Vous êtes le directeur de la revue espagnole Maese Coral dédiée à l’histoire de la magie. Quand, comment et pourquoi a commencé ce projet ?
Une histoire de l’impossible est-elle possible ? C’était un vieux projet que j’avais conçu à l’époque où je dirigeais la maison d’édition Frakson avec Juan Tamariz. La pandémie de Covid l’a rendu possible. Pour la première fois, les personnes que je souhaitais réunir disposaient de ce bien si précieux : le temps. Nous avons formé un groupe promoteur afin de rechercher, diffuser et encourager la connaissance de l’histoire de la magie et préserver son patrimoine. Le groupe initial était composé de personnes issues de toutes les générations en activité à ce moment-là dans le monde de la magie. Nous nous sommes réunis, presque clandestinement, le samedi 21 novembre 2020 à 17h au théâtre La Imaginaria, un petit lieu situé dans le quartier de Lavapiés, à Madrid.

Étaient présents : Camilo Vázquez, grâce auquel nous nous rattachons aux origines de l’École Magique de Madrid ; Miguel Ángel Gea, co-auteur avec Juan Luque de La magie espagnole du XXe siècle ; Gema Navarro, qui a apporté une perspective de genre à l’histoire de la magie ; Imanol Ituiño, qui allait bientôt se révéler comme un extraordinaire maquettiste et concepteur graphique ; Ana Contreras, metteuse en scène, enseignante et chercheuse spécialisée dans la comédie magique du XVIIIe siècle ; Ferrán Rizo, biographe de Frakson ; Gonzalo Albiñana, ombromane, homme de théâtre et notre hôte à La Imaginaria ; et Ana Martínez de Aguilar, ancienne directrice du musée Reina Sofía.


Nous avons proposé de créer une revue imprimée sur papier, consacrée clairement à la recherche sur l’histoire de la magie, sous le nom de Maese Coral. Par la suite, d’autres membres ont rejoint le projet : Sergi Buka, également ombromane et lanterniste ; Carlos Devanti, spécialiste du cinéma et de la magie ; Eden Herrera, artiste plasticienne ; Ricardo Sánchez, éditeur ; et le magicien et avocat José Luis Vázquez del Rey, chargé des aspects juridiques. C’est alors que nous avons décidé de fonder l’Association culturelle Cancamusa, dont l’objectif est la préservation du patrimoine magique, et qui édite la revue Maese Coral.
Quelle est votre ligne éditoriale ? Que trouve-t-on dans les pages de votre revue ? Quelles rubriques ?
Dans le premier numéro, nous avons demandé à Luis Piedraita une contre-éditoriale dans laquelle il nous invite à un voyage effréné contre l’oubli. C’est cela, notre ligne éditoriale. Pour cela, nous avons décidé de concilier la rigueur académique avec la vision des magiciens sur leur propre histoire. Nous ne voulons pas renoncer à l’immense patrimoine de connaissances et de techniques qui, depuis des milliers d’années, ont été transmises de génération en génération et qui continuent aujourd’hui à l’être au sein de la communauté : sociétés magiques, congrès, festivals, boutiques, écoles de magie, revues, éditeurs, réseaux sociaux.

