La magie nouvelle éclot en 2002, désireuse de libérer la discipline de ses limites formelles identifiées. En écho à la définition de la magie moderne posée par Robert-Houdin : « le magicien est un acteur qui joue le rôle de magicien », la magie nouvelle évoque « un art dont le langage est le détournement du réel dans le réel », appelé à puiser dans les différentes fonctions revêtues par la magie au fil de l’histoire, pour devenir une forme artistique autonome.
Week-end magique, soldes magiques, parfum magique… Le terme de magie est aujourd’hui employé dans de multiples sens. Qu’est-ce que la magie pour vous ?
Le terme de magie peut prendre de multiples significations : on peut qualifier de magique une rencontre humaine, un tableau, un match de football… Le point commun se situe au niveau de l’émotion. Le sentiment magique désigne une expérience en général positive qui semble ne pas pouvoir ordinairement faire partie du réel, quelque chose qui rompt le cours habituel des choses. C’est une émotion ancestrale et salutaire. Nous cherchons à renouer avec ce sentiment magique que la pratique de la magie de spectacle a peu à peu perdu.
La magie moderne, inventée par Robert-Houdin au XIXe siècle, est progressivement devenue un artisanat de l’illusion avec des techniques qui poussent le spectateur à se demander comment cela fonctionne, comme un casse-tête. Ce n’est pas un hasard si les termes d’illusionniste ou de prestidigitateur (qui joue de la vitesse
des doigts) se sont imposés. Nous nous intéressons plutôt au fait que la magie est une des rares techniques qui désigne en soi une émotion. On peut qualifier un événement de magique mais on ne dira pas C’était théâtre, C’était danse ou C’était cirque. La pratique est en elle-même chargée d’une émotion qu’on peut retrouver dans la vie.
D’où provient votre fascination pour la magie ?
Nous venons des arts du cirque et notamment du jonglage. Le jongleur travaille avec la gravité et, très vite, nous est venue l’envie que les balles ne retombent plus ou que le temps s’élargisse pour donner une plus grande fluidité dans la gestuelle. La magie et le cirque sont des arts cousins : dans les deux cas il s’agit d’aller chercher le mur des contraintes du réel. L’artiste de cirque éprouve les limites de ce que le corps est capable de faire en matière de sauts, de torsions ou de rattrapage d’objets. La magie vient juste après. Ce que le cirque accomplit par métaphore, la magie l’effectue directement, c’est-à-dire par figuration. Un peintre peut représenter un homme qui vole, un romancier peut lire dans les pensées de son personnage, une danseuse peut donner le sentiment de se dédoubler : dans tous les cas, c’est l’esprit du spectateur ou du lecteur qui crée l’image.
Raphaël Navarro, scénographe, jongleur, magicien et théoricien.
Dans la magie, les images créées constituent un ordre propre à la réalité. La magie est un art dont le langage est le détournement du réel dans le réel. Elle agit dans le même espace-temps que celui de la perception. Elle a donc pris de plus en plus de place pour nous en nous apparaissant comme un langage plus grand. Par ailleurs, la magie n’a pas de forme de départ. La danse s’exprime dans une chorégraphie, la peinture dans un tableau, le cinéma sur un écran: la magie peut prendre forme dans n’importe quel langage artistique. Deux spectacles de notre compagnie 14:20 le montrent clairement. Kim Huynh est une grande jongleuse et le recours à la magie lui permet de trouver des gestuelles inédites (Notte). La magie permet à Fatou Traoré de s’affranchir des limites du corps humain en se multipliant avec des hologrammes par exemple (Vibrations). Au départ, ce sont deux artistes qui maîtrisent parfaitement leur art et la magie nous permet d’explorer ensemble de nouvelles pistes. Avec la magie, le réel devient un enjeu en soi sur lequel on peut travailler, fonder un imaginaire ou une
esthétique.
Pourquoi qualifier cette approche de magie nouvelle ? En quoi diffère-t-elle fondamentalement des pratiques habituelles de la magie ?
