Rare sont les numéros visuels construits et maîtrisés de A à Z. Encore plus rare l’intelligence qu’ils nous renvoient. Prenant pour média l’ombromanie, Jérôme Helfenstein nous transporte littéralement dans un monde onirique d’une beauté singulière. Prenant pour point d’appui un des arts annexe les plus populaire, ce jeune magicien / jongleur (formé à l’école du cirque d’Annecy et ayant une expression corporelle particulière) dynamite la traditionnelle démonstration de l’ombromane pour en tirer un scénario ouvert sur l’interprétation. Il ne se contente pas de mettre bout à bout des figures sans queue ni tête, mais privilégie le sens, le collage poétique. Dès l’ouverture du rideau, on est face à un monde éminemment singulier où la force expressive des accessoires nous invite instantanément au voyage.
Ce n’est pas un hasard si le magicien a choisi du mobilier design (une lampe et une chaise de Philippe Stark, un des plus grand designer contemporain); celui ci renvoie à une vraie modernité, une volonté clairement affichée de se démarquer de l’image stéréotypée du magicien accompagné de ses accessoires kitschs à paillettes. A l’image du mobilier engagé de Stark (qui prône la démocratisation du design), Jérôme Helfenstein engage un vrai changement dans l’approche structurelle et esthétique d’un numéro visuel. Ce qui est essentiel ici c’est le scénario. Nous sommes à des années lumière de l’ennuyeuse démonstration de dextérité ; en effet pas de véritable « figure virtuose » mais plutôt une réflexion à la source du système de projection traditionnelle à l’heure de la technique numérique. Le numéro se déroule dans un enchaînement d’inventivité jubilatoire jusqu’à un dénouement très sensé d’une grande beauté plastique.
Le thème du numéro est la notion d’ombre et de lumière. Jérôme avait déjà travaillé de la même manière dans sa précédente création sur l’infini (un numéro très prometteur qui mettait en avant une dimension encore inexploitée en magie : le son). Mettant le spectateur face à un décor stylisé, le magicien / conteur d’images sort de son sommeil et va chercher à la source la lumière nécessaire à la création (belle métaphore). Pris sur un abat jour, transférée de son doigt à la chaise et de la chaise à l’écran encore éteint, la lumière se transpose sur la surface plane prête à accueillir toutes les fantasmagories ! Grâce à un ingénieux système de projection d’images et d’ombres portées (réalisé grâce à un montage approprié laissant beaucoup de zones lumineuses) l’ombomane présente son outil de travail, à savoir sa main, qui petit à petit se multiplie (encore une belle métaphore dixit Cocteau et les hommes aux mille mains). Sur une musique hispanisante, qui berce le public, apparaîssent des formes géométriques en noir et blanc, qui interagiront avec la présence physique du magicien / poète. Ainsi, des bulles se matérialiseront en sphères solides transparentes, et les dessins se projetteront sur l’écran pour finalement s’animer. Le prologue reprendra l’image initiale de la lampe design (apparue sur l’écran dans une magnifique association d’objets) pour conclure la représentation, en plongeant le tableau dans l’ombre matricielle et originelle.
Helfenstein joue sur l’interaction réelle et virtuelle. Il met en parallèle la réalité et la représentation dans un va et vient vertigineux et virtuose. On ne peut raconter le déroulement du numéro en entier, car il faut le vivre en direct, se laisser porter par l’harmonie constante, le souci de la transition. Car n’oublions pas que l’art de projeter des ombres appartient au pré-cinéma et est directement lié aux futures techniques de ce média, dont les plus essentielles sont l’art de la transition et du montage. Nous ne sommes plus ici dans des références balisées de style traditionnel (le théâtre Karagöz turc) ou populaire (les silhouettes du Chat noir) mais plutôt dans un retour aux sources, à un des plus anciens mythes grecs : l’allégorie de la caverne de Platon, qui en est l’archétype.
Ainsi Jérôme revient aux sources de l’illusionnisme, à une réflexion essentielle portée sur le pouvoir d’attractivité des images, à l’heure où un véritable bouleversement des pratiques picturales est amorcé par la révolution numérique. Plus que jamais la poétique artisanale des images, héritée des lanternes magiques, est d’actualité.
Un grand bravo à ce numéro exceptionnel qui donne un grand coup de pied au cul à « une magie » d’un autre temps, qui malheureusement persiste encore de nos jours. Le mot Art, prend ici toute sa signification. C’est en allant chercher aux sources du théâtre, de la danse, du cinéma ; en ne se cantonnant pas exclusivement au monde sclérosé de la prestidigitation que l’illusionnisme pourra évoluer et amorcer sa petite révolution loin des conventions du genre et des figures imposées !
Notes :
– Il est intéressant ici, de mettre en rapport le travail du groupe contemporain « Minim++ » sur l’ombre et la vidéo interactive. Présenté à l’exposition « ombres et lumière » au centre Pompidou en 2005, une installation intitulée tool’s life montre des objets en métal du quotidien plongé dans une semi obscurité. L’ombre de chaque objet se découpe sur un fond bleu nuit. Au toucher les ombres s’animent grâce à un dispositif de projections vidéo interactif et sensitif. Ainsi ombres portées et ombres projetées interagissent dans un jeu ludique et métaphorique.
– Rendons à César ce qui lui appartient, au magicien Horace Goldin, qui a été le premier à réfléchir sur le pouvoir de l’image animée en prise directe avec la réalité dans les années 1930. Il est le créateur du cinéma magique, où le réel agit directement sur l’image projetée et inversement.
A lire :
– L’interview de Jérôme HELFENSTEIN.
– Le compte rendu de son spectacle Les voyageurs égarés avec Claude Brun.
– Le compte-rendu des Chapeaux blancs.
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