoir commun d’animer les choses, de mettre les êtres et le monde en mouvement. C’est ensuite la conception d’un monde qui est double. La magie conçoit ce qui n’est pas là et le cinéma sait fabriquer des images que l’on croit présentes.
Le cinéma a immédiatement assuré la permanence de la magie parce que des cinéastes ont eux-mêmes conçu les effets d’images comme les magiciens concevaient les effets de leurs manipulations. Le cinéma comme la magie instaure une relation identique au spectateur, placé dans une position comparable à certaines expériences psychiques vécues par les voyants et les sorciers.
Premier art de masse, le cinéma fut d’emblée voué à la popularité. Cette particularité, il la tenait notamment de son lien d’ascendance directe avec les spectacles des champs de foire que proclamaient haut et fort les bateleurs. Le cinéma comme mise en forme de récits filmiques destinés au divertissement des foules, est à son origine même, une poursuite des spectacles magiques qui l’ont précédé.
Hier, le magicien du cinéma faisait sa loi et régnait sur les images et les spectacles. Il était le maître de la création et des créatures qu’il engendrait. Le spectateur était tenu en dehors des protocoles de création. Aujourd’hui, n’importe qui peut disposer d’outils lui permettant de créer des images filmiques. De primitif, le spectateur est devenu un habitué puis un connaisseur des techniques cinématographiques. Il aurait, en quelque sorte, perdu son âme d’enfant. Mais celui-ci a conservé malgré tout l’étonnement, voire l’émerveillement procuré par le contact avec une réalité illusoire. Fait extraordinaire, la magie est toujours là, inexplicable !
La magie n’a donc pas à s’inquiéter de son devenir cinématographique pourvu que la pensée magique continue à irriguer les processus mêmes de la création d’images filmiques. L’écriture cinématographique se réalise par des procédés d’incarnation. Ce répertoire est ancien et s’établit sur une parenté des techniques de réalisation et de projection reliant la lanterne magique et le cinématographe.
Le cinéma a inventé des figures spécifiques par lesquelles la magie s’est pérennisée à travers l’art le plus populaire du XXème siècle. Ces figures, affirmant la magie comme une source d’inspiration fondamentale, sont la sorcière et le magicien. Il y a aussi le vampire qui est un formidable emblème des créatures dont le cinéma a légitimé l’existence pourtant impossible. Il y a les trucages dont la variété ne laisse pas oublier leur origine dans les tours de magie où ils peuvent se résumer à quelques gestes essentiels : l’escamotage et la prestidigitation (hérités de Méliès). Il y a aussi des objets, parmi lesquels règnent les boules de cristal et les miroirs, notamment chez Jean Cocteau et Orson Welles.
Kane erre comme une âme perdue dans son château de Xanadu dans Citizen Kane.
Le cinéma est une machine de masse doté d’un inévitable mécanisme psychique. Les effets de réels produits permettent la venue de l’irréel, de faire entrer le spectateur dans la sidération et l’effroi. A la surface de chaque image existe la possibilité d’un monde et de son double. Avec l’image de la réalité et sa confusion entre réalité et imaginaire, le cinéma crée un univers d’illusion, de magie et de prestidigitation.
Vision, voyance et croyance
Il existe une parenté évidente entre la vision des images cinématographiques et certains phénomènes psychiques liés à la voyance. Quand une voyante prend en rêve une position surplombante « à l’angle du plafond » pour voir, elle dédouble son propre corps allongé et sa vision traverse l’obstacle matériel d’un corps humain. Elle vit une expérience de « double référence ». Le cinéma l’a précédée dans cette voie. Le point de vue plongeant pour « observer » est celui d’une caméra. L’œil de la caméra, comme l’œil de la dormeuse, est capable de traverser toutes sortes d’obstacles que la vision humaine ne peut franchir. A ce propos, la première séquence de Citizen Kane (1941) d’Orson Welles en établit le manifeste. Quant au corps dédoublé, il est par excellence une figure du cinéma. Dans Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer, le héros, endormi sur un banc, se dédouble et va même jusqu’à assister à son propre enterrement les yeux grands ouverts dans son cercueil.
Dédoublement dans Vampyr de Carl Theodor Dreyer.
Dès lors qu’il s’assoit devant un écran, le spectateur entre dans un régime de croyance, dans une réalité qu’il sait illusoire. Ce processus hautement nécessaire à son plaisir, conditionne la réussite même de l’expérience de spectateur comme dans un spectacle de magie. « Le cinéma (ainsi que la magie) est en nous à la manière d’une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure. » Jean Louis Schefer.
