Le cinéma fantastique des années 1940-1950 abonde en films incluant le thème de l’hypnose, celui-ci étant souvent associé au domaine du paranormal et du surnaturel. Clairement référée aux sciences occultes, à l’irrationnel et à la superstition, l’hypnose offre alors l’occasion de débattre de thèmes voisins, comme le mysticisme, la magie, la sorcellerie ou le spiritisme. L’enjeu consiste très souvent à mettre en scène des personnages de scientifiques ou de médecins imbus de rationalité et qui vont être appelés à se prononcer sur des faits déconcertants que la logique ordinaire ne parvient pas à justifier. Commence alors une investigation qui les mènera à réviser leur jugement, la confrontation personnelle avec l’inconcevable débouchant sur une réhabilitation de la parapsychologie dans l’ordre du possible – certains de ces films proposant ainsi au spectateur d’abandonner pour un temps son sens commun pour accueillir d’autres horizons de pensée.
C’est le cas de Night of the Demon, réalisé par Jacques Tourneur en 1957 (film basé sur une nouvelle de Montague Rhodes James, « Casting the Runes » et adaptée par Charles Bennet et Hal E. Chester, non sans certains conflits avec Tourneur qui souhaitait maintenir le monstre hors-champ, conformément à la source littéraire), un film donc qui oppose deux scientifiques, l’un pratiquant les sciences occultes (dont l’hypnose), le Dr. Julian Karswell, l’autre, le Dr. John Holden, parcourant le monde pour tenir des conférences destinées à démontrer le caractère discutable de la démonologie et autres charlataneries. On confronte donc deux protagonistes, l’un croyant, l’autre sceptique, cette division classique dans l’histoire de l’hypnose permettant de mettre dos à dos ceux qui considèrent l’hypnose comme un état avéré scientifiquement – et, partant, l’hypnotisme comme une science du psychisme recevable –, et les autres qui doutent de la réalité de phénomènes attribués uniquement à la simulation, à la fraude ou à la prestidigitation. Le débat contradictoire s’articule invariablement autour de cet affrontement entre superstition et rationalité, les uns voulant prouver aux autres qu’il existe, au-delà du monde tangible, des forces supérieures qui surpassent l’expérience quotidienne.
Scepticisme vs croyance
Le film débute avec l’arrivée du célèbre psychologue, le Dr. John Holden, à Londres – la Grande-Bretagne représentant, dans l’imaginaire collectif, le pays par excellence des superstitions – où il a été invité à intervenir en tant que conférencier dans le cadre d’un congrès de psychologie paranormale. Les discussions menées entre les différents participants consistent à se demander si les visions qu’ont eu les membres d’une secte adorant un démon sanguinaire (désigné du nom de Dieu du Mal) doivent être attribuées au registre du surnaturel ou simplement à l’hypersensibilité de sujets soumis à l’influence d’une suggestion collective transmise via hypnose. Adoptant d’emblée une opinion très critique, Holden va, au cours de l’intrigue, progressivement assouplir son cartésianisme foncier au profit d’une ouverture d’esprit prête à intégrer des questions de nature métaphysique.
C’est notamment le contact avec son adversaire principal, l’énigmatique Dr. Karswell, qui favorisera la relativisation de cette froideur scientifique fondée sur un à priori aporétique. Accusé de mener des cultes sataniques au sein de cette même société secrète dominée par une créature diabolique qui assassine tous ceux qui s’écartent de la croyance (et qui sont désignés par une sorte de parchemin portant des inscriptions runiques les condamnant à mort), Karswell incarne le prototype du scientifique frauduleux et machiavélique : doté d’un physique inquiétant mais non dénué d’un certain charisme, il porte un nom rappelant la tradition des spectacles d’hypnotisme forains, ses capacités prémonitoires et télépathiques achevant de compléter la surnature d’une personnalité tonitruante. Cultivé et plein d’esprit, il va tenter de convaincre son controverseur le Dr. Holden de l’impossibilité d’échapper à la transcendance qui préside à toute destinée humaine.
