Vibrations, (version scène), écriture, mise en scène, conception magique et numérique de Raphaël Navarro et Clément Debailleul, chorégraphie de Fatou Traoré, musique d’Antoine Berland, costumes de Jean-Paul Gaultier. Avec : François Chat, Aude Arago et Etienne Saglio.
Vibrations fut conçu dès son origine (en 2009), comme une forme évolutive et modulable à « géométrie variable ». Les solos peuvent-être joués à part, ou s’enchaîner. La version scène, créée en 2011, regroupe cinq soli qui « correspondent » entre eux de manière sensible et invisible.
Arrivé dans la salle de spectacle, le rideau de scène métallique est descendu, et pour cause, derrière se trouve un ingénieux système qui va permettre aux artistes d’éblouir le public 1 heure durant. Plongé dans le noir, la féérie commence. Un écran blanc, en fond de scène, s’allume et laisse échapper une lumière spectrale. Une voix off féminine disserte sur l’invisibilité, puis c’est au tour d’une voix d’homme de prendre la relève : « J’essaye de monter mais je chute… » Sur ces mots, une balle blanche descend des cintres en lévitation et se pose sur le sol. Noir sur scène.
La tige de bois
Lumière sur scène. Un homme allongé a prit la place de la balle. Il essaye de se lever mais n’y arrive pas. Ses mouvements sont d’une extrême lenteur, comme si la gravité pesait plus que d’ordinaire sur son corps. Il arrive tout de même à se lever, aidé par une tige de bois plus longue qu’un bâton. Ce qui d’emblé est étrange, c’est que cette tige de bois semble pourvue d’une vie propre, comme animée par des forces mystérieuses. Cette impression, à première vue fugace, va se confirmer quand la tige se met à léviter d’une main à une autre.
Le danseur entame alors une chorégraphie avec la tige qui prend des positions d’équilibres impossibles et reste quelques secondes en suspension. C’est tout le corps qui est prit dans les mouvements magiques de l’objet, qui va jusqu’à danser autour de lui comme le célèbre tour de magie de la canne dansante. Mais ici, rien de démonstratif ! La virtuosité (même si elle est présente) est effacée au profit de la sensibilité. Dans un dernier mouvement, la tige lévite de haut en bas et se pose sur le sol. Noir sur scène.
Une voix off parle dans le noir et apparaît sur scène une femme à la place du premier danseur. Celle-ci tombe au ralenti sur le sol par un procédé magique… Noir sur scène.
Lumière sur scène. L’homme reprend la place de la femme et continu sa chorégraphie avec la tige de bois, qui glisse à la verticale sur ses mains. Le bâton tournoie ensuite autour du danseur. Noir sur scène.
Lumière sur scène. La danseuse reprend la place de l’homme en continuant le mouvement en spiral initié en amont, jusqu’à décoller mystérieusement du sol. Noir sur scène.
Lumière sur scène. L’homme revient et lance sa tige en l’air, comme pour signifier que celle-ci est libre de tout « système ». La tige redescend alors au ralenti sur les avant bras du danseur. La lumière se focalise alors sur ce geste. L’homme se recouche doucement sur le sol dans sa position de départ comme pour signifier la fin d’un cycle. La tige de bois disparaît à vue, dès lors qu’elle touche le sol. Dans un soubresaut, le corps du danseur se met à léviter légèrement et se fixe, la poitrine à terre. Noir sur scène.
Le danseur et jongleur François Chat exécute une sublime chorégraphie avec un objet rudimentaire. Un corps confronté à une ligne. La souplesse des mouvements soumit à la rigidité, apparente, de la tige. Ce jeu subtil des opposés provoque des moments de grâce et de surprises inédites.
Le corps en apesanteur
La femme prend la place de l’homme au sol dans un effet de substitution par la lumière. Elle est « tirée » côté jardin, puis pivote sur le ventre. Son corps glisse sur la scène comme animé par une force mystérieuse qui rappel une scène de l’exorciste (l’aspect horrifique en moins). Ce corps flottant se redresse à 45 ° au milieu de la scène et reste un instant en lévitation. Voix off : « Pour que l’on me voit vraiment, il faudrait une chose autour de moi, comme une constellation… »
La danseuse tournoie et s’envole majestueusement dans l’air, dans un geste d’une fluidité remarquable. Elle prend alors des postures antinaturelles, dans des équilibres impossibles, les jambes en l’air et la tête au sol. Le corps redescendu sur le sol, la danseuse tourne sur elle-même et s’envole dans les airs en faisant des bonds. La femme redescend sur le sol comme prit dans un courant de vagues qui fait onduler son corps sur le sol par remous successifs. Noir sur scène.
Les lévitations réalisées par la danseuse Aude Arago sont d’une grâce incroyable à contre courant des Flying exécutés par bon nombres de magiciens, où la fluidité est rarement au rendez-vous ! Il faut saluer ici l’équipe technique qui réalise un travail de premier ordre, parfaitement synchrone avec la danseuse.