Une personne sous l’emprise d’une suggestion est plongée dans un état de confusion. Quelqu’un est entré dans son esprit à son insu. Telle qu’elle lui apparaît alors, la réalité sensible n’est donc qu’une illusion. Le voyant, chargé de faire apparaître des vérités inaccessibles, intervient bien comme une interface entre l’esprit visité et l’esprit visiteur. Le sorcier joue un rôle similaire à celui du voyant, usant d’un dispositif d’envoûtement. Le cinéma n’agit pas sur le spectateur autrement que l’esprit visiteur sur le voyant et que le sorcier sur sa cible. La magie et le cinéma usent des mêmes réflexes collectifs de croyance qui conditionnent leur usage respectif. La sorcellerie existe parce qu’une partie de la collectivité reconnaît des pouvoirs magiques à certains. Cette croyance n’est pas individuelle mais fait partie d’un consensus social. Le spectacle filmique fait par nature lui aussi l’objet d’un tel consensus. La projection doit s’effectuer de telle manière que chacun aura le sentiment d’en être l’image. Ainsi le spectateur devient un voyant, le faisceau du projecteur pouvant être assimilé à un esprit de lumière qui viendrait le visiter. La cabine et l’appareil de projection acquièrent d’emblée un caractère spécial, une sorte de sacralité conforme à celle qui caractérise tous les lieux d’élaboration de rituels magiques. Le phénomène cinématographique est essentiellement un rapport de la lumière à l’ombre qui convoque le rêve, l’hallucination, la voyance et la projection dans les deux sens du terme. Le travail de l’envoûtement est une construction. Son principe essentiel (la projection) noue l’idée d’animation au phénomène de visualisation.
L’hypnose en marche dans Docteur Mabuse (1921) de Fritz Lang.
L’invisible
Chaque film réitère un commencement du monde, toujours le même. La lumière émerge des ténèbres et trouve un ordre dans l’image, de la même façon qu’à travers le récit oral, la voix émerge du silence et s’ordonne dans la parole. De la pénombre dans la salle, on passe à la lumière sur l’écran comme si, à chaque fois, s’instaurait un commencement du monde. Un phénomène lumineux qui est reprit et mis en abyme sur l’écran par l’apparition des premières images du film. Deux matières sont en jeu. L’une concrète et perceptible et l’autre immatérielle, invisible et secrète (l’équivalent du modus operandi en prestidigitation).
Les photographies ou les images filmiques ne sont que des empreintes photochimiques d’un monde invisible. De même que dans le regard des voyants s’incarnent des fantômes à eux seuls visibles, de même que la magie connaît en pensée un au-delà du monde ordinairement sensible. C’est l’idée de l’invisible qui constitue le cinéma, dans la lignée de la photographie, comme un art figuratif du réel. L’écran est destiné tantôt à montrer des images, tantôt, au contraire, à cacher des choses. L’invisible y est d’emblée un sujet de réflexion et un enjeu de création. L’essence du cinéma réside dans le système d’enchaînement qui suture l’écart entre les images et le noir des barres de montage. On peut alors supposer qu’un système esthétique de type visible/invisible se mette en place comme il existe une magie blanche et une magie noire entre lumières et ténèbres.
Méliès l’intercesseur
La naissance du cinéma s’opère grâce à Georges Méliès qui cristallise toute les mutations à venir entre prestidigitation et cinématographe. Contrairement aux frères Lumière et à Thomas Edison, qui ne furent pas motivés par l’invention du cinéma, Méliès éleva le film au rang d’art du spectacle. Il transposa en termes de cinéma les principales figures des spectacles de magie. Apparitions, disparitions, substitutions, escamotages. Il invente ainsi des trucs de cinéma qu’il substitue aux trucs de magie. Méliès est l’inventeur du récit au cinéma et se montre un véritable auteur. En créant un film il ordonne et clôture un monde bien à lui.
Le cinéma de Méliès baigne dans un imaginaire à la fois archaïque et moderne, magique et scientifique. A ce croisement, se rencontre précisément la science-fiction. Un tel dispositif du cinéma parvient en effet à substituer à la réalité du monde tangible une illusion de réalité, inexistante comme telle et pourtant perceptible.
Sur les écrans, la magie par les trucages
« J’exerce un métier qui me démontre en permanence que je suis un magicien ».