Pour y parvenir, Karswell entretient savamment le trouble chez son interlocuteur, comme à l’occasion d’un tour de magie qui vire au théorème sur la suprématie de la psychomancie. Au travers de son double occasionnel – le Dr. Bobo – Karswell se glisse le temps d’un tour de magie pour enfants dans la peau d’un prestidigitateur (déguisé en clown) qui induit chez eux des illusions visuelles obtenues uniquement par la maîtrise d’un art qui dépend d’artifices assumés comme tels. En visite à ce moment-là chez Karswell qui l’entretient à nouveau de la nécessité d’abdiquer son scepticisme, Holden va être le témoin d’une brusque tempête provoquée par son contradicteur qui cherche, afin de prouver l’authenticité du monde parapsychique, à mettre en œuvre l’une des spécialités de la sorcellerie du Moyen-Âge.
Or, derrière le masque du magicien débonnaire et ludique, se cache un représentant sérieux de l’occultisme (et, par ailleurs chef de file de la secte susmentionnée) qui se propose d’ébranler les certitudes intellectuelles du psychologue américain. Le tour de passe-passe pour enfants se transforme bientôt en déchaînement des éléments naturels, le Dr. Bobo passant le relais au Dr. Karswell qui dévoile alors, non seulement la vigueur de son esprit démoniaque, mais aussi sa tendance aux personnalités multiples, cette pluralité identitaire accentuant son accointance avec le règne du mal et de la folie – thème déjà exploré par Fritz Lang dans sa série des Mabuse. Si ce glissement de la magie blanche vers la magie noire souligne la pérennité de certains lieux communs attachés à l’imaginaire de l’hypnose perçue comme une forme d’envoûtement, il conduit également la narration vers l’implacabilité de faits mystérieux et sombres qui débordent l’entendement humain. Cultivant délibérément la porosité des frontières séparant le truc attractionnel du prodige non fabriqué, Karswell s’amuse à engager Holden sur la fausse piste de la fantasmagorie pour mieux exploiter des effets déceptifs reversés au crédit de l’évidence irrationnelle.
La femme « crédule mais charmante »
Entre les deux options du rationalisme sceptique et de la croyance au surnaturel, un personnage féminin occupe une posture médiane, à savoir Joanna Harrigton, une enseignante de profession et nièce du professeur Harrington mort électrocuté dans un étrange accident de voiture provoqué très certainement par sa rencontre avec le monstre. S’inquiétant des véritables raisons de ce décès brutal et ne rejetant pas complètement l’hypothèse paranormale, elle est celle qui permet de concilier, en un point de vue raisonné mais souple, les extrêmes qui s’affrontent. Liés par leur curiosité concernant cette secte qui semble être à l’origine de disparitions apparemment fortuites et intrigués par le comportement ambivalent de Karswell (à la fois affable et méphistophélique), John et Joanna vont s’employer à faire la lumière sur ces incidents, ainsi que sur les motivations profondes de l’occultiste.
Comme de coutume dans les films du genre, cette jeune femme au corps et l’esprit bien faits va former avec le John Holden un couple d’investigateurs sagaces et complémentaires, cette étape servant de préliminaire à leur union romantique déjà augurée par l’affinité phonétique de leurs prénoms respectifs. Mais avant d’accéder au statut d’épouse digne du fameux spécialiste, Joanna va endurer une série d’épreuves inconsciemment imposées par Holden qui ne cesse de l’infantiliser, soulignant du même coup leur différence en termes de genre, de maturité et de statut socio-intellectuel. Incarnant le patriarcat dans toute sa splendeur, il la présente en effet comme « crédule mais charmante », mettant sa candeur sur le compte d’une forme d’hystérie typiquement féminine, à l’instar d’autres figures masculines du film qui estiment que les femmes, de manière générale, sont plus enclines que les hommes aux superstitions et aux croyances populaires.
Mais loin de souscrire à ce préjugé misogyne, le discours filmique combat cette idée préconçue en confiant à Joanna la mission de porter une appréciation nuancée qui contraste avec la rigidité et l’entêtement de ces doctes messieurs. Joanna en effet échappe à toute forme d’aveuglement ou de dogmatisme, s’efforçant de percer le mystère en construisant des observations à la hauteur d’une enquête policière. Cette position mesurée et réfléchie lui confère une lucidité supérieure à celles des hommes, remettant du même coup en question son statut de femme fragile et plaisante à regarder auquel on aimerait la confiner. Alors qu’elle est considérée par Holden comme un obstacle à sa fonction d’expert anti-occultisme (il tente à plusieurs reprises de neutraliser sa volonté de prendre part activement aux recherches), Joanna parvient d’emblée à s’extraire des rapports conflictuels qui déchirent les hommes de manière à faire avancer la connaissance et à désamorcer ainsi la polarité marquant des avis irréconciliables.
