« Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet. Est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qu’il paraît tel qu’il paraît ; est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? » Platon, La République, pages 389-369.
On sait avec quelle sévérité Platon a jugé certaines formes d’art. On peut dire que tout au long des dialogues, du Charmide jusqu’aux Lois, un certain aspect de l’art est pris constamment et vigoureusement à partie. Qui ne se souvient de l’ironique et savoureuse critique de Lysias dans Phèdre ; de la sévère condamnation des poètes dans La République ; du mépris affiché dans le Sophiste pour l’art du simulacre ; de la sereine et presque injurieuse indifférence de l’Athénien des Lois pour la « vaine expérience de la peinture » ?
Or, ce sévère censeur — est-il besoin de le rappeler ? — est lui-même et jusque dans ses dialogues métaphysiques, le plus ardent, le plus léger des poètes, le plus sensible des critiques, accessible à toute forme d’art ; toujours comme le Socrate du Charmide « à
l’égard des choses belles comme le cordeau blanc sans aucune marque de mesure ».
Cette apparente contradiction entre l’attention la plus souriante et la plus sereine à toutes les formes du beau et l’expression d’une sévérité si constamment formulée ne nous invite-t-elle pas à rechercher quel sens exact Platon entend donner aux condamnations qu’il prononce ? Et préciser la portée de ces condamnations n’est-ce pas du même coup se mettre en mesure de mieux comprendre l’esprit de l’esthétique platonicienne dans une de ses démarches essentielles ?
On pourrait dire — et c’est la première remarque qui vient à l’esprit — qu’il y a des oeuvres d’art nuisibles socialement et que ce sont ces oeuvres-là que Platon rejette. C’est bien en tant que chef d’Etat en effet que Platon chasse les poètes de sa république. Le troisième livre de La République nous parle d’une utilisation rationnelle, réfléchie, de l’oeuvre d’art par le législateur qui met au service de la cité la séduction de la beauté plastique et littéraire.
On ne laissera pas les poètes médire des dieux, fussent-ils aussi vénérés qu’Homère ou qu’Hésiode : La foule ne comprend pas le sens caché du mythe. Elle s’en tient souvent à un sens littéral qui risque d’étouffer sa piété, d’entretenir en elle cette crainte de l’au-delà que les guerriers doivent bannir de leur âme, s’ils veulent affronter avec courage les risques du combat, se prêter aux épreuves qui constituent l’initiation indispensable à leur vie d’hommes et de citoyens.
Mais il faut se hâter d’ajouter que cette condamnation rigoureuse ne porte pas sur l’oeuvre d’art en tant que telle. Elle ne suppose pas, à proprement parler, une distinction entre deux
domaines de la création artistique dont l’un serait bon intrinsèquement et l’autre irrémédiablement mauvais. Platon couronne les poètes de fleurs avant de les chasser de sa république et les suit d’un oeil attendri jusqu’aux frontières de son état idéal. Le sacrifice pour lui est le plus grand qu’on puisse faire. C’est ce sacrifice, ce douloureux règlement sur la poésie qui lui permet d’affirmer au début du livre X, non sans une pointe d’ironie d’ailleurs, que la cité qu’il vient de fonder est la meilleure possible. Comme si la grandeur du sacrifice, par une sorte de compensation mystique, constituait une garantie de durée, de vérité, de solidité pour la cité bénéficiaire d’un tel renoncement. Ce sacrifice, Platon par la bouche de Socrate le résume dans une formule dont on n’a peut-être pas assez remarqué la précision.
Il consiste, ce sacrifice, « à n’admettre, en aucun cas, ce qui dans la création poétique est imitation ». Platon n’a jamais dit, comme on pourrait le croire en lisant certains commentaires, qu’il y a une variété de poésie dont la réussite, la valeur consisterait à
suggérer une ressemblance parfaite avec un objet du monde sensible pris comme modèle. En toute occasion au contraire, et même en ce qui concerne les formes d’art qu’il condamne, il nous invite à ne pas confondre la beauté avec l’objet qui lui sert de support, avec la matière où elle s’incarne : « En général, dit l’Athénien des Lois, à l’égard de toute imitation, soit en peinture, soit en musique, soit en tout autre genre, ne faut-il pas pour en être juge éclairé
connaître ces trois choses : en premier lieu l’objet imité ; en second lieu si l’imitation est juste, enfin si elle est belle ». On ne peut dire plus clairement que l’imitation juste ne saurait assurer à l’oeuvre d’art la beauté essentielle. Au lieu de laisser entendre que Platon rejette un certain genre de poésie, il serait donc plus exact de dire que, dans n’importe quelle création, il y a un aspect dont il admet ou non l’utilisation sur le plan social, sans pour cela en juger la valeur intrinsèque en tant que forme belle.