Les balles
Voix off : « …Ces tours de magie, où les corps des femmes disparaissent dans des boîtes… ou vont-ils ? Dans le cosmos, dans une dimension parallèle ? »
Une balle blanche descend des cintres, en lévitation, comme au début du spectacle. Noir sur scène.
Apparaît le jongleur Etienne Saglio qui jongle avec trois balles qui lévitent vers le haut, comme attirées par l’apesanteur.
Voix off : « Chaque vibration était poussée à l’extrême… Les étoiles dansaient autour de moi… »
Sur ces paroles, la scène est plongée dans le noir et les balles se mettent à s’éclairer de l’intérieur, comme fluorescentes. Elles entament une chorégraphie sur des airs de guitare sèche. Les balles volent dans tous les sens, redescendent sur le sol, s’éteignent et se rallument dans des mouvements géométriques reproduisant une calligraphie visuelle proche du constellaire.
Apparaissent, dans le mouvement, trois balles supplémentaire. Ce qui porte, au total, à 6 le nombre de balles. Elles laissent alors derrière elles des trainées blanches qui se dessinent verticalement dans l’espace scénique. Ces traces spectrales s’apparentent à des astres qui imprimeraient une image d’étoile filante. Les balles s’éteignent une par une et la figure du jongleur disparaît.
Ombres
Le danseur François Chat produit dans ses mains un puissant halo de lumière. En ouvrant ou fermant ses paumes, il joue avec son ombre projeté et crée des effets d’ombromanie abstraites.
Plongé dans la pénombre de la scène, apparaît la silhouette découpée du danseur, devant un écran projetant une lumière bleue. Le corps, semblable à une silhouette de théâtre d’ombre, joue avec ses projections sur l’écran. Scindé en deux, comme un dyptique, l’écran projette et diffuse l’ombre portée du danseur sous deux angles différents. C’est alors que, subtilement, les ombres prennent vie indépendamment des mouvements que le danseur réalise en live. Les mouvements se désynchronisent légèrement et les silhouettes se parlent entre elles.
Le danseur va rejoindre une de ses ombres sur l’écran pour la caresser, comme si une présence était présente derrière le voile ! La silhouette se fond alors dans le corps du danseur et disparaît. Une des ombres noires devient bleue et reprend la chorégraphie qu’exécute le danseur sur scène. Le corps et l’ombre ne font bientôt plus qu’un. La silhouette « noircie » du danseur va rejoindre son ombre. L’ombre se fond dans l’ombre jusqu’à la disparition totale du corps.
Ce jeu vertigineux de l’ombre et de sa projection, du fond et de la forme à déjà été travaillé par Philippe Decouflé dans ses chorégraphies. Ici, le jeu avec l’écran de projection rend sensible la figure de la disparition. Le corps n’est plus physiquement présent mais se dématérialise petit à petit, pour se confondre à une apparence, une forme évanescente qui est vouée à la disparition pure et simple.
Duplicité et multiplicité
Revient sur scène la danseuse Aude Arago pour l’ultime tableau du spectacle. Accroupie, elle accomplie des gestes sporadiques. Soudain, ses gestes s’impriment dans l’espace quelques secondes. La danseuse se lève et son corps laisse des trainées derrière lui comme si un spectre suivait la jeune femme. « Les empruntes » se font de plus en plus multiples (jusqu’à 10) et décomposent les mouvements de la danseuse à la façon des recherches de Maret ou de Muybridge. Puis toutes ces traces s’évanouissent dans un fondu, tel un mirage.
La danseuse se place en avant scène et le jongleur Etienne Saglio apparaît derrière elle. Il jongle à nouveau avec ses balles lumineuses, qui laissent de plus en plus de traces dans l’espace jusqu’à constituer « un épais brouillard » autour des corps. La « fumée » dissout, la danseuse apparaît avec son vrai double sur scène. Une image d’elle, plus vraie que nature, va mimer les mêmes gestes que son modèle. Cette projection vidéo, semblable à un hologramme, va se transformer dans les mouvements chorégraphiques en changeant de robe et en se multipliant. Bientôt, c’est deux projections qui dansent avec la danseuse, puis 3, 4, 5 et 6 images d’elle-même.
Etienne Saglio rejoint la danseuse et tout d’eux disparaissent dans un flou artistique, emportés par le virtuel ; une image saisissante ! Noir sur scène.
Lumière sur scène. La balle blanche tombe de nouveau, au ralentie, des cintres jusqu’au sol. Noir sur scène.
Les trois interprètes viennent saluer le public. Leurs images s’impriment dans l’espace et ils intervertissent leur place pour se fondre dans l’emprunte de l’autre, dans un dernier geste artistique.
Décryptage
Vibrations n’est pas construit sur une ligne dramatique classique. Son refus de la narration laisse place à la construction d’espaces sensibles. Un travail plastique, visuel et sonore qui saisi le spectateur de manière instinctive.
