Avec Jeux de mains (2005-2012), le plasticien Marc Ferrante rend visible l’invisible et vice versa en redéfinissant et en réinventant l’imagerie de la radiographie.
Il se rapproche ainsi d’un certain esthétisme proche des photographies spectrales du XIXe siècle. Un jeu identique entre la réalité et l’illusion, entre la captation réel du médium (photographique et radiologique) et le trucage apparent. Les portraits spirites sont remplacés par des mains dont l’expressivité est manifeste. Marc Ferrante a laissé de côté l’aspect médical pour mettre à l’épreuve l’imaginaire que la radiologie convoque à travers son dispositif technique, son mode de représentation, son histoire et celle des autres arts qui ont permis son invention. Il n’est pas simplement ici question de radiographie ou de photo, mais de peinture, de sculpture, de couture, de cuisine et de magie.
L’artiste a directement adapté sur la table du radiologue quelques « vieux tours de passe-passe » avec la collaboration de plusieurs artistes de la main : marionnettistes, prestidigitateurs et danseurs. Ce faisant, il a confronté l’imagerie radiologique à ce qui fait l’opacité d’un être, autrement dit à ce que les rayons X occultent habituellement : l’ombre, le reflet, la peau, l’empreinte, nos manies… tout ce qui constitue notre personne, notre vie, nos émotions. L’objectivité « transparente » des rayons X, qui voient à travers le corps (ici le squelette), est associée à l’invisibilité de ce que la machine ne peut retranscrire. Invisibilité matérialisée par un travail de trucage, de montage et de superposition. L’objectif de l’artiste est de jouer avec la révélation et l’opacité de la main qui est un symbole et une métaphore de l’humanité. Toutes expressions passent par le geste de la main ; geste qui est universel ou significatif d’une culture précise au travers des pratiques artistiques qui glorifient cet organe comme l’art de la marionnette ou de la prestidigitation.
Jeu d’idiot.
« C’est étrange quand on y pense : la main prend, touche, caresse, exprime ; la radiographie au contraire est un écran qui garde l’être à distance de lui-même pour que le médecin prenne en charge son patient. D’ailleurs la radio ne montre dans les faits qu’une image très partielle de vous-même. Elle réalise le miracle de la transparence en dévoilant votre anatomie, mais elle masque votre personne dans sa complexité : elle évacue complètement votre peau et tout ce qui constitue par ailleurs votre personne, votre vie, ce que vous éprouvez… Au fond, si la radiographie parvient si bien à modifier votre présence ou celle de votre main, pourquoi ne serait-elle pas en mesure de révéler nos manies ou la recherche expressive d’un geste. La radiographie peut encore dire quelque chose de plus sur nous, que ce qu’elle montre habituellement… » Marc Ferrante
Présences modifiées
« Ces vues de corps ne sont finalement que des vues de l’esprit, puisque la radiographie dépend d’un dispositif technique très élaboré. J’ai donc essayé ici de faire en quelque sorte mentir la radiographie, en adaptant aux rayons X quelques vieux trucages habituellement réservés à la peinture, à la photo ou au cinéma.
Mue.
Cette série est le fruit d’expérimentations mélangeant les technologies récentes avec quelques vieux tours de passe-passe façon Méliès ou Moholy-Nagy… En fait, la radiographie n’est pas seulement une découverte scientifique mais bien une invention culturelle. Röntgen, comme les scientifiques de son époque, était aussi un bricoleur aux multiples savoir-faire : il a certainement inventé la radiographie parce qu’il avait déjà manipulé des plaques photographiques, ou peut-être même réalisé des photogrammes, mais aussi parce qu’il avait connaissance du modus operandi de l’ombre chinoise. Au moment où il fait ses recherches scientifiques sur la matière, la photographie récréative devient un hobby qui s’inspire de plus en plus des inventions optiques sur la transparence, le rayonnement et la projection du XVIIe, XVIIIe et du XIXe et la science devient “amusante” dans les quotidiens.
Ombre 02.
