Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?
Dans mon enfance, j’étais fasciné par les feuilles dans le vent. Debout, je ne pouvais pas les atteindre avec ma main. Les feuilles s’élevaient dans l’air, flottaient, tremblaient et s’envolaient. La liberté lancinante et fugitive à la hauteur des yeux d’un enfant. Quelque temps plus tard, le corps qui montait lentement dans les airs et restait suspendu, sans appui ni soutien apparent, obéissant aux passes du magicien, a marqué profondément ma mémoire lorsque j’ai vu une lévitation pour la première fois.
Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?
Quand j’étais jeune, je voulais me consacrer à la littérature. J’ai eu la chance de rencontrer un magicien d’exception – Gabriel Moreno – qui m’a mis en contact avec l’École de Magie de Madrid. Ce n’était pas une école au sens académique. Plutôt un champ de travail, d’étude et de création qui a réuni un prodigieux groupe de « magiciens » dans le but de développer l’illusionnisme comme art.
Ramón Mayrata avec le magicien Gabriel Moreno (à gauche) et le chanteur Enrique Morente (au centre).
J’ai trouvé une correspondance très forte entre l’illusionnisme et la littérature. L’illusionnisme est lié à la fiction et aux arts du spectacle. Une ancienne légende celtique raconte l’histoire d’un garçon, Gwion, qui enlève un chaudron dans lequel mijotent l’inspiration et le savoir, selon une recette contenue dans les livres du magicien Vergi de Tolède. Trois gouttes de feu ont sauté du chaudron et sont tombées sur le petit doigt de Gwion. Quand il les a porté à sa bouche, il s’est immédiatement « rencontré »… J’ai eu l’impression que quelque chose de similaire m’arrivait. J’avais rencontré par hasard la magie, la meilleure et la plus subtile, avec Juan Tamariz et Arturo de Ascanio qui ont trouvé les mots capables de nommer les complexités, souvent invisibles, de la double réalité où la magie opère. Le fondement de ce que font les illusionnistes est la création d’une réalité que le magicien vit et que son public ne voit généralement pas. L’écrivain est également conscient des deux réalités. Comme Cervantès, il voit simultanément les géants que Don Quichotte voit et les moulins que Sancho voit. Il me semblait que la magie me donnait une poétique efficace et, aussi, les conditions de laboratoire pour vivre directement les questions qui m’inquiétaient, à savoir : la création d’autres mondes possibles, l’adoption de perspectives multiples, le dépouillement de soi, les métamorphoses de l’identité, l’expérimentation de réalités parallèles. Et aussi d’explorer la capacité de manipuler des mots.
Ramón Mayrata avec le magicien Juan Tamariz.
Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l’inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?
Ma formation est celle d’un anthropologue et la seule fois où je l’ai pratiquée a été au Sahara occidental. Après avoir connu l’illusionnisme, elle m’a permis d’entrer en contact avec d’autres formes de magie : celle des chamans et des soufis. J’ai vécu l’expérience d’une société dans laquelle la mentalité magique était toujours maintenue, dans laquelle le processus de rationalisation n’était pas activé. Je ne partage pas les croyances ésotériques, mais je m’intéresse aux expériences. C’est ce que j’ai essayé de capturer dans mon premier roman. El imperio desierto (L’empire du désert, 1992) est la découverte d’une société et d’un territoire si inhospitaliers, où, malgré le fait que du point de vue d’un homme occidental et rationnel tout semblait dépassé, ces modes de pensée leur ont permis de survivre dans des conditions extrêmes pendant des siècles.
A Smara au Sahara avec Chej Ma el Anin.
Ramón Mayrata lors d’une intervention dans les camps de réfugiés sahraouis.
J’ai une relation étroite avec certains des marabouts les plus prestigieux. Je perçois une tendance à accorder un pouvoir probant aux miraculeux pour convaincre les incroyants. Cette prédisposition m’a incité à conjecturer l’intervention cachée de la prestidigitation dans certains de ses « rites ». Au fil du temps, j’ai découvert que les pratiques illusionnistes – avec la musique ou la danse – étaient une partie fondamentale des rituels de certaines confréries dans l’ensemble du Maghreb. C’est le cas de l’Aïssawa, une confrérie religieuse et mystique qui a joué un rôle dans l’histoire de l’illusionnisme, car elle est liée à la légende de Jean-Eugène Robert-Houdin. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est la symétrie que j’ai perçue entre les pouvoirs thaumaturgiques attribués aux marabouts et aux chamans et les effets illusionnistes. Tout cela m’a fait penser que les rituels chamaniques sont la source originale de la magie illusionniste.