L’hypnose entre science et in(con)science
Au premier abord, l’hypnose apparaît dans Night of the Demon sous ses deux facettes traditionnelles que le cinéma a tendance à articuler selon une logique manichéenne riche en vertus didactiques : une facette scientifique (en tant qu’outil d’investigation de la mémoire chez un sujet perturbé mentalement), et sa facette manipulatrice (en tant qu’instrument de pouvoir destiné à ployer la volonté de l’autre en direction d’une soumission, d’un crime, voire d’un suicide). Ces deux versants de l’hypnose sont, comme on peut s’y attendre, incarnés tour à tour par les deux protagonistes masculins qui appréhendent cette pratique diversement en fonction de leurs convictions et de leur statut respectifs. L’hypnose est donc référée soit à un cadre médical qui en use à des fins thérapeutiques, soit au cadre occultiste de la possession démoniaque, religieuse ou mystique. Ces deux fonctions convergent dans une séquence qui inscrit l’hypnose à la croisée de la science et du spectacle, évoquant ainsi une ancienne procédure hospitalière orchestrée par Charcot qui, à la fin du XIXe siècle, aimait à exhiber devant ses élèves et visiteurs ses sujets extraordinaires, hystériques hypnotisables et autres névropathes.
Lors d’une séance d’hypnose expérimentale organisée dans le cadre du colloque, Holden déploie en effet ses compétences médicales en tirant l’hypnose vers sa fonction classique de « sérum de vérité », de manière à afficher publiquement l’omnipotence de la science et sa dimension foncièrement pragmatique. Il a proposé, en réponse au problème des hallucinations dont se plaignent les sujets persécutés par le démon, d’établir un examen psychologique pour attester leur vulnérabilité et leur crédulité constitutives, leurs troubles perceptifs étant attribués à la seule pathologie mentale. Or, le psychologue, dans un seul et même mouvement, combat un usage spécieux de l’hypnose pour faire parler un « croyant » repenti, Hobart, ancien membre de la secte satanique devenu un fou catatonique après avoir échappé de peu à la mort instiguée par l’animal fabuleux. Il use donc paradoxalement de la même « arme » pour à la fois asseoir la crédibilité de la rigueur scientifique et pour entrer en communication avec l’inconscient d’un patient littéralement habité par le mal, de manière à quérir des informations qui corroboreraient le caractère fallacieux de ces croyances. Consistant à « faire tomber le voile du mystère » – mystère qui n’est que pure mascarade et simulation selon Holden –, l’expérience pourtant va contribuer à certifier l’hermétisme et l’insolite de ce groupe parareligieux.
La mise en scène choisie croise les tropes classiques de la représentation de l’hypnose avec ceux de l’interrogatoire policier des films noirs. Au milieu d’une salle obscurcie, Holden use d’un éclairage focalisé sur les yeux du « patient » de manière à obtenir des reflets ascendants/descendants susceptibles d’ouvrir en lui des zones de sa mémoire (et donc de son inconscient). L’enjeu de cette séance d’hypnose consiste à prouver que les allégations d’Hobart sont le fruit de son cerveau dérangé, sa proximité avec le satanisme étant interprété comme le signe d’une perte de contact avec la réalité. Hobart est présenté alors comme un sujet stupéfié (œil catatonique montré en gros plan, hypermnésie), réagissant violemment quand on lui injecte des amphétamines (cris, frayeur, panique) et revivant la nuit du démon jusqu’à entendre la voix de son maître qui lui ordonne de se tuer. Il se jette aussitôt par la fenêtre, le public assistant impuissant à ce suicide en direct. Plongé dans une attitude pensive au milieu de l’agitation, Holden semble passablement ébranlé par cet incident qu’il a involontairement provoqué. En effet, alors que l’hypnose expérimentale (ravivant la tradition charcotienne du patient spectacularisé et manipulé pour le « bien » de la cause médicale) est censée apporter des éléments de réponses permettant de disqualifier la doctrine hypnotico-occultiste, elle se retourne littéralement contre les experts scientifiques pour les enfoncer davantage dans la part obscure de l’hypnose et du surnaturel.