Renouant ainsi avec l’esprit qui prévalait à la naissance de la radiologie, j’ai donc joué les alchimistes pour troubler les attentes du regard et les conventions de lectures de la radiographie, de la photo, de l’imagerie 3D… J’ai donc fait apparaître aux rayons-X tout ce que ces machines ne peuvent habituellement pas enregistrer, c’est-à-dire ce qui marque notre opacité : l’ombre, le reflet, la peau… Autrement dit, les doubles de la réalité qui nous renvoient à notre condition humaine. Le but ici, une fois encore, n’est pas simplement de faire illusion, mais d’amener le regardeur à s’interroger sur les conventions, les croyances et les fantasmes qui déterminent ou influencent son propre regard, au moment où les techno-sciences revendiquent de plus en plus la beauté de ses images, prenant ainsi l’art comme alibi, puisque le beau n’est plus une finalité pour l’art contemporain. » Marc Ferrante
Danses de mains
« Cette série vient du protocole de travail que j’ai mis en place pour travailler avec d’autres artistes. Je leur faisais faire des exercices devant une caméra vidéo pour rechercher par la suite, image par image, celles qui pouvaient m’intéresser avant d’en faire une radiographie.
Geste typique de la danse traditionnelle cambodgienne.
J’ai travaillé les danses de mains comme des portraits, en axant mes recherches sur la capacité de la main à s’approprier le vide et le temps, autour du mouvement, du cadrage, mais aussi des manies ou des rituels du danseur, de l’échauffement du marionnettiste… Je me suis intéressé à peu près en même temps aux poses pré-écrites qui rythment les danses traditionnelles et que les artistes répètent et peaufinent toute leur vie. Puis à force de travailler sur la gestuelle, j’en suis venu à faire des radiographies à 4 mains qui ressemblent à de fausses décompositions de mouvement (du faux E. J. Marey !), pour enfin pousser la machine dans ses retranchements et capter véritablement le mouvement aux rayons-X. » Marc Ferrante
Echauffement du marionnettiste.
Ombres chinoises
« Le cabinet de radiologie est semblable à une grotte où l’image redevient une ombre. Tout radiologue peut en faire l’expérience puisqu’il est amené à pré-visualiser en ombre chinoise ce qui va être radiographié : en effet à une lampe dans le foyer de la machine signale à l’avance l’ouverture de la fenêtre qui va délivrer les rayons.
Méphisto.
De plus la radiographie procède comme une ombre portée puisque la main, faisant plus ou moins obstacle aux rayons en fonction de la densité de ses constituants, marquera par conséquent plus ou moins la plaque de capteurs devant laquelle elle se trouve. J’ai donc demandé à des marionnettistes et des ombromanes de rejouer le bestiaire enfantin des ombres chinoises. Ces images restent à décrypter, mais cette fois-ci par n’importe qui et plus seulement par un spécialiste. Au final, cette imagerie du je, qui ne s’adresse usuellement qu’à un patient, devient une image du nous car elle fait référence et retrouve même un peu de poésie. Au dire des principaux intéressés qui ont posé pour ces images, il y a quelque chose de souverain à mimer un loup ou un cerf avec les os de ses mains ! » Marc Ferrante
Théâtre d’objets
« J’ai cherché à faire de la marionnette un masque pour la main, un peu comme une seconde peau. Au début, c’était un formidable laboratoire qui m’a permis de tester toutes sortes de matériaux. Cela ressemblait parfois aux essais que d’autres radiographes ont réalisés dès l’apparition de la radiographie au début du XXeme dans l’espoir d’y déceler de la beauté ou de tromper naïvement la mort.
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Peu à peu, j’ai restreint mon champ d’action en fabriquant des marionnettes dans des matériaux adaptés aux rayons X pour faire apparaître ce qui reste habituellement invisible. Je suis donc allé plus loin afin de peaufiner les rapports de valeurs ! J’ai ainsi pu exploiter toute la gamme des gris qu’offre la radiographie numérique et jouer en même temps avec les stéréotypes culturels d’hier et d’aujourd’hui, en confrontant différents types d’imageries, tour à tour médicales, étranges, kitch… » Marc Ferrante
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Les peaux
« La peau, la grande absente, est ré-apparue, histoire de retrouver un peu de sensualité. Presque simultanément, les os ont disparu, remettant en cause l’idée de transparence (tout du moins sa représentation) si importante dans notre société. En fait, la transparence est multiple et l’usage que l’on en fait est souvent très restrictif, voire contradictoire. Peau et os vont se superposer puis se dissocier dans des espaces paradoxaux qu’aucun logiciel numérique ou matériel médical n’est encore aujourd’hui capable de générer.
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Le reflet est toujours de la partie, mais il est là encore trompeur. En regardant les différents types de transparences présentées ici, force est de constater que la transparence traditionnelle à laquelle la radiographie nous a habitués n’est en fait qu’un certain niveau d’opacité convenu et communément accepté… » Marc Ferrante
A visiter :
– Le site de Marc Ferrante.
A voir :
– Le making of de Jeux de mains.
Crédits photos – Copyrights avec l’aimable autorisation de l’artiste : Marc Ferrante. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.