En même temps, nous souhaitons encourager l’intégration de chercheurs d’autres disciplines — histoire, anthropologie, psychologie, etc. — qui étudient les éléments culturels liés à l’illusionnisme, comme les idées, la science, l’art, la technique, la perception, la communication, l’adaptation aux médias de masse, et actuellement, le processus d’assimilation de l’IA et d’Internet. En définitive, qu’ils étudient l’illusionnisme comme un fait historique, artistique et culturel, lié aux arts populaires et aux arts scéniques, et qu’ils offrent une approche contextualisée et actuelle de son histoire.
La revue comprend différentes rubriques qui permettent d’accueillir des matériaux de natures diverses, sans reconnaître de frontières. L’éditorial traite généralement de questions liées à la conservation du patrimoine magique. La rubrique d’essais, LA PUNTA DEL HILO, se caractérise par la diversité et la variété de ses propositions. La section HOMENAJES cherche à préserver la mémoire des magiciens récemment disparus. Une section spécifique est consacrée aux relations entre la magie et LES ARTS POPULAIRES. Dans PERFILES, sont publiés des articles monographiques sur différents magiciens. La rubrique CONSTELACIONES propose des articles explorant les liens entre la magie et la création artistique et littéraire, la pensée, la science ou l’image.
Comment faire cohabiter dans la revue des collaborateurs magiciens et des collaborateurs issus du monde académique ?
Pour cela, nous avons établi un conseil éditorial pluraliste, mettant en place une revue par pairs à double aveugle et en proposant des lignes directrices communes que les deux collectifs peuvent respecter.
Pouvez-vous nous dire d’où vient le titre Maese Coral ?
Maese Coral, Masecoral ou passapassa, étaient les noms par lesquels on désignait les jeux de mains jusqu’aux XVIe et XVIIe siècles. Ainsi le définit le Trésor de la langue castillane de Sebastián de Covarrubias (1611) : « Juego de maese coral, juego de masecoral ou de passapassa y de masegicomar. » Tous ces noms ont l’embaucador qui nous fait, comme on dit, de ciel oignon, pour la générosité qu’il a à échanger les choses, et ainsi le jeu est aussi appelé jeu de mains. Le titre est un hommage aux origines les plus dures et radicales de notre histoire.
Pourquoi avoir choisi une conception graphique très épurée en noir et blanc ?
C’est l’œuvre du magicien basque Imanol Ituiño : un homme-orchestre capable de faire de la magie, de réaliser des films, d’écrire et de diriger des pièces de théâtre, de produire des programmes radio… Je voulais un design en accord avec une esthétique de notre temps, sobre, beau, visuellement percutant, qui, grâce à une grande intelligence, ne fasse pas augmenter les coûts.



Comme je l’ai déjà dit, tous ceux qui travaillent dans la revue appartiennent au monde de la magie. Il m’a semblé difficile de trouver dans ce monde quelqu’un capable de répondre à ces attentes. Imanol m’a dit : « Je peux le faire. » Je n’avais pas vu ses travaux graphiques, mais je connaissais la qualité et l’exigence avec lesquelles il réalisait toutes ses autres activités. Je me suis dit : « Si tout ce qu’il fait est bien fait, pourquoi ne pas essayer ? » Faire confiance à Imanol a été une excellente décision. En tant que magicien, il est constamment en tournée avec le Gure Cirkea, un cirque qui s’exprime en euskara, sa langue natale. Entre deux représentations, il compose chaque numéro, faisant, de même, des pitreries, des jongleries, des contorsions, des équilibres et des illusions en papier.
Pouvez-vous nous présenter l’équipe qui vous entoure ainsi que les rédacteurs du magazine ? Quelles sont leur spécificité et leur spécialité ?
J’ai déjà parlé des membres permanents de l’équipe en évoquant les débuts de la revue. Par la suite, le Conseil consultatif s’est enrichi de la présence du grand magicien Miguel Muñoz, qui entretient un lien privilégié avec le théâtre contemporain, ainsi que de l’historien et collectionneur de magie Martín Pacheco, propriétaire de Bazar de Magia, la boutique la plus importante d’Amérique latine. Une nouvelle génération de magiciens a également rejoint l’équipe pour gérer nos réseaux sociaux : Miguel Bravo, Pedro Martín et Sergio Arbeo. Comme la revue publie des travaux sur des savoirs très variés — de nature théorique, technique, historique, érudite ou documentaire — concernant l’histoire, la pratique et le développement de la magie illusionniste depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, ses contributeurs sont nombreux et hétérogènes. Plus de soixante-dix auteurs ont participé aux huit numéros déjà publiés, couvrant différentes disciplines du savoir. Parmi les collaborateurs français, on peut citer Belkheïr Djenane « Bébel », Gaëtan Bloom et la professeure Lise Jankovic, entre autres, pour le moment.


Qui peut contribuer au magazine et comment ? Est-il ouvert à d’autres nationalités et d’autres profils de compétence que les illusionnistes ? Chercheurs, auteurs, universitaires, écrivains, philosophes, essayistes… ?
Il est important de préciser qu’il s’agit d’une revue qui vise à promouvoir la recherche rigoureuse et la création originale. Elle est ouverte à la collaboration de chercheurs de toutes nationalités et de différentes disciplines du savoir, de la magie et de diverses pratiques artistiques, à condition qu’ils approfondissent l’histoire de l’art magique. Les articles que nous recevons sont soumis à une évaluation en double aveugle, comme je l’ai déjà indiqué. Nous poursuivons également nos propres axes de recherche et confions des études spécifiques aux personnes que nous estimons les plus compétentes. Nous accordons une attention particulière à combler les lacunes dans les domaines qui nous sont les plus proches.


