Rezső Gross1 est né à Budapest, en Hongrie le 16 mai 1911. C’est un enfant calme et très renfermé. À l’âge de treize ans la magie se présente à lui de manière surprenante quand il sauve de la noyade un marchand de perles chinois. Pour le remercier, celui-ci lui montre et lui explique un tour avec des cailloux prélevés dans le Danube. Rezső apprend à exécuter cet effet et le lendemain le montre à ses amis. Il est de suite repéré par Zuárd Ódry2, qui se trouve également être le président de l’Association des Magiciens Hongrois. Ódry prend alors le jeune garçon comme élève et le forme à l’art magique. Ils se produisent ensemble sur scène pour l’Association des Hongrois de l’Éveil, un cercle antisémite d’extrême droite. Sachant les origines juives de Rezső, Ódry lui choisit un nom à consonance italienne, lui donnant ainsi son futur nom de scène : Rodolfo Grosso (qui sera simplifié par la suite), le fils d’un glacier italien !

Magie et prêt-à-porter
À l’âge de quatorze ans, Rezső est embauché comme apprenti au magasin de mode pour hommes Gál, où il travaille à plein temps jusqu’en 1935. Il dirige ensuite le magasin de mode pour hommes de Szent István Körüt jusqu’en 1939, date à laquelle il démissionne en raison des lois juives. En parallèle, Rodolfo est invité à se produire comme magicien en soirée dans de nombreuses associations, clubs, cercles professionnels et amicaux de sa région. Après avoir obtenu sa licence d’artiste, il commence sa carrière professionnelle à l’âge de dix-neuf ans, en 1930, lorsqu’il se produit au Grand Cirque Municipal de Budapest. Son frère András Gross (1908-1976) l’aide dans l’organisation de ses premiers contrats et comme manager. Après un concours, il devient membre de l’Association des Artistes Hongrois à partir de janvier 1931. À l’automne 1935, il épouse Olga Nádor, avec qui il passe le restant de ses jours dans une vie conjugale exemplaire. Elle devient aussi son assistante sur scène. Ils ont une fille ensemble : Judit Gács (née en 1946).

Des débuts contraints
Rodolfo travaille son aspect physique et adopte un style à l’anglaise avec une fine moustache noire, des cheveux brillants lissés en arrière et un habit bleu foncé avec un nœud papillon. C’est un jeune magicien très élégant qui attache beaucoup d’importance à son apparence toujours impeccable. Rodolfo se fait rapidement un nom en Hongrie, travaillant dans les clubs les plus célèbres de Budapest : l’Arizona, le Moulin Rouge, le Royal Orpheum. En 1939, après avoir été contraint de quitter son emploi dans le secteur de la mode, il fonde la Revue Rodolfo (qui mélange danse et magie) sur les conseils de son agent artistique. Il participe aussi à des tournées à l’étranger en Bulgarie, en Grèce, en Turquie et en Égypte jusqu’en août 1940, d’où il est expulsé à cause de la guerre. Il est alors enrôlé pour le service militaire jusqu’en 1944. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il joue pour les soldats blessés dans les hôpitaux de l’armée. À la fin de la guerre, les forces de l’Union soviétique chassent les nazis de Hongrie et occupent alors l’Europe de l’Est.