Et s’il faut se méfier des artistes dans leur fonction d’imitateurs. C’est précisément que, transfiguré par le nombre, par la mesure, par l’éclat de la beauté à laquelle on le contraint de
participer, l’objet ainsi paré d’un éclat emprunté peut nous apparaître plus aimable, plus véritable, plus souhaitable qu’il ne faudrait. « Si l’on dépouille les ouvrages des poètes des
couleurs de la poésie, et qu’on les récite réduits à eux-mêmes, tu sais, je pense, quels aspects prennent les oeuvres d’art. Tu l’as sans doute remarqué » (République, 601 b — traduction Chambry). A-t-on bien lu ? Quand les poèmes sont dépouillés des couleurs de la poésie il est bien évident que ce qui constitue le poème a alors disparu. Il ne reste que le thème de l’oeuvre. Et c’est ce thème réduit désormais à lui-même, dépourvu de tout moyen de séduction, que le législateur peut alors et doit sévèrement juger à sa juste valeur. Il est donc entendu qu’il est des choses qu’il convient de parer de poésie, de rythme, de couleurs ; qu’il y a d’autres choses au contraire qu’il convient de ne pas embellir ; mais cette proscription relève d’un opportunisme social et ne saurait constituer une préférence pour une technique déterminée, ni à plus forte raison constituer les éléments d’une esthétique.
Si le créateur était jugé sur le sujet qu’il emprunte, c’est alors, mais alors seulement, que toute sa technique se réduirait à bien imiter l’objet. Mais dans ce cas — et Platon prend soin de nous le répéter sans se lasser — il ne serait plus qu’un créateur de fantômes, un imitateur d’imitateur, éloigné de la réalité de trois degrés, puisque le monde sensible qu’il imite est lui-même une copie des formes éternelles (République, 602 c – 603 b). Ce serait folie pure de le couronner de fleurs. Il devrait être chassé comme un malfaiteur, un charlatan d’autant plus funeste qu’il est plus habile. Si Homère n’était qu’un imitateur, non seulement il vaudrait
moins qu’un Achille, mais il serait à placer au-dessous des artisans ou des esclaves qu’il évoque. On aurait toujours beau jeu de de mander à ceux qui font de lui un savant universel quelles villes il a fondées, et quelles guerres il a conduites. « L’Italie et la Sicile ont eu Charondas et nous Solon ; mais toi, dans quel état as-tu légiféré ? » (République, 599 b).
Quand le peintre peint une bride, comment pourrait-il en savoir autant sur cet objet que le cordonnier qui l’a faite et le cavalier qui s’en sert ; et s’il donne sur sa toile l’illusion d’une flûte comment en tant qu’imitateur en saurait-il autant que le luthier et à plus forte raison que le joueur de flûte ? Mais aussi bien, le créateur n’est pas, ne sera jamais en tant que tel, un créateur d’illusions. C’est l’art du sophiste qui est un art d’illusion. Le sophiste est un faiseur d’images ; l’art du simulacre qu’il pratique est bien une technique de l’habileté, une virtuosité
de montreurs d’ombres. Mais le sophiste, en tant que tel, n’est pas poète ni peintre ni sculpteur. Le sophiste en tant que tel crée des simulacres qu’il cherche à faire prendre pour des réalités. Le peintre, le poète, ne créent pas de simulacres. A partir du moment, en effet, où la magie de l’apparence se confond avec la réalité, l’oeuvre d’art disparaît. Il n’y a plus ni jeu ni conventions. Il y a un leurre, un trompe l’oeil complet, une habileté de chasseur ou
de pêcheur à la ligne. Mais d’artiste plus même de traces.
La toile de Zeuxis dont parle Pline trompait peut-être les oiseaux. Dans ce cas c’était un piège, ce n’était plus une toile. Mais elle ne trompait pas les hommes puisqu’ aussi bien ils admiraient la ressemblance. Admirer la ressemblance, cela suppose que l’on n’est pas dupe ;
sans quoi, on tend la main pour cueillir les raisins et tout art a disparu. Il y a un art d’illusion et c’était l’art des sophistes. Mais il ne saurait y avoir l’ombre même d’une esthétique de l’illusion. Il y a un art de leurrer, d’ensorceler, de flatter, mais c’est jouer sur les mots de parler ici d’art véritable, conçu comme une création poétique ou picturale. La notion d àuàxif ne saurait trouver de place dans l’étude d’une esthétique. Et si Gorgias le prétendait, c’est qu’à
son habitude il jonglait avec les mots et qu’exalté à la pensée de la puissance de son habileté il confondait ou feignait de confondre une technique du leurre avec le jeu supérieur de la création véri table. Certes à l’habileté dialectique qui déforme les véritables don nées du problème, qui caricature certaines évidences, le sophiste ajoute une science certaine du pathétique et surtout une certaine manière de disposer les sons, les mots, les phrases, qui relève, elle, de l’esthétique. Mais cette science n’atteint son but que dans la mesure où la foule ignorante est incapable de faire le départ entre l’embellissement et la chose embellie, dans la mesure où elle reporte sur le sujet lui-même la beauté des cadences originales qui constituent l’oeuvre d’art.