Cette phrase du réalisateur italien Federico Fellini est restée célèbre et conforte les liens qu’entretiennent cinéastes et prestidigitateurs.
A ses origines, la magie est tout d’abord strictement religieuse. En Egypte, par exemple, les mages étaient des prêtres. Puis la magie se sécularise, dans l’occident médiéval notamment. Les magiciens remplacent les mages des temps anciens. Aux côtés de l’héritage ancestral, aujourd’hui, les deux états de la magie continuent à coexister. Le magicien capte et éblouit le public à l’aide d’effets spéciaux. Ces effets appelés « trucs » sont prodigués et mis en scène par les bateleurs et les prestidigitateurs. La dimension spectaculaire des films est fondée sur une culture du spectacle que la magie a instaurée depuis longtemps. Les films n’ont pas besoin d’être fantastiques pour qu’en eux s’accomplisse l’art de la magie qui, lui-même, atteste de la survivance de la pensée magique. Escamotage, prestidigitation, trucages : depuis Méliès, le cinéma n’a pas cessé de cultiver et de faire grandir en lui cet arsenal technico-magique qui a fait de lui un des plus grands pourvoyeurs d’illusions du XXème siècle.
Dans la descendance de Georges Méliès, le cinéma a très tôt affiché à travers son emploi de certains trucages, une grande intimité avec les principaux fondements des spectacles de magie. D’ailleurs, le mot même de « trucage » avoue sa proximité avec la magie. Tous les films ou presque sont concernés, mais certains, assument ouvertement l’héritage de Méliès élevant le trucage au rang de figure d’expression et en font la condition même d’une esthétique. Ainsi dans les trois lumières de 1921, Fritz Lang emploi un trucage limpide et élégant où un magicien fait apparaître entre ses jambes une armée de soldats minuscules. Murnau dans son Nosferatu de 1921 utilise un trucage obscur et métaphysique lorsque les portes du château s’ouvrent seules parce que le Comte Orlock a décrété en pensée leur ouverture. Dans ces films, les trucages y sont simples, visibles pour ne pas dire lisibles, parce qu’il s’agit précisément d’offrir en spectacle des mondes merveilleux dans lesquels les lois de la physique ordinaire sont provisoirement suspendues. Le cinéaste Orson Welles est le chef de fil de cette pensée. Ses films sont tissés de trucages destinés à égarer le spectateur pour le désorienter profondément. Un des trucages initiaux de son œuvre condense admirablement ce projet. La première séquence de Citizen Kane, consacrée à la remémoration de la vie du personnage devant un chalet sous la neige qui se révèle être une maquette enfermée dans une boule de verre. On ne peut rêver un tour de passe-passe plus efficace et surtout plus pétri de pensée magique.
La boule de verre dans Citizen Kane d’Orson Welles.
Pour séduire le public, le cinéma a un atout majeur. Chaque image est certes délimitée par un cadre, mais elles sont toutes en relation avec un dehors plus ou moins tangible. C’est le hors-champ contigu, le hors-champ lointain, l’image d’avant, celle d’après, les effets de montage. Le montage qui est d’ailleurs le véritable tour de magie que le cinéma a inventé de toute pièce.
Toute l’histoire figurative des films s’est construite entre deux pôles opposés : tout montrer ou bien tout cacher. Cette pensée est en relation directe avec l’activité des prestidigitateurs dont l’une des techniques principales est précisément l’escamotage. La conscience du spectateur doit être aimantée par l’idée que ce qu’il voit est moins important que ce qu’il ne voit pas. A cet égard, les films fantastiques les plus efficaces sont ceux qui se comportent de la même manière. Parmi eux Cat People (La Féline) (1942) de Jacques Tourneur et Freaks (1932) de Tod Browning. Ces films renvoient le spectateur à l’idée antique du « monstrum » : la femme/panthère et la femme/poule sont des êtres inassignables. Visibles ou invisibles, on ne sait pas ce qu’ils sont. Leur existence n’est rien d’autre qu’une impression ressentie ou une empreinte laissée dans l’esprit des gens. Tel le sentiment magique, le spectateur invente dans son esprit le monstre qu’il ne voit pas sur l’écran et se construit une interprétation subjective de la réalité qui ne s’est pas produite devant lui !
Nous parlions plus haut du montage qui était un véritable tour de passe-passe inventé par le cinéma pour provoquer, par exemple, des effets de faux raccord. Ainsi d’une image à l’autre, on peut immédiatement passer d’une réalité à une autre. On peut faire un saut gigantesque de la préhistoire du genre humain sur la terre à une expédition spatiale sur la lune en l’an 2000 dans 2001 l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick.