Magie et régime communiste
Mátyás Rákosi (1892-1971) devient secrétaire général du Parti communiste hongrois. Il dirige de façon très autoritaire le Parti, renforce son pouvoir et organise de 1945 à 1949 la « soviétisation » progressive du pays3. À partir de 1946, contraint par la politique culturelle qui éloigne les artistes des cinémas et théâtres ainsi que des tournées à l’étranger, Rodolfo s’associe à l’actrice et chanteuse Katalin Karády (1910-1990) et parcours toute la Hongrie, jusque dans les campagnes se produisant dans des centres culturels. De 1948 à 1956 Rodolfo, qui reste à l’écart de la politique, travaille comme enseignant et professeur à la National Artista Association, l’institut national de formation des artistes du spectacle, dont il est membre du conseil d’administration. Il continue toujours ses représentations magiques et se produit avec son partenaire humoriste Alfonzó à partir de 1948 dans un spectacle comique4. En 1950, il fait une tournée nationale avec la Brigade Latabár (Kálmán Latabár, Feleki Kamill et Alfonzó) et travaille avec eux pendant quinze ans. Il joue régulièrement avant ou après la projection de films dans beaucoup de cinéma de Hongrie. Rodolfo peut de nouveau se produire en dehors de son pays. Il possède des compétences linguistiques rares, pouvant présenter son programme dans huit langues différentes, ce qui lui permet d’avoir une reconnaissance européenne. Il parcourt alors régulièrement les pays de l’Est et de l’Ouest, les grandes villes de l’Union soviétique, ainsi que Paris, Bruxelles, Luxembourg, Londres et Zurich.


En 1956, une révolte nationale d’un mois éclate contre la République Populaire de Hongrie et ses politiques imposées par les Soviétiques. Des centaines de personnes sont tuées et beaucoup fuient le pays, mais Rodolfo continue à jouer à la fois dans son pays et dans toute l’Europe. Rodolfo évolue malgré lui dans un monde cadenassé qui est régi par des règles précises. Derrière le « rideau de fer », les artistes ne sont pas autorisés à se produire d’eux-mêmes. Ils doivent le faire par l’intermédiaire d’un représentant du gouvernement, qui leur donne également leurs dates et leurs salaires. Ainsi, tout numéro, que ce soit dans un cirque ou un théâtre, est réservé et payé à une agence gouvernementale communiste. L’agence distribue ensuite aux artistes une somme d’argent qu’elle estime nécessaire. Dans ce contexte oppressant et malgré les demandes, Rodolfo ne se produit pas aux États-Unis car le gouvernement hongrois lui impose une taxe de dix pour cent sur ses revenus. Par contre, il continue de parcourir l’Europe : Londres, Lausanne, Paris, Berlin, et en 1957, il apparait dans le Boxing Day Party sur la BBC en Angleterre5.
La reconnaissance nationale
À l’occasion de son cinquantième anniversaire, en 1961, Rodolfo reçoit le titre d’« artiste méritoire ». En 1962, il est élu président de l’Union Hongroise des Artistes-Interprètes et est employé par la Compagnie Hongroise de Cirque et de Variétés6. Rodolfo est un invité régulier de la FISM et à partir de 1967, il participe aux congrès mondiaux des magiciens à Baden-Baden, Amsterdam et Vienne. En 1971 il prend sa retraite et reçoit le titre honorifique d’« artiste exceptionnel ». Il joue également un rôle important dans la restauration du nouveau Capital Circus de Budapest en 1971 (le seul cirque en pierre d’Europe centrale). À soixante-dix ans, Rodolfo s’entraîne encore quatre heures par jour devant un grand miroir en pied, s’assurant que ses mouvements sont impeccables et invisibles. Il donne sa dernière représentation publique le 13 janvier 1986 au Microscope Stage de Budapest. Il meurt quatre jours après la mort de sa femme, le 25 janvier à l’âge de soixante-quinze ans. Depuis 2013, l’anniversaire de la naissance de Rodolfo, le 16 mai, est considéré comme la fête de la magie en Hongrie.

Son répertoire
Rodolfo pratique la magie de salon et de scène, le close-up, le mentalisme, la mnémotechnie et le pickpockétisme. Son répertoire se compose de tours classiques : la multiplication des bouteilles, les anneaux chinois, le rêve de l’avare, le Tenichi Thumb Tie, les routines de cordes, le tour des gobelets, la production de fleurs en plumeau, les effets de fakirisme, les manipulation de dés à coudre et de cigarettes, les lames de rasoir avalées, les cartes diminuantes, les boules Excelsior, la tête aux sabres (Dagger Chest), les nœuds voyageurs avec des foulards, les balles éponge… Son effet d’ouverture est la fontaine de ruban, où des mètres de ruban coloré tombent en cascade sur la scène à partir d’un récipient montré vide.