Comment et où est diffusée votre revue ? À combien d’exemplaires ?
La revue est imprimée sur papier. Il n’existe pas de version numérique. Nous nous finançons grâce aux abonnements, à la vente de numéros individuels sur notre site web – maesecoral.com – et dans les boutiques de magie. Cela est possible car toutes les personnes qui travaillent sur la revue appartiennent au monde de la magie et ne reçoivent aucune rémunération. Les tirages sont très contrôlés afin d’éviter les invendus. Chaque numéro a l’envergure d’un livre. Il ne dépend pas de l’actualité. Sa durée de vie est longue. Comme la demande ne faiblit pas, nous réimprimons les numéros épuisés. Certaines personnes découvrent la revue au numéro 8 et souhaitent ensuite acquérir l’intégralité des précédents.

Quand, comment et pourquoi avez-vous créé parallèlement l’association Cancamusa ? Quels sont ses objectifs ?
Cancamusa signifie « artifice, parole ou action destinée à détourner l’attention pour dissimuler un acte ». C’est le nom donné en espagnol, aux XVIe et XVIIe siècles, à ce que nous appelons aujourd’hui le misdirection. Malgré notre nom, notre but n’est pas de détourner l’attention, mais de la concentrer sur trois objectifs :
- Rechercher et diffuser l’histoire de la magie à travers la revue ;
- Organiser des conférences, colloques et autres activités autour de l’histoire de la magie ;
- Contribuer à la préservation du patrimoine magique en favorisant la création d’archives, d’espaces de sauvegarde du patrimoine illusionniste en Espagne, en valorisant l’art magique et la profession de magicien, et en servant de plateforme de soutien aux jeunes illusionnistes.
Vous organisez également des « Journées du théâtre magique ». De quoi s’agit-il ?
L’association Cancamusa collabore avec certaines des institutions les plus prestigieuses de notre pays pour organiser des actions de connaissance, de recherche, de diffusion et de préservation du patrimoine magique.
En juillet 2022, du 7 au 10, s’est tenu à la Fondation Juan March le festival Magia a ojos vistas, une série d’activités autour de la magie avec la participation de certains des illusionnistes et spécialistes les plus reconnus d’Espagne, coproduit par la Fondation Juan March et le Festival Veranos de la Villa de la Ville de Madrid. L’exposition De ritual a arte escénico a mis en valeur la richesse intellectuelle du patrimoine illusionniste à travers une sélection d’œuvres de la Bibliothèque de l’illusionnisme de la Fondation. La grande qualité scénique de l’illusionnisme a été démontrée lors de la soirée Ilusión total, avec les performances de Miguel Muñoz, Jaime Figueroa, Kiko Pastur et le pianiste Samuel Tirado. Le maître Juan Tamariz y a présenté sa vision de la magie dans la conférence-spectacle Por arte de magia.
J’ai moi-même donné une conférence sur l’histoire de l’illusionnisme. Paco González et Inés, La Maga, ont animé des séances de magie de proximité, tandis que Lola Mento s’est chargée de la magie pour enfants. Il y a eu des projections de films et un spectacle de lanterne magique par Sergi Buka, illustrant la relation entre le cinéma et l’illusionnisme. Enfin, une première rencontre a réuni illusionnistes et professionnels du théâtre.


Deux ans plus tard, en juillet 2024, en collaboration avec la metteuse en scène Ana Contreras et d’autres institutions, nous avons organisé une rencontre sur l’illusionnisme et le théâtre. Miguel Muñoz a animé un atelier au cirque Price, à destination d’acteurs et de professionnels du spectacle. Près d’une centaine de personnes y ont assisté. Il est parti de l’imaginaire des participants sur la magie pour aborder le langage spécifique de la discipline, en soulignant l’intérêt de la magie pour les arts de la scène à l’aide d’exemples issus de son propre travail.
Les journées suivantes ont eu lieu au centre Actua et à la Fondation March. Elles ont débuté par une conférence de Miguel Ángel Gea intitulée L’Impossible, portant sur ce qui définit la magie en tant qu’art scénique. Plusieurs tables rondes ont suivi : sur les liens entre magie et théâtre à travers l’histoire, sur leurs relations actuelles, sur les perspectives d’avenir de cette collaboration, et sur les particularités magiques du montage de Casa de los celos y selvas de Andrenia de Miguel de Cervantes. Des académiciens, magiciens et professionnels du théâtre y ont participé à parts égales.


