Dans Le Sophiste, la réflexion sur le discours et les images sert de métaphore pour faire comprendre la véritable nature de la sophistique qui est d’apprendre à persuader, et à tromper, sans connaître la vraie nature des choses. Platon prend l’exemple des peintres, et distingue deux façons d’imiter : l’une est satisfaisante parce qu’elle « reproduit l’original en ses proportions de longueur, de largeur et de profondeur, et qui, donne à chaque partie les couleurs appropriées ». L’autre est simulacre parce qu’elle se distingue de la copie,car elle n’offre qu’une illusion de ressemblance, cachant une dissemblance fondamentale, dans l’intention de plaire, d’impressionner et de persuader.
Le sophiste représente l’incarnation philosophique du simulacre, « il n’est point de ceux qui savent mais de ceux qui imitent. »
Les Sophistes, utilisant l’argument de Parménide, avaient révoqué l’argumentaire Socratique en soutenant que ceux-ci ne pouvaient faire de discours faux, contrairement à ce que Socrate leur reprochait de faire. Puisque le discours étant un discours, il était et en ce qu’il était il ne pouvait pas ne pas être, l’être étant et le non-être n’étant pas.
Dans le texte, l’étranger cherche un moyen de définir l’art du sophiste sans se contredire. En d’autres termes, il entend montrer en quoi le discours sophistique n’est pas proprement un discours, même s’il en est un. Cette réflexion le conduira à une réflexion sur le rapport entre l’être et le non-être. En effet, comment démasquer le sophiste sans contredire Parménide ? Comment dire qu’une chose est et n’est pas en même temps ? Si le discours sophistique est un discours comment soutenir ensuite qu’il n’en est pas un ?
Pour répondre à la question avec prudence, l’étranger engage d’abord, avec Théétète, une réflexion sur les concepts d’image et de simulacre. Cette réflexion lui permet de mettre en évidence le fait que l’image est sans être. Elle est apparence de ce qui est. Quant au simulacre, il joue sur ces apparences pour obtenir une adhésion sur ce qui ne devrait pas faire l’objet d’un quelconque assentiment. L’étranger en vient donc à admettre que l’être et le non-être s’entrecroisent. Or c’est précisément sur cet entrecroisement que joue le sophiste et tel est son art.
En effet, celui-ci « joue » de l’entrelacement être et non être. Il fait bien des discours mais ceux-ci ne sont que des apparences de discours en ce qu’ils sont trompeurs. Ils sont donc sans être. Ils sont réellement images de discours mais ne sont pas discours en tant que tels.
L’idée de discours n’est pas la tromperie mais l’enseignement. Le discours sophistique n’enseigne rien. Il trompe et abuse. Il n’est donc pas réellement un discours mais une apparence de celui-ci.
L’étranger définit, ensuite, avec plus de précision l’art du sophiste. Il nous permet précisément de réfléchir sur ce que doit être la vocation philosophique : l’enseignement, la transmission du vrai dans la vérité de la chose.
En soutenant la thèse qu‘il défend, l’étranger prépare ainsi progressivement au « parricide » à l’égard de Parménide. Il commence à montrer en quel sens « l’être » peut n’être pas et « le non-être » être. Ce texte est propédeutique au parricide. Il se décompose en deux moments.
1- Dans le premier moment, l’étranger et Théétète tentent de définir ce qu’est une « image ». Une telle réflexion avait déjà été engagée dans le fameux livre X de la République. Socrate avait soutenu que l’image est éloignée de trois degrés de la vérité, celle-ci n’étant autre que la « forme » ou « l ‘idée de la chose ». Le peintre qui peint un lit ne nous en montre qu’un aspect de celui-ci. Il ne nous montre ni un véritable lit, ni ce qu’est l’idée de lit. Le peintre, tout comme le poète, ne peuvent donc faire partie de la cité idéale qui a été évoquée dans les livres précédents puisqu’ils prétendent être les instituteurs de la cité, à l’instar d’Homère, alors qu’ils n’instituent en rien celle-ci. Au pis, ils la trompent, parfois ils la divertissent et de temps à autre ils l’édifient mais ils ne sont en rien instituteurs de celle-ci puisque leur domaine est l’image que Socrate a évoquée dans les termes qui ont été indiqués.
Après que Théétète ait affirmé que l’image est à la fois l’objet véritable dont elle est la copie tout en étant « autre », l’étranger demande à ce dernier de réfléchir sur cet autre « être » de l’image. Quelle est cette existence autre, cet « autre » de l’image ?
Bien qu’éloignée de trois degrés de la vérité, nul ne peut en effet soutenir que l’image n’est pas. Elle est, mais qu’est-elle ? L’image est « semblable » à l’objet véritable mais elle n’est pas cet objet. L’image du lit ressemble à un lit. Elle a l’apparence du lit mais ce n’est pas un lit. Nul ne peut dormir sur une image de lit en effet (René Magritte reprendra cette idée dans ses fameux tableaux Ceci n’est pas une pomme, Ceci n’est pas une pipe)
Cette réflexion sur l’image permet d’en venir à une première conclusion : celle de l’entrelacement « qui entrecroise l’être et le non être ». En d’autres termes, si l’être ne peut se confondre avec le non-être – et telle était une part de l’affirmation de Parménide et que Socrate reprendra dans le Théétète pour confondre Protagoras en montrant qu’une chose est ou vraie ou fausse et ne peut être vraie et fausse. Il n’en demeure pas moins que l’on ne peut conclure de cette distinction à l’existence d’une séparation. L’être et le non-être sont entrecroisés. Ils sont entrelacés et le sophiste joue précisément de cet entrelacement.
