Conception et mise en scène : Yngvild Aspeli. Avec : Pédro Hermelin Vélez, Mélody Shanty Mahe, Laetitia Labre. Collaboration à la dramaturgie : Pauline Thimonnier. Assistanat à la création : Aitor Sanz Juanes, Laëtitia Labre, Andreu Martinez Costa. Fabrication marionnettes : Polina Borisova. Composition musicale : Greg Hall. Lumières : Vincent Loubière.
Artiste récemment associée au Théâtre Dijon Bourgogne, la metteuse en scène, actrice et marionnettiste norvégienne Yngvild Aspeli (directrice de la compagnie Plexus Polaire) produit depuis les années 2010 un remarquable travail visuel, plastique et introspectif autour de marionnettes à taille humaine. Ses spectacles développent des univers plastiques et esthétiques singuliers, marqués par une imposante scénographie de Signaux (2011) à une Maison de Poupée (2023).
Dans le cadre du festival Théâtre en mai, nous avons assisté à la première en salle de son nouveau spectacle, après une tournée dans les lycées, centres sociaux et maison d’arrêt de Bourgogne-Franche-Comté depuis janvier 2025. Trust me for a While est une forme courte de 40 minutes destinée, à l’origine, pour un public d’adolescents. Le spectacle se concentre sur le cœur du métier de marionnettiste à une échelle intimiste avec une scénographie épurée. D’où le choix de faire appel à de jeunes acteurs fraîchement diplômé·es de l’ESNAM de Charleville-Mézières (dont Yngvild Aspeli fut l’une des élèves de 2005 à 2008).


Sur scène sont disposés trois structures sur roulettes recouvertes de rideaux et surmontées d’une décoration scintillante. Au centre est posée une valise à la vertical. Pendant que le public prend place, un chat (une marionnette très réaliste) fait son apparition, plusieurs fois à différents endroits, scrutant les spectateurs et brandissant une pancarte avec le mot « Applaudissements ». Puis c’est le début de la représentation et l’entrée du ventriloque Pédro et de sa marionnette Terry. Le manipulateur explique comment sa poupée fonctionne dans une mise en abyme du jeu et « un rationalisme merdique qui tue l’illusion », comme le dit Terry qui a du répondant. Cela donne lieu à des situations cocasses où la marionnette demande à son maître de la gratter à l’intérieur de son corps en lui retirant sa tête… Vient ensuite la crise existentielle de la marionnette qui prend conscience de son existence : elle a peur ! Son maître ne croit pas en elle. Terry demande de conserver une ou deux illusions dans ce triste monde, de lui faire confiance et commence à chanter une chanson intitulée Trust me for a While. Petit à petit, Terry prend de plus en plus d’autonomie jusqu’à s’animer et parler tout seul sans l’aide de Pédro. Ce dernier prend peur et lui tape violemment la tête contre la valise, ce qui lui ouvre le crâne (vision d’effroi comique). Malgré la pose d’un bandage, la marionnette meurt et reprend vie en bousculant l’espace-temps avec des questions sur la vraie réalité des choses : « Il n’y a pas de public, tout comme moi… Peut-être que c’est la réalité qui n’est qu’une illusion ? »


Sur une musique angoissante, la scénographie change et les trois structures bougent les unes devant les autres pour faire apparaître une succession de tableaux où la marionnette disparait et attaque à plusieurs reprises le ventriloque dans de remarquables auto-manipulations. Pédro apparait ensanglanté, tachant les rideaux de sang, et Terry surgissant avec un couteau, sa tête et sa main étant dissociées à différents endroits de l’espace. On s’aperçoit alors que ce n’est pas la marionnette qui tient le couteau prêt à égorger son maître mais Pédro lui-même, dans une vision d’épouvante.
La marionnette est enfermée dans la valise et en ressort à taille humaine (une comédienne habillée comme Terry et portant un masque). Cette silhouette, extrêmement dérangeante, commence à faire des bruitages étranges et chante de nouveau la chanson Trust me for a While. Pendant ce temps, Pédro se fait attaquer par le chat qui lui mort et griffe le visage. Il fini par l’étrangler et le place dans la valise. Terry, grandeur nature, demande alors si le chat est vivant ou mort ? Les deux répond-t-il.