La part obscure de l’hypnose
Ce qui semble en effet triompher dans Night of the Demon, c’est l’insaisissable du monde de l’au-delà et son implacabilité, comme en attestent plusieurs séquences du film, à commencer par celles qui ont lieu dans la maison de Karswell où loge Holden, et dont la représentation répond à tous les stéréotypes de l’esthétique gothique : contrastes d’ombres et de lumière, atmosphère lugubre, portes qui s’ouvrent et qui grincent inexplicablement, musique inquiétante, chat qui se transforme en guépard (clin d’œil intertextuel à Cat People), etc. Construits comme des espaces hantés par la présence implicite de Karswell qui se divertit en jouant avec les nerfs de Holden, les lieux traversés par le professeur s’offrent comme autant d’épreuves testant sa volonté de contrôle. Celle-ci est à nouveau sollicitée dans le cadre d’une séance de spiritisme qui met Holden et Joanna en présence d’un médium spirite, Mr. Meek – séance organisée par la mère de Karswell qui confirme encore une fois l’accointance de celui-ci avec l’orbite occultiste et divinatoire.
Si cette rencontre est proposée à Holden pour le soutenir dans son enquête, la stratégie consiste encore une fois à déstabiliser le scientifique de manière à le faire accepter définitivement la toute-puissante d’une autorité qui le transcende. Convaincu par la nécessité de libérer Holden de ses démons, Mr. Meek (avec ses invités) va chanter pour plaire aux esprits, avant d’entrer en transe et de personnifier différentes âmes qui viennent s’adresser aux vivants présents dans la pièce. L’un de ces esprits s’avère être l’oncle de Joanna qui, en revivant le moment de sa mort, tente d’avertir l’assemblée du danger qui guette le savant américain s’il s’acharne à dénier l’existence de ce génie du mal. La voix du professeur Harrigton implore alors d’abandonner les recherches à propos du parchemin contenant des runes et dont la qualité magique consiste à jeter un sort mortel sur ceux auxquels il est destiné. A nouveau, la séance médiumnique vient soutenir le postulat paranormal, la manifestation vocale d’Harrigton confortant les indices accumulés jusque-là.
Car si Holden – comme semble l’indiquer l’étymologie anglo-saxonne de son nom de famille – « tient » fermement à sa version de l’histoire, refusant de prêter une quelconque consistance à des dires qu’il a pourtant accepté d’écouter, l’occultisme ne semble souffrir aucun démenti. La séance de spiritisme fait ici directement écho à la séquence d’hypnose expérimentale, toutes deux officiant comme des sortes de révélateurs de réalités occultes que le camp des rationalistes s’obstine à dénier. Dans les deux cas, cette « vérité » cachée est véhiculée par des médiateurs dont l’état de conscience modifié (hypnose, transe médiumnique) favorise l’émergence de messages provenant du domaine démoniaque. Le monstre communique donc indirectement avec Holden via des corps-médium privés de libre-arbitre dont la fonction première est de préparer à sa conversion définitive que seule une confrontation palpable avec lui sera en mesure d’achever.
Habituellement confondue ou associée à des pratiques considérées comme obscurantistes, l’hypnose chez Tourneur s’avère multiforme et complexe, maniée par des personnages aux motivations diverses dans le cadre d’expériences tout aussi variées. Alors que les hommes symbolisant l’autorité scientifique se heurtent systématiquement aux limites de cet outil, l’hypnose appliquée à une forme de médiation permettant à l’humain de se relier à une transcendance se révèle souvent bien plus performante. Une manière pour Tourneur de ménager une place à l’invisible et à l’indicible dans un monde rationnel qui a totalement perdu ses repères en matière de spiritualité ou tout simplement d’acceptation du mystère qui se loge dans toute réalité humaine. Les frontières floues qui délimitent l’hypnose, les problèmes posés par son statut scientifique et son instabilité définitoire semblent offrir une prise idéale à un discours exacerbant l’antinomie entre science et irrationnel. Pour s’en convaincre, faisons un petit détour par Cat People (1942) et I Walked with a Zombie (1943) qui mettent également en jeu le modèle de l’hypnose pour expliciter une forme de tiraillement entre scientificité et fantastique, offrant ainsi des occurrences intéressantes à observer en regard de Night of the demon.