Pour son numéro de pickpocket, il a pour habitude de traverser la foule en serrant la main et en saluant les gens, puis revient sur scène avec les montres, les portefeuilles, les bijoux, les bretelles, les cravates et toutes sortes d’objets personnels des membres du public. Rodolfo commence toutes ses représentations par sa phrase fétiche, entrée dans l’inconscient collectif : « Surveillez mes mains, parce que je triche. » Un slogan bien pensé qui est surtout pour lui un formidable moyen de détournement d’attention pour exécuter des passes secrètes.

Pour arriver à l’excellence dans son domaine, le maître hongrois s’entraîne quotidiennement pendant huit heures et avant chaque performance comme si sa vie en dépend. Il dit maîtriser cinq mille tours et se remet constamment en question, aimant dire que « l’artiste qui est satisfait de lui-même, n’est plus un artiste. Il est mort ! » Il est aussi très impliqué dans l’histoire artistique et technique de l’art magique possédant, depuis 1956, une collection de livres de magie conséquente composée de près de trois mille pièces.
Houdini, le compatriote expatrié
Inspiré très tôt par Harry Houdini, Rodolfo apparait sur scène en manches de chemise pour exécuter des tours de cartes à sa façon. Il développe comme lui des techniques publicitaires de marketing et de relations publiques que personne dans son pays n’a utilisé auparavant, devenant ainsi une personnalité très populaire s’immiscent dans tous les médias de la société hongroise. Ce n’est donc pas par hasard que Rodolfo enquête de son vivant sur l’origine et la vie d’Houdini. Il retrouve, entre autre, l’enregistrement manuscrit de l’acte de naissance d’Ehrich Weisz daté du 24 mars 1874.
Le goût du partage
Rodolfo aime partager son amour de la magie par l’éducation, la pédagogie et la vulgarisation. Dans les années 1940 et 1950, il forme des magiciens professionnels à l’Artist Training Institute7. Il enseigne aussi d’innombrables tours pour le grand public dans des émissions télévisuelles8, dans les colonnes du magazine Füles et d’autres journaux, ainsi que dans des livres de magie9. Mais c’est avec ses dizaines de boîtes de magie10 que Rodolfo atteint sa cible préférée : les enfants. Ces coffrets sortis pour Noël deviennent vite un cadeau à succès dès 1963 ! Dans les années 1970 et 1980, pratiquement chaque famille hongroise possède une boîte de magie Rodolfo. Entre 1977 et 1985, plus de deux cent cinquante mille boîtes sont vendues ! De plus, les boîtes magiques de Rodolfo ne sont pas seulement un succès en Hongrie, mais aussi en Angleterre où plus de quarante mille coffrets sont vendus, grâce aux performances du magicien sur la BBC.

