« Ceux qui nient sont plus utiles qu’on ne pense : sans eux, on ne verrait que des contes où domine le merveilleux : cela fait qu’on y regarde de plus près. » BAYLE (Réponse aux questions d’un provincial)
Fakir ! Balzac a dit qu’il y a des mots qui ont une espèce de sonorité telle qu’à les entendre prononcer, même sans en connaître le sens, on évoque certaines formes, certaines couleurs, et même certaines idées. Je crois que le mot fakir est un de ces mots-là. Il est magnifique, à mon sens du moins; il a quelque chose de légèrement triste, de doux, de calme, de résigné, de mystérieux, de mystique: il ne me paraît pas douteux qu’à lui seul il a été pour beaucoup dans cet engouement, dans cette curiosité crédule, que nous voyons se manifester encore aujourd’hui pour toutes les choses étranges qu’il suggère. Malheureusement, quand on y regarde de près, on s’aperçoit qu’on avait fait grossièrement fausse route.
Faqir est un mot arabe qui veut dire pauvre. Et, si l’on s’en rapporte aux habitants de l’Inde, — et non pas aux voyageurs, —les fakirs sont tout simplement des mendiants qui, pour gagner leur vie, exécutent des « tours » devant le public, en donnant toutefois à leurs exercices un caractère religieux. Donner à leurs exercices un caractère religieux, cela signifie: accomplir des miracles. Chaque religion a les siens ; et les fakirs soutiennent, en effet, qu’à force de prières, de macérations et d’austérité, ils ont obtenu de leurs dieux la faculté de manier des forces surnaturelles — donc d’accomplir des miracles. Nous pouvons, tout de suite, faire ici cette remarque: est-il vraisemblable que de tels individus viennent s’exhiber sur les scènes de nos music-halls européens ? — Évidemment non. Et, en fait, il n’y a pas d’exemple qu’un seul fakir indien authentique soit jamais venu s’exhiber dans nos music-halls.
Conclusion : il y a deux sortes de fakirs : les vrais et les faux ; les vrais, qui résident au fond de l’Asie, et les faux, qui se promènent dans les capitales de l’Occident. Or, une telle division, que j’ai cru devoir rappeler en tête de cette étude, parce qu’elle a son importance, nous n’aurons pas, en réalité, à en tenir compte dans les pages qui vont suivre. En effet, si on étudie attentivement les documents, on a vite fait de s’apercevoir que les « phénomènes » accomplis par les fakirs indiens sont exactement les mêmes que ceux que réalisent les faux fakirs européens. Or, qui peut le plus peut le moins : si j’arrive à établir et démontrer — comme je l’espère — que tous les exercices des Indiens ne sont que d’habiles jongleries, à plus forte raison aurais-je fait comprendre aussi que les pseudo-Indiens de nos music-halls sont de simples farceurs. Au surplus, de ces derniers je me suis occupé ailleurs: aujourd’hui je m’efforcerai de rester dans le domaine du vrai fakirisme indien.
ESSAI DE CLASSIFICATION
Mais il me paraît nécessaire, avant d’entreprendre la critique de ces bizarres phénomènes, d’essayer d’abord d’en dresser un petit tableau, — ce qui, d’ailleurs, n’a jamais été fait. Phénomènes de « fakirisme » : qu’est-ce que cela ? — Autrement dit, quelles sont les expériences dont l’individu qui se dit fakir doit réaliser au moins une, pour avoir le droit de se dire fakir? Après études et observations, je proposerai de ramener à dix les phénomènes essentiels du fakirisme. Les voici, énumérés d’abord sans aucun commentaire :
– Catalepsie.
– Immobilité.
– Insensibilité.
– Invulnérabilité.
– Suspension des mouvements de la vie.
– Accélération de la croissance de petits animaux.
– Accélération de la croissance des plantes.
– Déplacements d’objets sans contacts.
– Expérience de la corde.
– Dématérialisation.
Je crois cette liste complète. Je veux dire par là que toutes les expériences, quelles qu’elles soient, réalisées par les fakirs indiens, doivent pouvoir venir se classer dans l’une de ces dix catégories-types. On m’objectera peut-être que je n’ai point rendu compte ici de certains phénomènes d’ordre intellectuel : lucidité, clairvoyance, double vue (cryptesthésie de Richet, métagnomie d’Osty). Mais je répondrai que ces phénomènes, présentés, en effet, assez souvent par les faux fakirs de chez nous, ne sont nullement caractéristiques du vrai fakirisme indien. Certes, un fakir indien fait montre, quelquefois, de soi-disant « clairvoyance » : mais ce n’est pas en tant que fakir. En un mot, l’Indien qui ne se dirait doué uniquement que de cette faculté ne serait pas du tout un fakir. Et, aussi bien, on doit se rappeler que les facultés métaphysiques de cet ordre passent, et depuis fort longtemps, pour être plutôt possédées par les « Bohémiens ». Oui, traditionnellement, « dire la bonne aventure », c’est l’apanage des « Romanichels » et non des fakirs. Si nos faux fakirs se livrent parfois à ce jeu, c’est uniquement — il n’y a aucun doute à ce sujet — pour allonger leur spectacle. Laissons donc cela.