L’appellation magie nouvelle est d’abord une sorte de clin d’oeil puisque nous sommes dans un pays qui aime beaucoup le nouveau : nouvelle cuisine, nouvelle vague, nouveau roman, nouveau cirque… Nous avions envie de marquer la rupture. Par ailleurs, le terme de magie recouvre des domaines tellement vastes que nous souhaitons la réhabiliter dans toute sa complexité alors qu’elle est un peu sclérosée, pour des raisons
historiques ou économiques, dans une vision réductrice d’esthétique de cabaret ou de spectacle de variétés. La magie est un langage bien plus vaste. Les théoriciens distinguent de nombreuses formes de magie. La magie peut désigner une pratique occulte destinée à intervenir de manière surnaturelle sur le comportement de quelqu’un ou le déroulement des événements. C’est le cas de la magie rituelle qu’elle soit noire ou blanche. On place par exemple du gui entre les photographies de deux personnes qu’on fait tourner dans le sens des aiguilles d’une montre un soir de pleine lune et on obtient un effet. On peut également citer la magie médicale : les rebouteux sont encore très consultés en France. De nombreuses formes de magie ont à voir avec une croyance dans le surnaturel ou du moins dans la capacité de l’homme à agir sur les forces de la nature. La distinction avec la magie de spectacle ou de divertissement, qui existe depuis l’Égypte antique puisqu’on trouve
un joueur de gobelet sculpté sur le bas-relief d’un tombeau datant de – 2500 avant J.C., n’est pas si nette. L’église a d’ailleurs entretenu la confusion puisque l’Inquisition a considéré comme hérésie toute pratique surnaturelle et entraîné la quasi disparition des magiciens.
Clément Debailleul, jongleur, magicien et artiste multimédia.
La magie moderne affirme clairement que le magicien n’a pas de pouvoirs réels, qu’il est un illusionniste mais les différentes pratiques magiques restent poreuses. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique à la magie. On pratique la musique pour le divertissement mais aussi pour guérir, pour célébrer Dieu… Nous nous sommes demandés pourquoi des pratiques aussi variées étaient regroupées sous le même nom de magie et il nous est apparu que
leur point commun est dans un positionnement par rapport au monde. Le monde n’est pas considéré comme un réel fini mais comme quelque chose dont les règles peuvent être dépassées. La magie pense le réel comme un matériau sur lequel on peut intervenir. Ce positionnement n’avait jamais vraiment été proposé comme un enjeu artistique en soi. La magie nouvelle essaie de travailler là-dessus, dans ce cheminement.
Vous donnez des conférences et des cours sur la magie, travaillez avec des philosophes et des ethnologues… Comment expliquez-vous ce souci de fonder scientifiquement la magie nouvelle ?
Nous avons été très étonnés que des universitaires ou des gens de spectacle emploient le même terme de magie sans nécessairement connaître les usages des autres. Nous avons souhaité faire en sorte qu’ils se rencontrent car ils ont certainement quelque chose en commun. Nos recherches théoriques comportent plusieurs volets : nous travaillons sur le champ historique en étudiant la manière dont la magie a été pensée dans des époques et lieux différents. Nous nous intéressons aussi aux aspects ethnologiques de la magie.
Nous séjournons régulièrement au Chiapas ou en Inde et une anthropologue (Valentine Losseau), est associée de manière permanente à la compagnie. Nous voulons établir des ponts entre la magie moderne occidentale et les magies traditionnelles. L’interrogation sur ce qu’est le réel est centrale pour la magie et nous cherchons donc à comprendre comment les hommes le perçoivent. Imaginer ce qui n’est pas le réel est extrêmement
difficile. La tendance est de tomber dans les stéréotypes : quand on imagine une vie extraterrestre, par exemple, on pense toujours à un modèle anthropomorphe avec des petits hommes verts… Un des outils de base pour dépasser cela est de comparer comment des civilisations différentes, des champs scientifiques différents, distinguent ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. Une chose pensée par un groupe humain doit
forcément nous toucher aussi : cela ouvre un immense champ d’expérience dont nos spectacles se nourrissent.
Valentine Losseau, anthropologue et théoricienne.
Toutes les magies travaillent sur les grands fantasmes humains : léviter, disparaître, se téléporter, être invulnérable, lire dans les pensées… La magie moderne a énormément travaillé sur des jeunes filles en bikini apparaissant dans des boîtes vides : le fantasme n’est pas à chercher bien loin ! Pourtant, si tout être humain rêve de dépasser ses limites, la manière de l’exprimer n’est pas universelle. Cela crée un espace à interroger, à
explorer. Nous retrouvons également des tours oubliés, découvrons des techniques dont nous pouvons nous inspirer pour inventer de nouvelles formes. Nous sentons que de nombreux artistes peuvent trouver dans la magie un moyen d’exprimer ce dont ils ont envie. Il nous semble essentiel de faire se rencontrer les gens. Une des explications de la sclérose de la magie est qu’elle n’est pas partagée. Elle est transmise par le secret. Le cirque a connu cela aussi : les enfants de la balle étaient les seuls dépositaires de la pratique. Élargir le champ de la réflexion, multiplier les échanges ne peut qu’être fécond.