L’hypnose dans I Walked with a Zombie et Cat People
Alors que l’hypnose moderne est le produit du positivisme occidental qui tente, à la fin du XIXe siècle, de la hisser au rang de science expérimentale, les films fantastiques ou d’horreur la font très souvent confluer, à l’instar de I Walked with a Zombie, avec des transes rituelles propres aux populations dites « primitives » – des rites considérés par beaucoup de savants occidentalo-centrés comme des formes psychopathologiques. Ces altérations psychiques induites par les transes sont, au contraire, envisagées par les cultures dont elles proviennent comme un mode de communication avec une surnature ou une divinité. En annexant l’hypnose au monde médical autour des années 1880-1900, les sciences autorisées ont tenté en vain d’expurger celle-ci d’une charge ésotérique qui lui est historiquement et culturellement attachée, notamment via le mesmérisme. En atteste l’histoire du cinéma du XXe et XXIe siècle qui continue à confiner l’hypnose aux domaines de la parapsychologie charlatanesque, témoignant du même coup du discrédit jeté sur un paradigme pourtant appelé à signifier la subjectivité humaine et ses contradictions. En situant l’hypnose dans un contexte exotique et lointain I Walked with the Zombie renoue avec une tradition extra-occidentale qui vient souligner la pérennité de pratiques qui relient l’humain avec le divin et l’ineffable de sa condition. L’essence de l’être humain s’éprouve semblent dire les films de Tourneur, dans l’épaisseur de son énigme, la science se révélant incapable d’en saisir tous les contours.
I Walked with the Zombie (1942).
C’est aussi ce que semble suggérer Cat People qui fait vaciller la science médicale et plus précisément l’hypnose mise en application dans le cadre d’un traitement psychanalytique supervisé par le Dr. Judd qui soigne Irena Dubrovna Reed, la féline héroïne du film. L’hypnose sert d’abord d’embrayeur narratif puisqu’elle déclenche la « confession » d’Irena qui va raconter les croyances attachées à sa culture serbe concernant l’existence de femmes-félines qui assassinent leurs amants après les avoir embrassés. L’hypnose s’apparente dès lors à une crise cathartique – qui, rattachée à la psychanalyse des origines, s’avère totalement désuète dans les années 1940 mais très économique sur le plan narratif –, une crise qui permet la ressouvenance d’épisodes du passé qui ont été refoulés pour protéger le psychisme d’une culpabilité ou d’un malaise.
Cat People (1942).
Comme souvent au cinéma, la méthode de l’hypnose est traitée comme un moyen thérapeutique ambigu qui vise à soumettre la patiente à la seule volonté du médecin, un personnage aux compétences reconnues mais à la morale douteuse (c’est un suborneur qui tentera de séduire la femme de son ami Oliver Reed pour la guérir de sa prétendue frigidité). La dissymétrie première du dispositif hypnotique – la femme étant réduite à l’objet d’investigation d’un homme reflétant un savoir cautionné par l’institution scientifique – se renverse alors sur le plan de la gestion du flot de l’information narrative puisqu’Irena résiste à livrer des secrets qui intéressent le Dr. Judd. En effet, elle ne se soumet pas totalement à l’emprise hypnotique, cette indiscipline pouvant être interprétée comme une forme de contestation de l’institution patriarcale qui cherche à normaliser une sexualité déviante puisque non conforme aux normes modernes de la société occidentale (on lui reproche notamment d’être prisonnière de convictions « folkloriques » implicitement jugées comme typiques de peuples archaïques).