Les structures se mettent à bouger et Terry place Pédro dans la valise après l’avoir assommé. « On va voir qui est la marionnette maintenant ! », et les rôles s’inversent. Pédro apparait avec un corps minuscule semblable à une poupée et deux grosses mains (celles de Terry) viennent le manipuler et le maltraiter. Les structures bougent à nouveau et on voit le chat de dos, avec une taille disproportionnée, remuer la queue et caressé par les grosses mains de Terry. La scénographie change une dernière fois avec les mains géantes qui parcours les rideaux puis l’apparition de Pédro (taille humaine) dans la valise et Terry (en marionnette) au-dessus. Le chat (qui a repris sa taille normale) brandit un panneau avec écrit dessus le mot « Fin ». Un retour définitif ? La fin du cauchemar ?
Trust me for a While prend à contre-pied les grosses productions d’Yngvild Aspeli pour se concentrer sur la figure du double entre un ventriloque et sa marionnette, un marionnettiste et sa poupée. Il est question de dépouiller le dispositif technique, mais aussi les apparences avec « un magicien raté (d’où sa technique volontairement approximative en ventriloquie) et un personnage possédé armé d’un couteau », comme le dit la metteuse en scène.
Dans ce spectacle, l’étrange et dérangeant Terry possède un passé trouble et va prendre le contrôle de son maître. Yngvild Aspeli choisi de traiter le côté maléfique et horrifique de la dualité intrinsèque à l’interprétation où la schizophrénie peut amener à la folie meurtrière. Comme le dit l’autrice : « Il y a quelque chose d’assez terrifiant, et en même temps d’irrésistible, avec la marionnette ventriloque. La représentation humaine, très reconnaissable, et pourtant loin d’être réaliste de cette marionnette est l’incarnation de notre peur la plus grande et la plus fondamentale : celle de l’innocence cachant l’horreur. Elle s’intéresse plus particulièrement à cette utilisation du mannequin ventriloque qui peut incarner la folie. Pour être propulsé directement au centre désordonné, fou et fascinant de l’esprit humain […], une bataille interne avec soi-même, sans être totalement soi-même. Une partie de soi que l’on peut contrôler – jusqu’à ce qu’elle nous contrôle tout à coup. »

Ce traitement nous renvoi à des œuvres cinématographiques comme Magic (1978) de Richard Attenborough avec la figure du ventriloque psychotique et surtout The Ventriloquist’s Dummy, la partie réalisée par Alberto Cavalcanti (un des films à sketchs de Dead of Night, 1945) qui met en scène Maxwell Frere, un ventriloque dont la marionnette tend à s’autonomiser un peu trop et accuse un autre ventriloque d’encourager cette révolte. La dimension surnaturelle et psychotique du film en fait un modèle du genre. À ce propos, il faut lire le petit livre L’attrait des ventriloques d’Erik Bullot qui décrypte les enjeux dramatiques du ventriloque et de sa marionnette à travers une judicieuse sélection de films qui renvoie souvent à des troubles profonds et tragiques comme la schizophrénie, la possession ou le transfert de personnalité ; dans des récits dramatiques, fantastiques et horrifiques.
Un dernier mot sur la mise en scène qui produit des effets temporels, des ellipses, des apparitions et disparitions avec une économie remarquable du décor et une utilisation judicieuse de la bande sonore et de la lumière. C’est encore une réussite artistique pour Yngvild Aspeli avec ce format inédit qui joue subtilement sur les archétypes dans une forme volontairement populaire et spectaculaire questionnant notre libre arbitre et nos décisions individuelles constamment manipulées.
À lire :
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