La Renaissance italienne (fin du XIVème-début du XVIème siècle) à révolutionnée l’histoire de la représentation en mettant à jour, en autre, une loi mathématique cruciale. Avec l’invention de la perspective c’est la remise en cause de l’espace qui est en jeu, dans tous les domaines de l’art. La pensée du théoricien Leon Battista Alberti (1404-1472) a été déterminante dans l’éclosion de ce nouvel ordre urbain. Ce nouvel idéal de beauté puise sa source dans l’art antique, en terme classique ; à l’harmonie des parties, à l’idée de proportion. Alberti élabora ainsi une théorie de la beauté exprimable mathématiquement, jetant la base de la projection architecturale que l’on retrouve dans les édifices romains. Parallèlement aux recherches d’Alberti, Filippo Brunelleschi (1377-1446) est considéré comme l’inventeur de la perspective, de la formulation du principe perspectif. En véritable novateur, il laissera une œuvre architecturale considérable, réalisée pour l’essentiel à Florence, pendant la première moitié du Quattrocento et inventera, dans la foulée, la perspective des futurs peintres de la renaissance (Andrea Mantegna, Piero della Francesca, Masaccio…).
L’appareil à perspective de Brunelleschi par Jim Anderson (DR).
La perspective devient bientôt une loi commune à la nature et à la forme artistique, un art total. La nature est maintenant créée et ordonnée par l’artiste qui se trouve au centre du monde. Pour Brunelleschi, il est essentiel que la représentation soit définie à partir d’un point de vue unique et constant. C’est ce point de vue qui est au centre de l’anamorphose. L’anamorphose est une dérive de la perspective, une déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique tel un miroir courbe ou un procédé mathématique. Cette « perspective dépravée » résulte des applications des travaux de Piero della Francesca (1412-1492). Cet « art de la perspective secrète » dont parle Dürer connaît des applications multiples, dans le domaine de l’architecture et du trompe-l’œil pictural (dont le baroque abusera). Depuis les œuvres chinoises datant de la dynastie Ming (1368-1644) et la toile Les Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le jeune, le procédé anamorphique est présent dans l’histoire des arts.
L’anamorphose d’une vanité au premier plan dans Les Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le jeune (DR).
Aujourd’hui encore, des artistes plasticiens utilisent ce procédé dans leurs œuvres. L’anamorphose est au centre de leur réflexion sur le monde. Une quintessence de la forme, une prouesse technique qui produit du sens et de la poésie comme le dit Jurgis Baltrusaitis dans son ouvrage Anamorphose (1955) : « Ce procédé est établi comme une curiosité technique, mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité factice. » Nous verrons ainsi, à travers quatre artistes contemporains, les enjeux de cette représentation du monde, en analysant quatre formes d’anamorphoses différentes qui correspondent à quatre disciplines plastiques et quatre messages distincts.
Felice Varini (né en 1952)
Pour cet artiste franco-suisse, l’anamorphose est le moyen de révéler la peinture qu’il disperse dans l’espace architecturale. La peinture cherche à représenter l’architecture comme support, par opposition à la toile traditionnelle du peintre. Utilisant la technique de projection, comme une énorme lanterne magique, Varini déploie sa forme dessinée (le plus souvent géométrique) sur le paysage urbain ou les espaces fermés, et la décalque pour n’en garder que des fragments qui se reconstitueront, une fois le point de vue découvert. A la frontière entre peinture et architecture, Varini revient aux origines de l’illusionnisme renaissant et continu l’œuvre du peintre Masaccio, qui avec sa Trinité (1425-1428) fit tomber les limites entre l’architecture réelle et l’architecture peinte en trompe-l’œil.
Felice Varini, Cinq ellipses (Metz 2009) vue générale.
Felice Varini, Cinq ellipses (Metz 2009) détails.