La magie, un art populaire
De par sa modestie et sa gentillesse Rodolfo devient l’artiste le plus populaire de son temps. Son élégance naturelle et son sens de la psychologie sont des atouts indispensables pour se connecter avec son public. Rodolfo aime bavarder vivement avec les spectateurs qu’il invite sur scène pour l’assister. Dans une société où la magie est vue comme un gentil divertissement, Rodolfo est considéré comme le plus grand magicien de son pays et encore aujourd’hui où ses compatriotes ne l’ont pas oublié. Les institutions hongroises lui ont décerné énormément de prix jamais attribués à d’autres artistes (tous domaines confondus). Chose rare, il est prophète en son pays !
Notes :
1 Rezső change de nom à partir de 1945 et « Gross » disparaît au profit de « Gács », se débarrassant au passage de son passé juif.
2 Zuárd Ódry (1873-1938) est le frère du célèbre acteur et metteur en scène hongrois Árpád Ódry (1876-1937).
3 Avec la nationalisation du pays et la nouvelle constitution de 1949, la République Populaire de Hongrie transforme en profondeur la structure des théâtres et la sphère du divertissement. Les deux grands spectacles de variétés et le cirque sont transférés à la Capital Entertainment Company. Les dirigeants considèrent alors le genre musical léger et divertissant comme la première étape pour habituer le public au théâtre. Conformément à la nouvelle perspective socio-politique, le genre de la revue doit être remodelé. Débarrassée des éléments dits bourgeois, la nouvelle revue idéale a un regard optimiste et joyeux sur la vie, un humour sans blasphème et un esprit sans politique !
4 Faites attention les gens ! est le titre du spectacle d’Alfonzó et Rodolfo. Ils commencent leurs représentations au Moulin Rouge de Budapest. Rodolfo pratique la magie et Alfonzó fait rire les gens avec ses parodies. L’un de leurs numéros très populaires est « la scène de l’œuf » visible sur leur affiche. Pour ce tour Rodolfo demande à un spectateur de penser à une carte d’un jeu. Puis il frappe un œuf contre son front et en fait apparaître la carte choisie. Puis c’est au tour d’Alfonzó et de la même manière, il demande à un spectateur de penser à une carte, tape l’œuf cru sur son front, qui coule sur son visage. De grands rires éclatent puis Alfonzó s’exprime avec déception : « Il semble, Monsieur, que vous pensiez à votre ventre. »
5 Rodolfo est assisté dans les coulisses de l’émission britannique par György Kővári (né en 1939) son élève le plus célèbre. Quand Kovari a dix ans, il assiste à des performances de Paul Potassy et Rodolfo. Ce dernier devient son mentor. En 1955, il s’installe en Angleterre et en 1959 il devient magicien professionnel. Il fait quelques apparitions à la télévision en tant que consultant pour des projets cinématographiques et télévisuels. Il se fait également un nom en tant qu’inventeur de tours de magie. George Kovari est marié à une Anglaise (Susan) et a deux enfants. De 2014 à 2017, son fils George Kovari Jr. s’occupe de l’entreprise magique fondée par Kovari à Londres.
6 Fondée en 1954, la société hongroise Circus and Variety Nonprofit Ltd. (MACIVA) est une organisation nationale des arts de la scène appartenant exclusivement à l’État.
7 Rodolfo a de nombreux élèves dont György Kővári et Anikó Ungár (née en 1949), qui considère le maître hongrois comme un « père de substitution ».
8 Rodolfo produit plusieurs séries télévisées. La première est diffusée avec l’écrivain József Romhányi comme présentateur sous le titre Képzőbűvvészet en 1968. Et dans sa série History of Magic, en plus de présenter des tours, sa fille Judit écrit les parties présentant l’histoire culturelle de la magie.
9 Parmi ses livres :
- Attention ! Je triche ! Illustré par Janos Sebes (Éditions Bibliotheca, 1957)
- Livre de Magie. Illustré par György Szitas (Éditions Mora, 1965)
- C’est ainsi qu’il faut procéder. 25 tours de cartes (Éditions Minerva, 1965)
- 30+1 manipulations ; Illustré par György Szitas (Éditions Interpress, 1977)
- Livre magique (mini livre) (Éditions Miniatűr Könyvgyűjtők Klubja, 1978)
- 55 manipulations (Éditions Interpress, 1980)
- Rodolfo 70 (Éditions Mütex, 1983)
- Attention, maintenant je ne triche pas ! (Société d’édition et de propagande touristique, 1987)


10 De 1963 à 1996, une dizaine de boîtes et mallettes de magie sont produites. Dans la première édition de 1963, les enfants peuvent même produire et fumer des cigarettes ! Rodolfo dira dans son autobiographie : « Bien que j’aie terminé mon activité d’enseignant en 1956, la passion pédagogique a continué à vivre en moi. Elle s’est en fait renforcée. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’enseigner à tout mon peuple comment faire de la magie. »
À voir :
- Le film documentaire Mágiatóm a vővészetig sur Rodolfo, réalisé par Gusztáv Kovács en 1941
Cet article a été publié pour la première fois dans le MAGICUS magazine n°243 (septembre – octobre 2023). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Musée József Katona de Kecskemét / Judit Gálvölgyi / Collection S.Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.