Dans quelles conditions travaillez-vous ?
Je me suis toujours consacré à l’écriture de livres, un engagement personnel que j’ai combiné avec une intense activité dans les médias, en tant qu’auteur de presse et écrivain de théâtre, de radio et de télévision. Pendant un temps, j’ai fondé et dirigé avec Juan Tamariz la maison d’édition Frakson, spécialisée dans les livres de magie technique.
Aujourd’hui, je me consacre principalement à l’écriture et à la recherche. Depuis des années, je travaille sur une histoire culturelle de l’illusionnisme qui est à un stade d’élaboration très avancé. Je donne des conférences sur l’histoire, l’évolution et l’interprétation culturelle de l’illusionnisme. J’enseigne aussi des cours de littérature espagnole de l’âge d’or, moderne et contemporain au Centre d’Etudes Hispaniques de Ségovie et pour les universités nord-américaines Bethel et Concordia. Enfin, je dispense des cours d’histoire de l’illusionnisme au Centre Universitaire Royal Escurial-María Cristina, un centre d’enseignement supérieur de Madrid où l’illusionnisme est étudié.
Ces dernières années, j’ai publié plusieurs romans, dont El mago manco (2016), des essais tels que Valle-Inclán. Houdini y el hombre que tenía rayos X en los ojos (2015), ou mon dernier ouvrage, Fantasmagoría, Magia, Terror, Mito y Ciencia (2017) sur le rôle de l’illusionnisme dans la création des technologies du spectacle, l’apparition du cinéma et la genèse de la réalité virtuelle.
Quelles sont les prestations de magiciens ou d’artistes qui vous ont marqué ?
Il y a un fil qui rassemble les grands maîtres que j’ai eu l’occasion de voir et, dans certains cas, fréquenter : Vernon, Frakson, Slydini, Kaps, Tamariz, Ascanio, Camilo Vázquez et Gabriel Moreno. Ce fil continue avec Pepe Carroll, Giobbi, Paviato et Gaëtan Bloom. René Lavand a produit une magie avec laquelle je m’identifiais le plus. Personnellement, je ne peux pas oublier l’impact de La boîte aux épées de Moretti et le Puppet horror Show d’Al Carthy.
Juan Tamariz et René Lavand.
Pepe Carroll.
Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?
J’ai été formé à la magie et à la littérature dans une conception réaliste et une certaine idée de vraisemblance. Mais j’ai toujours été plus intéressé par le « double fond » de la réalité. C’est-à-dire : l’illusion. Un processus de transformation de la réalité, une métamorphose du réel, une altération de son manque de sens originel, fondée sur le hasard et la nécessité, pour lui donner des significations provisoires qui dès qu’elles sont conçues, disparaissent. Elles doivent être l’objet d’un renouvellement continu, d’une renaissance constante pour soutenir, promouvoir et faciliter l’existence. Le sens de la vie se trouve dans cette métamorphose incessante, dans la capacité à trouver un nouveau sens dans les ruines de la précédente. Le réalisme ne peut renoncer à explorer ce double fond de réalité qui cache le pouvoir du désir, de l’inconscient, du mythe et de la métamorphose.
C’est pourquoi je me sens très à l’aise de rencontrer, de partager et de dialoguer avec les nouvelles générations de magiciens espagnols pour qui l’art de « rendre impossible » est provoqué par l’expérience de réalités alternatives.
Quelles sont vos influences artistiques ?
Les pratiques artistiques qui sous-entendent une approche magique de l’art. Les oeuvres d’une lignée d’artistes très variée qui comprend des auteurs légendaires de poème de Gilgamesch à Cervantes ou Shakespeare et les contributions de Restif de la Bretonne, Poe, Méliès, Borges, Welles, le poète Brossa ou William Kentridge. Pour n’en nommer que quelques-uns pour lesquels la magie n’est pas un ensemble d’astuces. C’est la conséquence d’une façon de penser qui vient de loin, dont le fondement est le désir, plus puissant que les limites de la réalité.
Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?
En tant qu’artiste, vous devrez essentiellement désobéir à la réalité. De manière prudente, intelligente et efficace.
Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?
C’est en quelque sorte la même chose que la contribution de l’art en général : la création d’autres possibilités, d’un sens à la vie qui n’est pas le transcendant des religions. De plus, cela crée la possibilité de vivre d’autres vies et situations matérialisées. Ainsi, contrairement aux mots de la littérature, les illusions créées par les illusionnistes sont réellement vécues : on voit ce qui se passe et on le perçoit avec les sens. Si nous regardons de grandes figures du XXe siècle, comme Harry Houdini, qui fonde sa carrière sur ce qu’on appelle les évasions – en se libérant de toutes sortes d’entraves – en réalité, ce qu’il nous montre est une métaphore de la libération de l’être humain. Il en va de même pour « les corps coupés », qui donnent le sentiment de pouvoir défier la maladie et la mort.
Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?
De mon point de vue, il est révélateur de penser aux contributions de la magie, ainsi qu’aux transformations de la culture et de la société. Parce que la magie a joué un rôle déterminant dans l’élaboration de notre façon de percevoir et d’expérimenter la réalité, qui n’a pas été reconnue et étudiée car elle était déconcertante pour le monde académique. L’histoire culturelle nous offre une perspective à partir de laquelle nous pouvons évaluer l’intrusion cruciale de la magie dans la diffusion de la civilisation de l’image à travers la lanterne magique et la fantasmagorie. Et, aussi, son intervention dans la reformulation du rôle des arts et dans la création d’une industrie du divertissement qui transformera la culture populaire, dans la définition des termes et des contenus de la culture de la société industrielle, ainsi que de la cyberculture associé aux réseaux informatiques et à la réalité virtuelle qui envahissent notre espace physique.
Ramón Mayrata en compagnie du magicien, ombromane et lanterniste Sergi Buka. Mayrata a collaboré en tant que dramaturge à la pièce Linterna mágica de la compagnie Sergi Buka.
Vos hobbies en dehors de la magie ?
Le monde de la magie est l’un des rares où professionnels et amateurs cohabitent naturellement. Personnellement, j’ai du mal à distinguer mes passions pour la magie, la littérature, l’enseignement et la recherche avec mon travail. J’ajouterais la cuisine, l’amitié, et une certaine inquiétude et responsabilité sociale.
– Interview réalisée en juin 2020.
Notes :
Ramón Mayrata est écrivain, auteur de nouvelles, de poésies, de romans, de pièces théâtrales et d’essais. En tant qu’anthropologue, il fait partie de la Commission hispano-sahraouie d’études historiques qui défend l’indépendance du territoire devant la Cour de La Haye. Il concilie l’enseignement avec son dévouement à la littérature, sa collaboration dans les médias, ses recherches sur l’histoire culturelle des arts du spectacle et la présence espagnole en Afrique du Nord.
Dans les années 1970, il vit plusieurs années à Paris où il exerce le journalisme et travaille comme traducteur. De retour en Espagne, il collabore régulièrement au magazine Sábado Gráfico et avec l’agence Metropolitan qui diffuse ses articles d’opinion sur l’actualité culturelle dans une vingtaine de journaux locaux. Il collabore dans les revues culturelles Camp de l´arpa, Fablas, Revista de Occidente, Poésie espagnole, Ozone, Nueva Lente, Art contemporain / Arco, Newsletter de la Fundación Juan March, Review, Fin du siècle, El Urogallo, El Europeo, The Factory, The Radeau of the Medusa, Atlantic Poetry Magazine. L’enlèvement de l’Europe, etc. Il fait partie de l’équipe initiale du magazine La Luna à Madrid. Il fonde et dirige la maison d’édition Frackson spécialisée dans les livres sur les arts du spectacle et de la magie. Il mène des critiques littéraires à El Sol, El País, ABC et El Norte de Castilla. Depuis 1982, il est scénariste de plusieurs séries télévisées (TVE et ANTENA 3) et de programmes radio (RNE). Il dirige le programme hebdomadaire consacré à la littérature Las Tardes de Armagedón / Secretos para imaginar sur Radio Nacional de España / Radio 3.
Ramón Mayrata est également professeur d’histoire de l’illusionnisme et poursuit des recherches très avancées sur cette discipline, ses transformations et son rôle dans le façonnement de la manière de percevoir et de ressentir la réalité ; ainsi que sa relation avec les technologies qui rendent possible la société du divertissement et son évolution dans la société numérique. Il écrit actuellement un livre sur l’histoire culturelle de l’illusionnisme.
– Interview réalisée en juin 2020.
A visiter :
A lire :
– Por arte de magia : una historia de ilusionismo (Puntual ediciones, 1982).
– La sangre del Turco (Editorial Frakson, 1990).
– Valle-Inclán y el insólito caso del hombre con rayos x en los ojos (Editorial La Felguera, 2015).
– El mago manco (FronteraD Ediciones, 2016).
– Fantasmagoría. Magia, Terror. Mito y Ciencia (La Felguera Editores / Colección Memorias del Subsuelo, 2017).
Crédit photos : Ramón Mayrata. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.