Un des thèmes du spectacle est de parler à nos sens, faire vibrer et résonner des émotions enfouies et primitives. Faire ressurgir « le sentiment magique » dans l’inconscient collectif par des procédés scénographiques, chorégraphiques et illusoires.
La notion de l’invisible est omniprésente. L’invisible, est ce qui relie les cinq soli, mais aussi ce qui les nourrit. Il s’agit ici de convoquer des forces invisibles (théoriques et philosophiques) en utilisant des principes secrets (les techniques d’illusionnistes). L’invisible est à la fois le côté lumineux (le lien) et le côté obscur (modus operandi) « de la force ». Ce jeu se traduit sur scène par « la mise en place » de clairs-obscures. Chaque tableau est « éclairé » comme une représentation picturale, faite d’ombres et de lumière. Ce travail d’éclairage est aussi la condition sine qua non pour que la magie opère (techniquement).
Tout doit disparaître et renaître sous une autre forme. Outre la disparition du corps qui est relative dans chaque solo (évanouissement des danseurs dans une ombre ou un flou artistique), l’être humain à le pouvoir de changer de forme. Un homme prend, par exemple, la place d’une balle et se change en femme par la seule magie de la mise en scène et de la lumière.
Le corps disparaît petit à petit et se substitue à une présence (la tige, les balles) ou à une image (projection vidéo holographique). Cette réalité sensible convoque les spectacles des fantasmagories du XIXème siècle, où le magicien Robertson « projetait » ses spectres vivants par un procédé inventé par John Henry Pepper en 1863. Nulle volonté de faire peur dans Vibrations, les spectateurs ne sont plus « naïfs ». Les spectres ont laissé la place à des présences vaporeuses et éphémères qui dialoguent avec le temps et l’espace dans un spectacle emprunt de nostalgie et de sensibilité extrême.
Vibrations par Philippe du Vignal
Cette version scène du spectacle réunit trois moments, trois séquences d’un spectacle formidable à la fois dansé mais qui fait aussi appel à la magie, concept trop souvent galvaudé ces derniers temps et dont les metteurs en scène usent et abusent sans trop de scrupules pour gonfler un spectacle qui ne le mérite pas toujours… Ici, rien de tout cela ; aucun élément de décor, simplement une plus petite scène encastrée dans celle de la salle Gémier à Chaillot. Cela commence par un solo de François Chat qui joue avec une longue baguette de bois qui lui obéit en s’enroulant autour de son corps, dans un impossible équilibre. Il y va aussi des jeux de boules qui virevoltent en laissant derrière elles une trace lumineuse.
Magique ? Oui, magique et vertigineux et c’est toute notre perception de l’espace et du temps qui est remise en question. Par exemple, avec ce solo dansé d’ Aude Arago qui fait de son corps ce qu’elle veut et prend des poses impossibles, comme si ce corps lui-même échappait à toute pesanteur. On est à ces moments là dans une sorte de rêve d’une beauté inexplicable. Magique, mille fois magique, mais bien sûr, c’est l’image rendue qui est magique et qui nous entraine dans une sorte de délire existentiel. Elle résulte d’un immense travail à la fois de manipulation et de technologie à base d’hologrammes comme ceux qu’ont utilisé des chanteurs de variétés, entre autres Lara Fabian et, bien avant eux, au XIX ème, le théâtre d’opéra quand il utilisait des miroirs dans la fosse qui réfléchissaient des ombres ou des fantômes sur la scène.
On peut reprendre cette phrase de Pierre Kaufmann dans L’Expérience émotionnelle de l’espace : on est ici dans ce qu’il appelle l’irréalisation de l’immanence. « La chose ne nous est jamais livrée que dans la trace qu’elle nous abandonne, son essence dans le témoignage qu’elle nous rend de son imposture. Et sans doute ne sommes donc plus livrés au fantastique. Nous sommes confrontés à sa vérité ». Il y a, en dernière partie, un ballet où cette foutue vérité du corps nous échappe, et où le réel et le virtuel en trois dimensions fusionnent à la fois dans le temps : la même danseuse multipliée cinq fois, présente, absente ensuite et continuant à danser avec ses doubles différemment costumés, et dans l’espace.
Ces Vibrations, impossible à vraiment décrire, qui se rapproche de la danse et du théâtre mais qui n’en est pas vraiment, doit beaucoup à la qualité des lumières signées Laurent Beucher, nous engage dans une expérience émotionnelle d’une rare qualité qui touche au sacré et au métaphysique grâce à un dessaisissement procuré par une réceptivité non pas aliénée mais profondément modifiée de l’être humain en scène. Il a des choses qui ne trompent pas comme ce long silence, après la fin, comme si le public était encore dans un autre état, avant que n’éclatent de longues séries d’applaudissements… On regrette seulement que ce court spectacle (une heure) ait été programmé si peu de jours mais, s’il passe près de chez vous, surtout mais surtout ne le ratez pas !
A lire :
– Le compte-rendu de Notte de la compagnie 14:20.
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