2001 l’odyssée de l’espace, un saut dans l’espace temps par l’intermédiaire d’un os qui fait office de baguette magique.
L’esprit de synthèse du cinéma moderne, présidant au travail du montage, révèle de la prestidigitation. La première image accouche d’une seconde image, pourtant parfaitement inattendue, de la même manière que le prestidigitateur sort « de son chapeau », une par une, des choses hétéroclites que le chapeau ne paraît pas pouvoir contenir. Le montage participe ici à la création d’un ordre nouveau de visibilité des choses.
La réflexion du miroir
Les techniques de l’illusion sont déployées et renforcées grâce à une catégorie essentielle d’objets qu’utilisent de nombreuses mises en scène filmiques. Ces objets sont spécifiquement destinés à confondre des plans de réalité représentés. Le miroir en est le symbole, avec ce miroir primordial du cinéma qu’est l’objectif de la caméra.
A l’origine, magiciens et prestidigitateurs ont suggérés la présence du surnaturel en exhibant quelques reflets du monde intangible. Un monde utilisant des objets qui génèrent des images virtuelles telles les boules de cristal ou les miroirs biseautés. Dans le film Brigadoon de Vincente Minnelli (1954), le village surgit comme dans une boule de cristal. Les personnages pénètrent à l’intérieur de celle-ci comme dans un rêve.
Les miroirs sont plus visibles et plus nombreux au cinéma que les boules de cristal. Ils permettent en autre de mettre en contact l’actuel et le virtuel. N’est-ce pas Alice qui en atteste dans le récit de son aventure « de l’autre côté du miroir » ? Le miroir est bel et bien un accessoire privilégié de l’art cinématographique des apparences : il sait merveilleusement et magiquement les faire mentir.
La liste des situations réfléchissantes offertes aux objectifs des caméras est infinie. On les retrouve à l’obsession chez les cinéastes formalistes comme Fritz Lang, Jean Cocteau, Alfred Hitchcock, Orson Welles, Brian De Palma ou Dario Argento.
Dans Profondo Rosso de Dario Argento, le secret se trouve dans le miroir.
Dans La dame de Shangaï (1947), Orson Welles demande explicitement aux miroirs de propager les puissances du faux. Ce film marque en quelque sorte un point d’aboutissement de la stratégie du miroir au cinéma. La scène est construite de manière à laisser croire au spectateur, totalement égaré dans le piège des apparences, que le lieu est compliqué et contourné à la manière d’un labyrinthe.
La scène des miroirs dans La dame de Shangaï d’Orson Welles.
Dans Orphée (1950), Jean Cocteau reprend une figure déjà à l’œuvre dans son manifeste surréaliste le sang d’un poète. Il actualise la capacité des miroirs à être une interface instantanée et immédiate entre deux mondes. L’association du miroir et de l’eau résulte d’une adéquation parfaite avec la pensée magique. En 1987 dans Prince of Darkness, le réalisateur américain John Carpenter reprendra l’idée du miroir de Cocteau pour ouvrir le monde des vivants à celui des morts dans une scène finale magistrale.
Jean Marais s’apprêtant à traverser le miroir dans Orphée.
Dans The woman in the window (La femme au portrait) de 1944 réalisé par Fritz Lang, la contiguïté naturelle est fatale entre les miroirs et les rêves. Le miroir dans le film est à la fois matériel et imagé puisque la surface réfléchissante est une vitrine, Fritz Lang reprenant quasiment à l’identique une scène centrale de M, le maudit. Dans la scène inaugurale, Quand le personnage principal regarde le tableau derrière une vitrine, un reflet se superpose au portrait, celui de la jeune femme qui a servi de modèle et qui se tient debout derrière le héros. Ce portrait joue le rôle de l’objet pendulaire que l’on utilise pour hypnotiser les patients et faire parler leurs rêves au nom de leur inconscient, puisque la seconde visite du tableau et les conséquences qui s’ensuivent ne sont qu’un rêve. Lang crée ainsi une confusion absolument indécelable entre l’état de veille et le sommeil. Cette machination conçue par le cinéaste procède d’un escamotage très habile qui retrouve la grâce des tours de magie parce qu’elle réussit à engendrer un vacillement du sens tout ensemble imperceptible et vertigineux. Un magicien ne procèderait pas autrement.
