Conception, mise en scène, interprétation : Yann Frisch. Direction de production, coordination de création : Sidonie Pigeon. Régie générale : Etienne Charles. Interventions artistiques : Sébastien Barrier, Arthur Lochmann, Valentine Losseau. Décor : Etienne Charles, Régis Friaud, Mathias Lejosne, Rital, Alain Verdier, Sohuta, Noémie Le Tily. Création lumière : Elsa Revol. Costumes : Monika Schwarzl. Conseillers magiques et artistiques : Père Alex, Arthur Chavaudret, Dani DaOrtiz, Alain de Moyencourt, Monsieur Hamery, Pierre-Marie Lazaroo, Raphaël Navarro.
Le contexte
C’est un retour à la normale attendu par tout le monde, artistes comme spectateurs après des mois d’arrêt, de reports, d’annulations. Le monde du spectacle ayant pris de plein fouet la crise sanitaire laissant sur le carreau des milliers d’intermittents, de techniciens, de tourneurs, de producteurs, de directeurs (théâtres, institutions), de compagnies. Les artistes qui ont la chance de travailler depuis le déconfinement sont rares. Ils limitent la casse car les restrictions gouvernementales sont draconiennes, limitant la jauge à 50% (en théorie) ainsi que les recettes. Pourquoi proposer des spectacles si ces derniers ne sont pas rentables ? Comme le dit très justement Jean-Michel Ribes, le patron du Théâtre du Rond-Point, il faut d’urgence repenser notre système de production et de distribution !
Dans le domaine de l’illusion, la crise est encore plus significative car la discipline demande un minimum de « contact humain ». On ne parle même pas de la pratique du close-up qui est condamnée à évoluer, en trouvant la bonne « distanciation », si elle ne veut pas disparaître pour de bon. Au programme de plusieurs théâtres, de festivals, de soirées d’entreprises, d’événementielles et d’arbres de Noël, la magie est presque à l’arrêt complet et il faut nous contenter de quelques miettes éparses.
Dans ce contexte morose et anxiogène, Yann Frisch fait office de survivant. Il faut dire qu’il est relativement « indépendant », parcourant la France avec son camion-théâtre1 mis au point dans sa ville natale du Mans en 2018. Une auto-structure conçue avec des ingénieurs et des concepteurs (Matthieu Bony, Eric Noël, Silvain Ohl) qui transforme une semi-remorque en une salle de spectacle de quatre-vingt-dix places en gradin avec une régie (grâce à des vérins hydrauliques), pour un espace total de huit mètres vingt de large sur six mètres de haut. A l’extérieur se trouve un espace d’accueil et un bar qui peuvent être couverts. Malgré son spectacle « itinérant », comme les cirques et leur chapiteau, le jeune magicien trentenaire n’a pas pu s’installer où il voulait, tributaire des autorisations préfectorales. Résultat : sept mois qu’il n’a plus joué ; c’est dire si les retrouvailles avec le public étaient attendues.
Le spectacle
Les spectateurs entrent dans le camion-théâtre par un escalier latéral et se retrouvent directement sur la scène, puis sont dirigés vers les gradins pour prendre place. Covid- 19 oblige, l’espace est rempli à 70%, ce qui est déjà bien.
Sur scène sont disposés différents meubles de style art-déco, une bibliothèque, des casiers de bouteilles, un lampadaire, un gramophone, un guéridon avec une énigmatique figurine Maya sous verre, un fauteuil, un tapis persan sur lequel se trouve une grande table qui va servir de deuxième scène pour les expériences à venir.