Gema Navarro a parlé des femmes dans l’illusionnisme – Magiciennes sous le signe du patriarcat : Pouvoir et persuasion ; Imanol Ituiño a présenté un numéro de magie ; le jeune Juan López Ortega a proposé une pièce de théâtre d’objets à portée magique. Le professeur Alejandro Ocaña a disserté sur L’illusionnisme dans le théâtre d’horreur du Grand Guignol de Paris.
La suite des journées s’est déroulée au Festival de Théâtre Classique d’Almagro, où nous avons assisté à la représentation d’une œuvre de Calderón et d’une pièce de la dramaturge méconnue Ana Caro de Mallén, toutes deux intégrant la magie. Deux tables rondes ont accompagné ces événements : la première sur la magie et la musique, la seconde sur le merveilleux. J’ai donné la conférence L’illusionnisme au Siècle d’Or, avec une intervention magique de Miguel Ángel Gea au Corral de Comedias. Ángel Martínez a présenté une conférence sur Les machines de l’illusion dans le théâtre baroque.
Actuellement, nous avons un projet de collaboration avec une université étrangère autour des femmes dans la magie.
Quelle est la place de l’histoire et du patrimoine magique en Espagne aujourd’hui ? Avez-vous d’autres projets et initiatives dans ce sens ?
Bien que certains progrès aient été réalisés ces derniers temps, la conservation du patrimoine de la magie illusionniste en Espagne reste une tâche inachevée. Il existe des périodes entières de la magie espagnole dont il ne subsiste aucune trace : ni des illusionnistes eux-mêmes, ni de leurs techniques, méthodes, façons de se produire, ni de la manière dont la société les percevait. De nombreux magiciens ignorent ce qu’il adviendra de leurs archives. Jusqu’à présent, une part très importante de ces archives a été détruite. Souvent, les familles ne disposent ni de l’intérêt ni des moyens nécessaires pour en assurer la préservation.
Pour mener à bien les initiatives de sauvegarde du patrimoine magique, il est indispensable que l’illusionnisme soit reconnu institutionnellement comme un art scénique. Le monde de la magie devrait demander à l’Administration Générale de l’État, en collaboration avec les Communautés autonomes, l’élaboration d’un Plan National fondé sur une connaissance approfondie du patrimoine matériel et immatériel de l’illusionnisme ainsi que de la situation du secteur. Ce plan permettrait de développer des projets de recherche, de conservation et de valorisation publique de ce patrimoine.
L’un de ces projets consisterait en la création d’un fonds d’archives du patrimoine magique. Notre État étant un État autonomique, ce fonds serait articulé en plusieurs nœuds régionaux gravitant autour d’un fichier numérique centralisé, consultable par tout un chacun. Il réunirait les ressources sur l’histoire de l’illusionnisme conservées dans les collections publiques et privées. Ces collections resteraient sur leurs sites d’origine tout en étant interconnectées à distance.
Dernièrement, une avancée majeure a été la décision du CDAEM (Centre de documentation des arts de la scène et de la musique) de créer une section dédiée à l’illusionnisme, inaugurée grâce à l’importante donation de Miguel Puga (MagoMigue), comprenant les archives du festival Hocus Pocus, dont les enregistrements constituent une excellente anthologie des vingt-cinq dernières années de magie. Le Centre de Recherche et de Ressources pour les Arts de la Scène d’Andalousie (CIRAE) possède également un Fonds d’illusionnisme.
Ce sont des pas de géant pour préserver la mémoire de la magie, mais ils nécessitent un effort constant et soutenu. Il est aujourd’hui urgent de consolider le Musée de la Magie Xevi à Santa Cristina d’Aro, qui possède une riche collection d’objets et de documents, fruit de l’immense travail de son fondateur, dont seule une partie est actuellement accessible au public. Les administrations nationales, régionales et locales devraient garantir sa pérennité, contribuer à assurer le siège permanent, le catalogue des collections, les fonctions du musée, le montage muséographique, ainsi que l’organisation d’activités artistiques et culturelles.
À lire :
Interview réalisée en juillet 2025. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Ramón Mayrata / Maese Coral / Imanol Ituiño. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.