La beauté alors devient un moyen de leurrer la multitude qui perd conscience de l’originalité du beau pour donner aveuglément dans le piège. Car le beau, à partir du moment où il n’est plus qu’un moyen de séduction au service de l’idée, cesse d’être lui-même, n’est plus qu’un piège pour les âmes. On ne saurait donc dire, comme le fait M. Schuhl dans le livre si documenté et si judicieux qu’il a consacré à Platon et l’art de son temps, qu’il y ait « parallélisme exact entre la technique du peintre qui parvient à donner de loin l’illusion de la réalité et celle du sophiste qui sait verser par les oreilles des paroles ensorcelantes ».
Le peintre, lui, joue avec l’illusion. Il ne fait pas illusion. Le Béotien le plus enraciné sait bien devant le tableau le plus réaliste du peintre le plus « imitateur » qu’il ne se trouve pas devant une véritable maison ni une véritable forêt. En tant qu’imitations les objets d’art occupent la dernière place dans la hiérarchie des mondes. Toute leur réalité réside dans leur apparence même, qui est l’ombre d’une ombre. Ils ne sont qu’une dégradation du sensible, comme le sensible est une dégradation de l’intelligible. Ils n’ont plus qu’un reflet d’être. Mais cet appauvrissement suprême de l’imitation en tant que telle n’est que l’envers de l’extrême et singulière richesse de la création qui, de ce rien, a fait un monde ordonné.
Il ne faut point se laisser abuser (et dans l’ouvrage que nous citions tout à l’heure M. Schuhl est le premier à le reconnaître) par les nombreuses comparaisons que Platon — non sans quelque ironie parfois — tire de la technique artistique. Quand il compare le peintre à un prestidigitateur qui muni d’un miroir nous ferait voir le reflet de tout ce qui existe, ce n’est pas à proprement parler le peintre en tant que tel qui est ici pris à partie, c’est le prestidigitateur. Si le peintre fait un lit (République, 596 b), c’est d’une certaine manière. La restriction est d’importance et laisse entrevoir la portée véritable de la comparaison. Toute la première partie du livre X de la République, à tout prendre, est une gracieuse démarche du philosophe qui libère avec une souveraine et ironique élégance le poète et l’artiste en général de l’hypothèque que faisaient peser sur son activité les arguments du livre III ; de cette infériorité manifeste où on serait obligé de le tenir si son art était purement imitatif. Et on le libère, en lui restituant pour ainsi dire son propre domaine. Il est bien entendu que s’il peint une bride ou une lyre, il ne saurait avoir de ces objets une connaissance supérieure ou même équivalente à celle du cordonnier ou du luthier, qui en savent eux-mêmes moins que
le cavalier et le joueur de flûte. Mais la connaissance du peintre est d’un autre ordre dès le point de départ de l’oeuvre. Il n’a jamais eu (et Platon lui en donne acte tout au long du texte) et n’a pas à avoir la prétention de rivaliser avec le joueur de flûte ou le cavalier, ni même avec le luthier ou le cordonnier. Ce n’est pas là son rôle. Ce qu’il imite c’est l’aspect visuel de la lyre ou de la bride, ce sont les lignes et les couleurs de la flûte.
Imiter ne veut pas dire en peinture reproduire un double. Imiter signifie qu’on prend conventionnellement comme point de départ un certain aspect de l’objet, dont on suggère une représentation limitée et présentée comme telle, sans aucune intention de tromper. Les objets du monde sensible, objets imparfaits d’une connaissance imparfaite, sont des mélanges participant à des pluralités d’idées, dans des proportions différentes. En langage moderne, cela signifie qu’on peut les envisager de différents points de vue selon les synthèses où on essaie de les assembler ; qu’il y a bien des façons de connaître une chose : une lyre pour le luthier, c’est un instrument à fabriquer ; pour le joueur de flûte, c’est un instrument dont il faut jouer ; pour l’auditeur éventuel, ce sont des airs à entendre. Les connaissances ne coïncident jamais. Cette relativité de la connaissance, si familière à la philosophie moderne, Platon l’explique déjà. Il l’explique par l’ambiguïté essentielle de l’objet connu. On ne saurait avoir d’un objet du monde sensible une idée unique absolument claire, l’atteindre dans une essence parfaite qu’aussi bien il n’a pas, précisément parce qu’il est un objet du monde sensible.
D’un objet du monde sensible on ne peut guère avoir qu’une connaissance valable : la connaissance socratique du à-quoi-sert. Platon nous affirme que celui qui connaît le mieux un instrument, ce n’est pas celui qui le fabrique, c’est celui qui sait s’en servir. Mais un
objet se prête la plupart du temps à des usages multiples. C’est évidemment celui qui s’en sert le mieux et pour le meilleur qui le connaît le mieux. C’est le philosophe — est-il besoin de le dire ? — qui a la connaissance la moins imparfaite du monde sensible, puis qu’il a pris l’habitude de tirer de chaque être, de chaque chose, le meilleur parti possible en vue de l’ascension de son âme et des âmes des autres.
(…)
À lire :
– L’allégorie de la caverne.
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