Maintenant, ne pouvons-nous, en jetant les yeux sur notre liste de dix phénomènes, tenter d’y mettre un peu d’ordre et d’en opérer le classement ? La méthode scientifique nous dicte ici notre devoir. Trop longtemps on a embrouillé toutes ces questions. Les « voyageurs » nous ont rapporté, pêle-mêle, l’histoire de la corde avec le tour des épingles, la planche-à-clous avec l’enterrement, la plante-qui-pousse avec l’épée enfoncée à travers le ventre : il est impossible de travailler utilement sur ces matériaux sans essayer, encore une fois, et puisqu’on ne l’a jamais fait, de les grouper en espèces, en genres, ou au moins en familles. Pour moi, dans l’ensemble de ces phénomènes, je distingue, précisément, trois groupes.
Paul Heuzé jouant les fakir.
Dans un premier groupe — appelons-le groupe A — je classe les phénomènes qui dénoteraient une action du fakir sur lui-même, c’est-à-dire la faculté de se mettre dans un état spécial (supra-normal) ; et je vois là cinq phénomènes :
La catalepsie
Le corps du fakir devient raide comme une barre de bois ; on peut le placer, sans qu’il plie, la nuque sur un tréteau, les pieds sur un autre, monter sur le milieu de son corps ainsi suspendu, ou y briser une grosse pierre ; état spécial.
L’immobilité
Un fakir reste sans bouger, dans une position extraordinaire, pendant des jours, des mois, des années ; état spécial.
L’insensibilité
Le fakir, après un entraînement formidable, commencé depuis l’enfance, a acquis la faculté de se mettre dans un état spécial, pendant lequel son corps est insensible à la douleur: il s’enfonce de longues épingles dans les joues, dans le cou, dans le bras ; il se couche nu sur une planche hérissée de clous, etc. il ne ressent rien.
L’invulnérabilité
Ici, le fakir souffre, mais il peut subir sans dommage des blessures qui, s’il était dans son état normal, seraient pour lui dangereuses et même mortelles: par exemple il se fait traverser de part en part avec une épée, il se promène une torche enflammée sur diverses parties du corps, il lèche un morceau de fer rougi au feu, etc. ; état spécial.
La suspension des mouvements de la vie
C’est la fameuse expérience de l’enterrement : un fakir se fait enfermer dans un cercueil, puis descendre dans un caveau que l’on recouvre de terre ; et il reste là des heures, des jours, des mois, des années; état spécial.
Dans un deuxième groupe — appelons le groupe B — je classe les phénomènes qui dénoteraient une action du fakir sur d’autres êtres vivants. Il y en a deux :
L’accélération de la croissance chez de petits animaux
Le fakir place, par exemple, des œufs de poisson dans un récipient rempli d’eau ; il recouvre le récipient d’un foulard ; il se livre à des simagrées quelconques; puis, quand il enlève le foulard, il y a, à la place des œufs, de jolis petits poissons frétillants.
L’accélération de la croissance des plantes
Le fakir enfouit quelques graines dans un petit tas de terre; il recouvre le tout d’un foulard; il se livre à ses simagrées : quand il enlève le foulard, une jeune plante offre aux regards des assistants ses petites feuilles d’un vert tendre.
Enfin, dans un troisième groupe — appelons-le groupe C — je classe les phénomènes qui dénoteraient une action du fakir, non plus sur lui-même ou sur d’autres êtres vivants, mais sur la matière (dans le sens vulgaire du mot). Ce sont les trois derniers du tableau.
Le déplacement d’objets sans contact
Ce que les métapsychistes appellent télékinésie : des feuilles sèches, une coupe, quelques bibelots, se déplacent autour du fakir, sans qu’il semble les toucher ; ou bien son propre corps se détache du sol et s’élève doucement jusqu’à une certaine hauteur (lévitation).
L’expérience de la corde
Le fakir lance une corde en l’air et celle-ci reste raide, comme si elle était allée s’attacher à quelque support invisible; le fakir grimpe après la corde.
La dématérialisation
Le fakir disparaît, s’évanouit dans l’espace ; il fait, de même, disparaître et s’évanouir des objets. Voilà donc, n’est-il pas vrai, le terrain qui commence à se trouver débroussaillé devant nous: nous devons avoir maintenant, avec ces trois groupes, de quoi essayer de nous orienter. Or, après un nouvel examen, je fais encore cette remarque : c’est que, le groupe B et le groupe C, nous pouvons nous en débarrasser rapidement. Voici pourquoi et comment.
[…]
– Texte extrait de La Revue hebdomadaire (Paris. 1892).
A lire :
– Fakirs, Fumistes & Cie de Paul Heuzé (Editions Akribeia, 2005 et 1926 pour l’originale aux Editions de France)
– Dernières histoires de fakirs de Paul Heuzé (Editions Akribeia, 2005 et 1927 pour l’originale aux Editions de France)
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