L’œuvre de Varini se vie physiquement. Il faut errer et se perdre dans les méandre de la forme pour mieux la découvrir au détour d’un point de vue unique, véritable révélateur magique ! La puissance des travaux varinien vient du fait que l’on se promène à l’intérieur même de l’illusion optique. Nous sommes pris tout entier dans l’artifice, corps et âme jusqu’à la rédemption salvatrice du regard.
Georges Rousse (né en 1947)
Ce photographe français convoque le dessin, la peinture et l’architecture pour composer des images hybrides dans lesquelles une anamorphose se reconstitue de manière éphémère. Choisissant des lieux abandonnés, Rousse pose la question de l’artiste nomade qui découvre et interprète un espace inconnu. Le but est de révéler le côté spirituel des choses par un travail d’installation précédent la prise de vue, qui, vient figer dans l’éternité l’action de l’artiste.
Georges Rousse, Alex (2000).
L’anamorphose n’est alors ici qu’un moyen technique pour arriver à matérialiser l’invisible, faire parler les lieux de leur mémoire sous-jacente. Par l’emploi de techniques illusoires, l’artiste compose une pseudo illusion qui joue sur plusieurs couches de lecture et qui métamorphose l’espace réel en une image plane, composées de différentes épaisseurs comparable aux strates de la mémoire. Un genre de trompe-l’œil picturale où l’irréel et l’immatériel sont ainsi immortalisés par l’unique point de vue signifié par l’objectif de l’appareil photographique. « La peinture en trompe-l’œil est une sorte de sorcellerie, comme la science des magiciens et faiseurs de prestiges et nombres d’artifices du même genre. » Platon, les arts d’illusion et la mimétique.
Markus Raetz (né en 1941)
Le suisse Markus Raetz est le roi de la métamorphose plastique. Tel l’artiste prestidigitateur, il transforme sous nos yeux éblouis et émerveillés une forme en une autre. Il donne à l’objet sa thèse et son antithèse (Crossing Yes-No), dévoile sa face cachée (Alice). Transforme l’artiste Joseph Beuys en lièvre et inversement, en les faisant soit surgir tour à tour l’un de l’autre, soit dialoguer l’un en face de l’autre par un dispositif de miroir (Métamorphose II).
Markus Raetz, Métamorphose II (1992).
Par l’emploi de l’anamorphose, Raetz fait surgir des formes et des images ambivalentes qui dialoguent entre elles. Les dispositifs mis en place par l’artiste sont des installations-sculptures qui mettent le spectateur en mouvement et modifient l’apparence de leur propre sujet. Le réel n’est jamais ce qu’on croit qu’il est. Une forme est l’image de plusieurs figures cachées. « Nous ne voyons jamais le réel qu’à travers des distorsions, des fragments, des métamorphoses. » Telle est la devise De Markus Raetz qui développe depuis les années 1960 une œuvre centrée sur la question de la perception et du langage. Une œuvre concentrée sur une transition permanente de l’informe à la forme et de l’imperceptible au visible, en recourant à toutes sortes de métamorphoses, d’anamorphoses et de distorsions visuelles.
Tjeerd Alkema (né en 1942)
Avec ses sculptures en plâtre filassé, le hollandais Alkema utilise l’anamorphose de la forme à des fins phénoménologiques rattachées à la perception et à la vision. Ses structures géométriques primaires soumettent le regardeur à une expérience sensorielle articulée sur le phénomène de la vision et l’oblige à un exercice d’équilibre mental. La précarité et la fragilité des formes qui se déstructurent participent à la perte de repère que le spectateur éprouve devant ses sculptures torves. L’œuvre d’art devient alors purement mentale (Leonardo da Vinci) et se recompose dans le regard du spectateur (Marcel Duchamp). L’opposition entre la matière et l’illusion résolue par l’artiste dans un tour de passe-passe plastique.
Tjeerd Alkema, Sans titre (2003) vue nord.
Tjeerd Alkema, Sans titre (2003) vue sud.
A lire :
– Points de vue de Felice Varini.
– Les secrets de l’anamorphose.
– Georges Rousse, le magicien des formes.
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