Edward G. Robinson victime d’un faux reflet dans The woman in the window de Fritz Lang.
Il y a une autre sorte de miroirs qui reflètent non plus des doubles, mais des objets filmés destinés à faire revenir dans le présent des images du passé du cinéma. Des œuvres auto référencées et maniéristes qui convoquent les fantômes du passé pour réinvestir le présent et créer de nouvelles formes de narration et de correspondance. Une forme proche de la cinéphilie créée par les critiques/cinéastes de la Nouvelle Vague française dans les années 1950-1960. Ces films à mémoire se regardent dans le miroir du cinéma.
Ainsi, un des premiers films à opérer cette fusion est Allemagne année zéro de Roberto Rossellini qui en 1946 convoque la mémoire de M, le maudit de Fritz Lang qui pressentait avec son film une catastrophe à venir : la décomposition de la société allemande. L’œuvre de Rossellini vient en constater l’achèvement : la destruction physique du pays, la ruine sociologique, économique et morale.
La comédie musicale de référence Singing in the Rain (Chantons sous la pluie) réalisée en 1952 par Stanley Donen propose une plongée magnifiquement illusoire dans le cinéma des années 1920.
Mise en abyme dans Singing in the Rain sur le tournage d’un film muet.
Plus proche de nous, un réalisateur comme Quentin Tarantino est devenue le symbole du cinéma à références, notamment avec Kill Bill, quitte à risquer le boursouflement et l’overdose maniériste !
En ce qui concerne le maniérisme, il engage ouvertement la question esthétique. Ce cinéma n’est occupé que d’imitation du cinéma par le cinéma, une mise en abyme ultra référencée. A cet égard, l’œuvre de l’américain Brian de Palma est la référence mondiale en la matière. De Palma excelle à mettre au carré la pensée et les techniques même de l’imitation. Son maitre à pensé : Alfred Hitchcock. L’exemple en est donné avec son film Body double (1984) qui est une reprise explicite de Vertigo (1958). De Palma s’amuse ici à reprendre plusieurs sortes d’images et de séquences venues de plusieurs films d’Hitchcock. Le projet cinématographique de Brian De Palma s’édifie entièrement sur l’idée même de l’imitation. Il ne s’agit pas simplement de recopier des formes, ce qui est à la portée de n’importe qui, encore lui faut-il imiter l’esprit même de celui qui les a conçues. Les films de De Palma deviennent de grands jeux cérébraux, des moments de pure voyance. S’il s’agit d’apprécier les qualités formelles de l’imitation, le spectateur, tel un détective, doit être capable d’en identifier les modèles. Il savoure ainsi à travers l’idée de résurrection l’exercice de la reconnaissance par empathie.
La scène de la douche hitchcockienne revisitée par De Palma dans Body Double.
Les spectateurs entrent dans l’illusion
Tous les films, même les moins fantastiques, diffusent et poursuivent la fonction illusionniste du cinéma. Les formes qui se meuvent sur les écrans sont des illusions, mais elles doivent sembler vraies, comme les hallucinations ou comme les images de rêve. C’est à ce titre que la machine optique du cinéma a à voir avec l’hypnotisme qui est lui-même dépendant d’un phénomène de suggestion. On sait bien que la naissance du cinéma comme art des masses est marquée par un contexte d’hallucination originelle (Hitler se servira de ce postulat dans les années 1930 avec son cinéma de propagande dirigé par Leni Riefenstahl).
Au temps de l’illusion succède celui de l’imaginaire cinématographique. Le spectateur de cinéma n’est plus innocent et comprend une grande partie du modus operandi. Comment expliquer alors que les spectateurs continuent à s’asseoir dans les fauteuils des salles obscures ? C’est que l’individu contemporain reste en phase avec une des sources les plus archaïques du plaisir. Le spectateur du XXIème siècle n’est pas très éloigné de l’homme qui fréquentait les arènes et amphithéâtres de l’antiquité. De la magie au divertissement, tel est en condensé l’histoire du spectacle de cinéma. Etonner le spectateur, l’effrayer, le dépayser, le vouer à la contemplation et à l’adoration des icônes filmiques, l’intention n’a pas changé depuis les débuts et n’est pas prête de s’arrêter.
A lire :
– Cinéma et magie de Maxime Scheinfeigel aux éditions Armand Colin Cinéma (octobre 2008).
– Magie et Cinéma.
– L’illusion cinématographique.
Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.