La sexualité féminine est symboliquement dépeinte comme dangereuse, mais aussi comme dépassant les compétences du médecin qui se voit contraint d’user d’un procédé peu conventionnel dans le cadre thérapeutique : la séduction (mais il perdra la vie dans cette tentative de transgresser les barrières éthiques de la thérapie, ainsi que les barrières morales de l’adultère). L’échec de l’hypnose dans Cat People entraîne le Dr. Judd à se réfugier dans la doxa freudienne, estimant que ces créances ont leur origine dans l’enfance et qu’il suffit d’une bonne cure pour s’en débarrasser, la psychanalyse apparaissant comme une recette apte à purifier l’inconscient des scories d’une crédulité connotée comme infantile. Si la psychanalyse est investie ici du pouvoir de rétablir une Vérité perdue, elle se heurte cependant irrémédiablement au mal-être dont souffre Irena, un trouble qui, même codifié dans le registre fantastique, n’en reste pas moins une réalité irréductible à toute entreprise de rationalisation normalisatrice. Car, pour Tourneur, le surnaturel relève bel et bien du réel, malgré toutes nos tentatives de refoulement (précisément) de celui-là dans les limbes de l’improbable, du bizarre et du saugrenu.
Le triomphe du surnaturel
La fin de Night of the Demon met également en scène le dispositif « classique » de l’hypnose où un homme fort d’un savoir tente de plier la volonté d’une femme vulnérabilisée, le but étant d’atténuer le flot de paroles « oiseuses » prononcées par Joanna tenue prisonnière par Karswell dans le compartiment du train qui sert de véhicule à sa fuite. Il tente en effet d’échapper à Holden qui, ayant compris le projet de Karswell, veut rendre à son destinataire le parchemin runique qu’il a glissé dans ses papiers à son insu pour attirer à lui le monstre. La supériorité intellectuelle de Karswell et, partant, l’évidence du postulat occultiste, ne seront alors tout à fait établis que lorsque son rival John Holden renoncera à son scepticisme de principe, après avoir lui-même expérimenté la réalité du monstre satanique en frôlant une attaque fatale. S’il admet regretter son opiniâtreté à mettre systématiquement en doute les propos de Karswell, il ne s’émouvra pas pour autant de la mort de celui-ci entraînée par l’agression du monstre terrassé à son tour par les conduits et poteaux électriques du train. L’irréfutabilité de la magie noire ne s’imposera qu’au prix de la mort de son charismatique porte-parole dont on ne sait si la disparition est à comprendre comme le sacrifice nécessaire au triomphe du bien-fondé théosophique ou alors comme répondant aux exigences d’une production souhaitant un final hollywoodien, à la fois édifiant et effrayant (le producteur Hal E. Chester aurait passablement remanié la version finale proposée par Tourneur, notamment en rendant explicite la présence du monstre par des effets spéciaux).
Cette image où s’emmêlent, à la faveur d’une surimpression que Tourneur aurait certainement préféré éviter au profit d’une activation du hors-champ comme espace de la monstruosité terrifiante, cette image de fin donc fait s’imbriquer les « fils » de la modernité (le train) et de l’archaïsme (la présence implicite de tendances surréelles) laissant le spectateur suspendu entre ces deux options mutuellement mises en échec relatif. En effet, si John et Joanna ont amassés, au péril de leur propre vie, toutes les preuves certifiant l’existence du démon, ils n’en détournent pas moins leur regard du spectacle épouvantable proposé par la destruction réciproque impliquée par la rencontre entre la culture (la technologie moderne) et de la surnature (l’occultisme incarné par la bête). C’est la place centrale accordée à l’hypnose nimbée d’ambiguïté et de mystère, c’est sa malléabilité fonctionnelle, sa pluralité formelle et sémantique, qui induisent l’ouverture d’un discours filmique dévolu à tous les possibles et que seul le spectateur est habilité à infléchir en fonction d’une lecture personnelle. C’est bien cette suspension du sens qui est visée par Tourneur qui laisse au public le soin de trancher dans le débat qui déchire ses personnages entre science et croyance, tout en indiquant au passage les failles d’une pensée positiviste entièrement dévolue à une volonté de maîtrise du connu comme de l’inconnu.
A voir :
– Night of the Demon (Rendez-vous avec la peur) de Jacques Tourneur (1957). DVD/Blu-Ray + livre (Wild Side, 2013).
A lire :
– Cinéma et Hypnose.
– Hypnose et cinéma muet.
Article extrait de la revue en ligne La Furia Umana n°5 (juillet 2010). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Mireille Berton, Coll. S. Bazou. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.