Que signifie-t-il ? Il signifie qu’en ce monde, il est bien difficile de distinguer l’apparence de la réalité ne serait-ce parce que l’apparence est elle-même une réalité, la réalité de l’apparence. Cet entrecroisement signifie aussi que si la vision du poète est éloignée de la vérité en ce qu’elle touche la copie et l’image des choses, elle n’est pas toujours nécessairement fausse. Elle est éloignée. Elle ne montre pas la chose dans sa réalité, la réalité de celle-ci étant son « idée ».
Voir ce qu’est un lit, un homme, ce n’est pas voir une image de lit ou d’homme en effet mais c’est bien le comprendre et comprendre son idée. Comprendre c’est ensuite être en mesure d’expliciter ce qui a été compris. L’image permet de saisir un aspect de la chose mais il n’en saisit pas l’essentiel.
L’apparence trompe mais cette tromperie de l’apparence n’est pas celle du mensonge. Elle est plutôt celle de l’illusion. Elle laisse croire en la saisine de la totalité d’une chose. Elle montre mais ne montre que l’apparence des choses. Elle est mais elle n’est que l’apparence d’une chose.
Or tel est précisément le discours du sophiste. Il est discours mais est en ce qu’il est une apparence de celui-ci. Il est donc réellement sans être réellement. Il est réellement une image mais n’est pas réellement ce qu’est la chose dont il ne montre qu’un aspect. Il est donc image de discours mais n’est pas discours. Il montre les images des choses mais ne les montre pas tout à fait.
C’est précisément cela que cette réflexion sur l’image que Théétète et l’étranger ont opéré va permettre de réaliser : définir ce qu’est l’art du sophiste par le biais d‘un autre concept : celui de simulacre.
2- Le second moment du texte débute, en effet, par un « mais »… « mais alors demande l’étranger, pourrons-nous définir l’art du sophiste si nous voulons rester d’accord avec nous-même ? ». Pourrons-nous en effet le saisir dans sa totalité sans remettre en cause la thèse de Parménide. L’être et le non-être s’entrecroisent mais ce qui est, peut-on dire qu’il n’est pas et le discours du sophiste peut-on dire qu’il est sans être et de quelle manière ?
Pour répondre à cette question, l’étranger part cette fois non plus de l’image mais du « simulacre ». L’art du sophiste est celui qui « use de simulacre pour tromper et son art est un art de tromperie ». Telle est la première détermination qu’il en propose ici.
Le sophiste est donc celui qui joue et utilise des illusions et des apparences trompeuses. Il trompe au sens où, nous indique l’étranger, il permet, par le truchement de son art, de faire en sorte que notre « âme opine faussement ».
Le discours sophistique est donc bien quelque chose qui existe mais qui existe dans le but d’introduire de la tromperie.
C’est en réfléchissant sur le sens de cette tromperie que l’étranger va alors tenter de résoudre le dilemme qu’il s’est posé liminairement. A quoi conduit le discours sophistique ? Il conduit à opiner des choses contraires à celles qui sont. De quoi le sophiste nous éloigne-t-il et vers quoi nous ramène-t-il ? Il nous ramène vers l’image des choses, leur apparence mais non pas vers ce qu’elles sont dans leur « réalité ». Les sophistes ne nous ramènent pas vers les idées mais les copies ou les images.
Le discours sophistique est donc apparence de discours car il est semblable à un discours sans en être un véritable.
Mais qu’est-ce qu’un discours véritable ? Socrate en avait défini les termes dans le Phèdre. Le discours véritable est celui qui enseigne, non pas celui qui séduit. Il est celui qui fait signe vers ce qui est réellement. Il est celui qui, comme il l’expliquera également dans le Théétète, met dans de bonnes dispositions et permet à celui qui écoute de voir ce qui convient de voir. Or tel n’est pas le cas du discours sophistique.
En effet, le discours sophistique ne met pas l’auditeur en présence de ce qu’il devrait voir. Il ne le met pas sur son droit chemin, sur le chemin qui est le sien mais de plus, il l’en éloigne en ne lui montrant que des simulacres ou des apparences de choses qu’il fait considérer comme les choses véritables.
Le discours sophistique est sans être. Il n’a pas d’être ni de fond contrairement à ce que devrait être un discours. Il est en effet apparence de discours sans en être un en ce que précisément il « joue » sur les apparences pour tromper, pour égarer et faire croire par exemple que ce qu’il montre est vrai alors qu’il n’est qu’apparence de vérité.
À lire :
– L’art, l’illusion et l’imitation chez Platon.
– L’allégorie de la caverne.
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