L’art du Double
Il faut vivre l’expérience Norbert Ferre pour mesurer le talent du champion du monde 2003. Car au-delà d’une remarquable maîtrise technique, ce qui frappe réellement, c’est son talent de comédien. L’artiste oscille entre un héritage clownesque (Grock est sa référence) et des talents de performeur. Norbert Ferre est double ; d’un côté, le présentateur comique, et de l’autre Le grand magicien International ! C’est tout en subtilité qu’il introduit la dualité itinérante à tout « artistes prestidigitateurs ». Quand on est en représentation, nous devenons un autre, un moi identique mais transcendé, grossi, exagéré. Souvent on se découvre une autre personnalité. Les références au double pullulent dans le domaine du théâtre (le théâtre et son double d’Artaud), du cinéma, de la littérature à commencer par le célèbre personnage de Robert Louis Stevenson : Docteur jekyll et sa face cachée Mr Hyde. Mais quand on voit évoluer Norbert Ferre sur scène, on pense à l’immense acteur du muet Lon Chaney, L’homme aux mille visages (1). Même sens de la composition, même souci du détail, même précision de la mimique, et surtout une virtuosité partagée dans la transition ; pour passer d’un personnage à un autre à vue ! Quand le manipulateur se retourne dos au public et qu’il se transforme d’un coup en clown c’est saisissant ! L’expressivité du corps se métamorphose tout à coup. La ligne du dos se courbe, une épaule descend, la nuque se vrille. La raideur fait place à la souplesse, à une expressivité plus affichée. Le masque keatonien du prestidigitateur (on pense à l’impassibilité de Buster Keaton) est remplacé par celui plus élastique du clown.
Revenons au numéro à proprement parlé, et saluons sa construction en miroir (encore « une doublure »). Deux interventions du clown Ferre et deux interventions du manipulateur Ferre. Sur scène deux éléments de décor : « un guéridon à Prédiction » et un pied surmonté d’un récipient sphérique (pour se décharger de son matériel). Arrive le clown Ferre tenant une boîte « surprise » qu’il pose sur le premier guéridon. Il nous interpelle d’une voix un peu éméchée, nous propose une démonstration de claquette avec jeu de mot à l’appui, paye les spectateurs pour avoir rit et introduit Le magicien Norbert Ferre (sans sortir de scène). Derniers petits pas balancés du clown avant que cette même silhouette se transforme de dos, laissant apparaître un personnage impassible et caricatural. Appuyé par une musique en grande pompe, le prestidigitateur « très agile de ses doigts », va faire sa démonstration de dextérité avec des balles. On pense ici à l’élégance d’un Cardini, mais Ferre, pique surtout au vif l’attitude de certains magiciens imbus de leur personne. Les balles apparaissent, se multiplient, changent de couleur et deviennent matériel de jonglage dans une étourdissante séquence en suspension ! Réapparaît, le présentateur Ferre qui dévoile la prédiction du début, prédiction qui dédramatise ce qui s’est passé avant. S’en suit l’intermède de la boîte surprise accompagné d’une bande son très spéciale entièrement « bruitée à la bouche ».
Ici Norbert Ferre fait rire avec un minimum. Tout passe par le son et le mime. Viens alors la deuxième intervention du prestidigitateur manipulateur de cartes. On mesure alors une seconde fois la précision des gestes, l’expressivité du corps, l’apparence de facilité et de légèreté alors que techniquement cela demande des années d’entraînement. A part un effet d’apparition de boîtier de cartes à répétition, les passes sont des classiques (back and front, éventail, cartes boomerang, cartes à la bouche…) exécutées ici avec une vraie conscience corporelle et spatiale, calées sur la musique. Ce qui différencie N. Ferre des autres manipulateurs c’est son détachement par rapport à ce qu’il montre (la plupart du temps il s’agit d’une démonstration de technicité prise au premier degré dénuée de sens). Le clown Ferre conclu le spectacle par une pirouette finale, en lançant dans la salle des billets de banque, payant ainsi le public pour ses rires et ses applaudissements.
Avant d’être un magicien, de surcroît manipulateur (terme péjoratif), Norbert Ferre est avant tout un vrai comique ; pas simplement sur scène mais aussi dans la vie de tous les jours. Il est constamment en représentation, toujours sur le point de faire rire, d’étonner, de faire partager sa bonne humeur. Ce n’est pas étonnant que sur scène il laisse transparaître le clown qui est en lui, et que son numéro est un vrai moment de divertissement où l’on sent pointer une certaine nostalgie, teintée d’amertume… Il possède surtout deux qualités en voie de disparition aujourd’hui : l’humilité et la générosité.
(1) Plus particulièrement, son double rôle de pasteur/criminel dans le film de Tod Browning The black bird de 1926. En une fraction de seconde Lon Chaney se transforme sous nos yeux en infirme, grâce à un « démembrant » impressionnant.
A lire :
– l’interview de Norbert FERRÉ
Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Norbert Ferré. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.