Yann Frisch fait d’abord le point sur la situation actuelle. Comme il le dit justement, plus que toute autre discipline, la magie a besoin d’un public pour exister, car c’est une expérience subjective qui doit passer par une certaine proximité. C’est également un pacte étrange et paradoxale qui se créé, car les spectateurs viennent en toute conscience se faire illusionner par un individu qui fait semblant de faire des miracles. Yann Frisch rappelle que cette situation est une spécificité occidentale qui n’existe pas dans les pays d’Afrique, d’Amérique du Sud et dans certaines contrées asiatiques. La « magie » est perçue différemment suivant les cultures et a une multitude de significations. Tout d’abord l’étymologie même du mot « magie » renvoie à différentes pratiques et croyances : sorcellerie, guérison, réincarnation, illusionnisme… Pour certain la magie existe en elle-même et pour d’autre, elle n’est que le fruit de manipulations. Tout ça dépend également de qui l’incarne : le sorcier, le marabout, le prêtre, le druide, l’illusionniste…
Yann Frisch se positionne comme illusionniste et propose au public de s’amuser avec les concepts du vrai et du faux, de la croyance et du savoir par l’entremise d’un jeu de cartes2. Il va découper sa performance en une dizaine de saynètes et aborder différentes aspects de l’art magique : la dextérité, la manipulation psychologique, le détournement d’attention (misdirection), le rapport à la réalité et aux symboles, l’imaginaire collectif, la suspension consentie de l’incrédulité.
Au son de différents morceaux de jazz, l’illusionniste en profite pour rendre hommage à de grandes figures de la cartomagie comme René Lavand et Richard Turner (atteint tous les deux d’un handicap), convoque les anthropologues Philippe Descola et Valentine Losseau sur la représentation du monde et de ses symboles, met en garde le public sur son objectivité avec « le paradoxe de Moore » (du philosophe anglais George Edward Moore).
Coté techniques et manipulations cartomagiques, Yann Frisch revisite des classiques comme la carte déchirée et raccommodée, la Rising card (façon Samuel Hooker), la production des quatre as ou la carte récalcitrante. Mais l’illusionniste va plus loin en appliquant ses concepts à l’œuvre dans Baltass : des transpositions et des changements éclairs de cartes, d’objets où la misdirection et le lapping jouent un rôle central, s’aventurant même dans le quick-change. A cet égard son tour d’entrée et son final sont des chefs-d’œuvre du genre !
Conclusion
Cela fait pile poil dix ans que nous avons découvert ce jeune prodige de 20 ans (à l’époque) avec son numéro multi-primé Baltass au championnat de France de magie FFAP 2010. Après une période de surmédiatisation, Yann Frisch a su se réinventer et aller là où on ne l’attendait pas avec son premier spectacle Le syndrome de Cassandre (2015), une virée clownesque dans un univers absurde et cauchemardesque à la limite du happening. Un véritable défi artistique avec comme « conseillés » les fidèles Raphaël Navarro et Valentine Losseau de la Cie 14:20. Avec son deuxième spectacle, Le Paradoxe de Georges (créé en 2018), il a voulu revenir à une forme plus intimiste, au scénario balisé, pour montrer son travail de recherche en cartomagie, dont le magicien espagnol Dani DaOrtiz a été le déclencheur et l’inspirateur.
Photo : Giovanni Cittadini Cesi.
En un peu plus d’une heure, Yann Frisch déconstruit notre système de croyance pour en comprendre le fonctionnement, mettant en lumière nos paradoxes intérieurs. Suivant notre éducation, notre culture, notre expérience, la magie n’est pas perçue de la même manière d’une personne à une autre. Pourquoi nos réactions divergent ? Pourquoi notre perception change à mesure que le tour se déroule ? Comment le magicien réussit à détourner notre vigilance par des stratagèmes psychologiques ? C’est à toutes ces questions que Yann Frisch répond avec brio grâce à un texte bien équilibré alternant réflexions philosophiques, anecdotes savoureuses et humour sarcastique.
Nous ne doutons pas que l’artiste nous étonnera encore avec son prochain spectacle qui prendra place, une nouvelle fois, dans son camion-théâtre si la crise sanitaire le permet…
Notes :
1 Le concept de « camion spectacle » en magie a déjà été mis au point en 2016 par Phil Keller avec son « Théâtre magique », une semi-remorque de quatre-vingt-dix places disposées en banquettes qui se déplient horizontalement dans une forme plus classique rappelant le cinéma mobile itinérant.
2 La théâtralisation d’un jeu de cartes est au centre du spectacle de Bébel : Une carte ne vous sauve pas la vie pour rien (2012). A la différence que ce dernier utilise un écran géant pour retransmettre ses manipulations.
Crédit Photos : Christophe Raynaud de Lage. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.