Extrait de la revue L’Illusionniste, N° 113 de mai 1911
Une terrifiante nouvelle nous parvenait le 10 mai ; notre confrère, le grand Lafayette, venait de trouver la mort dans des circonstances tragiques, par suite d’un incendie qui s’était déclaré la veille au théâtre « Empire » d’Edimbourg où il donnait des représentations. On jouait une pièce de sa composition, intitulée La Fiancée du Lion, dans laquelle il avait intercalé une quantité d’illusions comprenant des apparitions, disparitions, et métamorphoses d’animaux divers au nombre desquels figuraient un cheval et un lion. C’est vers la fin de ce spectacle sensationnel que le sinistre se déclara ; le rideau de fer fut descendu et le public put se retirer, non sans bousculade, mais sans accident. Il n’en fut pas, malheureusement, de même sur le plateau. D’après la version la plus répandue, le lion, effrayé par les flammes, se jeta vers la porte de sortie des artistes et, menaçant, coupa la retraite aux servants du prestidigitateur, qui trouvèrent le trépas en même temps que le terrible fauve.
A ce moment, Lafayette était lui-même hors du théâtre et, par conséquent, sauf, lorsqu’il songea que son cheval, une bête de grand prix et qu’il affectionnait beaucoup, était en péril. Malgré les exhortations de ceux qui l’entouraient, il s’élança sur la scène en feu au secours du noble animal ; ce fut, hélas, pour n’en plus ressortir.
Son cadavre fut retrouvé, presque méconnaissable, sur le théâtre même de ses succès. Cette fin, qui prouve l’excellent coeur de l’artiste, d’ailleurs ami passionné des animaux est, pour l’art magique, une perte inappréciable. Lafayette était un novateur dont il convient de louer sans réserve l’initiative très personnelle, bien que le succès n’ait pas toujours couronné ses efforts. Ainsi, jadis, au Casino de Paris*, nous le vîmes présenter un programme entièrement de sa composition, dont certains numéros prêtaient à la critique, surtout pour les observateurs superficiels qui ne tiennent pas compte de l’audace de la conception et du mérite de la tentative.
Cela, cependant, n’est-il pas plus méritoire que de copier servilement ce qui fait le succès de confrères plus audacieux et surtout plus intelligents, sans avoir eu la peine de la moindre recherche ? Si tous les magiciens s’en étaient tenus à cette méthode et si notre corporation ne s’enorgueillissait pas de nombreux et opiniâtres chercheurs, nous en serions encore réduits au seul tour des gobelets ! En ces dernières années, Lafayette avait vu le plus grand succès couronner enfin ses innovations, et les plus brillants engagements l’attendaient dans les principales villes du monde ; nous devions même le posséder à Paris en septembre prochain, où c’eut été un régal pour nous d’aller l’applaudir. La triste réalité qui vient de trancher à 38 ans une si brillante carrière, ne l’a pas voulu ainsi. Adressons donc ici un dernier hommage à Lafayette, mort au champ d’honneur, et souhaitons à la jeune génération des magiciens de posséder beaucoup d’artistes de cette valeur. Nous recevions, d’autre part, sitôt la triste nouvelle connue, les renseignements suivants de notre correspondant d’Angleterre : Lafayette, dont la mort aussi héroïque que tragique vient de causer un tel émoi à travers toute l’Angleterre, est né à Viesbaden (Prusse) en 1873.
De vrai nom Sigmund Neuberger, il passa sa jeunesse à Los Angeles, en Californie et arriva pour la première fois en Angleterre, lorsqu’il avait environ vingt ans. Dorénavant, il ne connut que les succès. Peintre et sculpteur de talent, il inventait presque toutes ses illusions lui-même, et sa mise en scène était des plus éblouissantes.
Il n’était pas, cependant, ce que les Anglais appellent un « conjurer’s conjurer », c’est-à-dire, qu’il ne travaillait que pour le grand public, et peut-être est ce bien pour cette raison qu’il était tellement recherché par les directeurs. Ses appointements étaient de 8.000 francs par semaine, le plus, si je ne me trompe, qu’on ait jamais payé à un prestidigitateur. Mais, ses frais étaient énormes, car il voyageait avec plus de dix servants de scène et un orchestre complet qu’il dirigeait lui même en imitant des compositeurs célèbres. Son numéro, qui durait une heure, contenait les mêmes trucs qu’il fit à Paris en 1907, avec quelques nouveautés, surtout une « pièce magique » évoluant autour d’un mai lion : une dame était jetée en proie à ce monstre qui s’élançait sur elle… pour enlever de suite sa peau et montrer que c’était Lafayette lui même. La substitution était très bien faite et remplissait toujours les spectateurs d’enthousiasme. Malheureusement, ce fut ce même lion qui fut la cause de l’émouvante catastrophe, car, n’étant échappé au début de l’incendie, il s’était mis devant la porte de sûreté et les aides n’osèrent pas ou n’eurent pas le temps de le déloger avant que la mort les surprit.
Lafayette adorait les animaux et surtout un chien nomme « Beauty », qui était toujours avec lui. II le considérait comme sa mascotte et, chose curieuse, quatre jours après la mort de cette bête, son maître périt avec onze autres personnes pour avoir essayé de sauver un cheval qui, s’il l’avait seulement su !, était déjà mort, tué par le rideau de fer. Lafayette laisse derrière lui le souvenir d’un rentable artiste, que regretteront tous ceux qui l’ont connu ; un homme au coeur d’or, qui était toujours prêt à aider ses confrères dans le besoin.
P. Sewell.
* Le Great Lafayette au Casino de Paris (1907).
Ce numéro qui n’est à Paris que pour quelques jours, avait attiré, rue de Clichy, le soir de la première représentation, tout le « monde magique » parisien. Il se compose surtout de transformations dont Frégoli, Goldin, Thorn, Harry French, etc., etc., nous avaient donné des exemples. Mais en moins grand nombre cependant que le Great Lafayette qui se fait reconnaître au moins une dizaine de fois sous la figure d’un de ses différents servants.
La dernière de ces métamorphoses mérite d’être contée : Un des aides de l’illusionniste est de race noire ; Lafayette lui barbouille la figure avec une couleur chair, lui met une casaque bleue étoilée et un chapeau haut de forme gris à ruban rayé rouge et blanc qu’il est allé chercher hors de la scène, et enfin une barbiche grisonnante qui fait du nègre l’oncle Tom, légendaire en Amérique. Ce personnage s’avance vers la rampe, retire son chapeau et sa barbiche et… chacun reconnaît Lafayette ! Comme dernier exploit, des blocs de terre glaise, ou soi disant tels, paraissent être pétris par l’artiste qui, un manteau sur les épaules, nous tourne le dos pendant un certain temps. Enfin quand il s’efface nous sommes en présence d’une jeune fille vivante maquillée en statue.
A lire :
– The Life and Times of The Great Lafayette d’Arthur Setterington ( Abracadabra Show Productions, 1991).
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