Au-delà du divertissement, souhaitez-vous faire réfléchir les spectateurs ?
Dans nos conférences, nous invitons modestement à partir de la magie pour réfléchir plus largement sur les manipulations politiques ou publicitaires. L’idée que la magie est liée à la manipulation est une notion extrêmement riche qu’on peut retrouver dans le rapport au corps, à l’objet mais aussi à l’esprit. Des artistes qui usent de la magie mentale comme Scorpène, rendent la réalité non ordinaire en devinant par exemple un mot choisi au hasard par un spectateur dans un livre de trois cents pages. Cela ouvre une réflexion autour de la relativité de notre liberté de penser. Comment peut-on nous amener à prendre telle ou telle décision ? Par quels mécanismes ? Il est évident que ces questions concernent aussi la parole politique ou le discours publicitaire. Nous montrons aussi, par exemple, que les illusionnistes jouent sur le fait que l’être humain ne retient que cinq actions successives et s’appuient sur cette faiblesse pour faire diversion quand ils font disparaître un objet. De la même manière, la magie interroge notre perception du réel. L’oeil humain est loin d’être l’organe le plus perfectionné de la nature. Il ne perçoit qu’une partie du spectre lumineux. Nous pouvons ainsi éclairer un acteur avec une lumière infrarouge qui existe mais que le spectateur ne perçoit pas pour faire se séparer l’ombre du corps. La magie interroge donc les appuis sur lesquels nous nous basons pour appréhender le réel et en questionne la fragilité. Elle peut contribuer à une perception plus juste du monde qui nous entoure.
La magie nouvelle a permis de voir programmés des spectacles de magie dans le circuit des scènes nationales dont elle était totalement absente. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Aborder la magie comme un langage permet de renouveler profondément le fond mais aussi la forme des spectacles. La magie que nous proposons n’a pas besoin d’un magicien pour exister. Elle est une langue et, comme toute langue, exprime le monde avec une spécificité. Le soir des monstres d’Étienne Saglio, montré
dans les derniers Feux d’hiver, joue sur de multiples formes – théâtre, manipulation d’objets, images plastiques – fédérées, sublimées, par la magie. Le spectacle vivant de manière générale suppose la présence physique dans un temps partagé. Le public se réunit et cela se passe au présent, dans le réel. La magie intensifie cette émotion puisqu’elle détourne le réel dans le réel, en jouant sur le rapport au temps, à l’espace, aux objets…
Un spectacle de magie filmé ou raconté perd beaucoup de son intérêt : il faut le vivre. Un des autres aspects importants est que, comme dans le cirque, nous travaillons sur des formes populaires interrogées par le contemporain. La magie suscite des réactions qui ne sont pas tellement régies par les codes sociaux. Un brillant universitaire peut réagir comme un enfant. Des spectateurs familiers des théâtres ou d’autres qui y viennent pour la première fois se confondent : c’est leur position par rapport au spirituel ou au rationnel qui les distinguent. Ceux qui ne sont pas habitués des lieux culturels et viennent attirés par l’appellation magie s’y retrouvent car ce qu’ils vont chercher dans la magie est ce qui relie toutes les formes de magie. Ils ne cherchent pas des costumes à paillettes ou des lapins sortant d’un chapeau mais plutôt à retrouver une âme d’enfant, une capacité à s’émerveiller.
Dans les spectacles que nous proposons, nous nous rendons compte que le public abandonne très vite l’idée de trouver une explication rationnelle. Il ne cherche plus et s’abandonne au mystère. Le mystère demeure et il faut l’entretenir : il en reste si peu ailleurs. Nos spectacles peuvent se lire à plusieurs niveaux, un peu comme les contes dont l’histoire est apparemment simple mais qui interrogent en profondeur l’être humain et son inconscient. Nous cherchons à montrer quelque chose qui est toujours en lien avec l’intime et l’étrange.
Idéalement, nous aimerions que cette intime étrangeté, qui est fondamentale dans la magie, continue à travailler le spectateur après la représentation. On ne saurait vraiment dire ce que nos spectacles racontent mais on pressent que cela raconte quelque chose de profond sur notre rapport au monde. Nous laissons l’espace le plus ouvert possible pour que le spectateur emporte l’histoire racontée avec lui, pour qu’elle laisse
une trace en lui et qu’il l’écrive à son tour.
Propos recueillis par Jean-Christophe Planche en février 2011 pour les Cahiers du Channel (scène nationale de Calais). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Cie 14:20 et Xavier Belmont. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.