Au tournant du XXe siècle, les spectateurs, à la fois, des spectacles de magie, des pratiques médiumniques et du cinématographe partagent un certain nombre de caractéristiques communes liées au régime de croyance activé par des images (ou des faits) ressentis sur le mode de l’illusion de réalité. La figure du spectateur sidéré permet, en effet, d’articuler le spiritisme, l’illusionnisme et le cinéma des origines qui postulent, chacun à leur manière, un sujet percevant placé face à une représentation qui exerce sur lui des effets particuliers de fascination. Plusieurs auteurs ont déjà souligné la proximité historique et épistémologique entre le magnétiseur des champs de foire, le prestidigitateur et le film (1), qui développent à l’endroit du sujet une influence se traduisant par une forme d’anesthésie des sens et (en partie) de la conscience. D’un point de vue psychophysiologique, ces différents dispositifs induisent des (pseudo) hallucinations qui soulèvent la question des affinités électives entre ce sujet stupéfié et le névropathe circonscrit dans la littérature médicale et paramédicale contemporaines. Ce motif de la sidération doit donc être envisagée relativement à cet arrière-fond contextuel tissé par les discours, les pratiques et les représentations portant sur les phénomènes d’absorption et d’envoûtement d’un sujet qui est souvent pensé en fonction d’un modèle psychopathologique (2).
À une époque séduite par le spiritisme, les prestidigitateurs et les cinématographistes sont appelés à exercer leurs compétences afin de dépister les « fraudes médianiques » (3), les médiums étant régulièrement blâmés de n’être que d’habiles escamoteurs trompant un public impressionné par des prouesses attribuées aux dons surnaturels de l’opérateur. Certaines branches de la magie, regroupées sous le nom de « mentalisme », pastichent précisément les phénomènes spirites, indiquant du même coup la possibilité de truquer l’apparition d’un spectre ou la divination de la pensée (4). Les polémiques sur la validité scientifique des faits occultistes placent donc le monde du spectacle et de l’illusionnisme au carrefour de la science et de la parapsychologie, tel que l’illustre le « débat sur les fantômes » (5) dans lequel Georges Méliès va officier à titre d’expert, révélant combien les exploits de certains spirites capables d’entrer en communication avec des esprits et, parfois, de leur prêter corps, ne sont que pures mascarades. Raynaly et Arnould, les prestidigitateurs du célèbre Théâtre Robert-Houdin dirigé par Méliès dès 1888, vont à plusieurs reprises être sollicités par des comités constitués majoritairement de docteurs et hommes du monde dans le but d’authentifier des expériences paranormales, celles-ci étant placées, soit du côté de la « science » dont se réclament les spirites en quête de légitimité, soit du côté du spectacle, donc du truc, du trucage et de la supercherie pour ceux qui partent en guerre contre les simulations occultistes.
Les spectres et le manoir du diable au Théâtre Robert-Houdin en 1889, sous la direction de Georges Méliès.
Comparée à un spectacle de magie, la séance de spiritisme est accusée, par ces derniers, d’induire une fascination qui brouille le jugement du public via une forme de suggestion collective, jetant l’équivoque sur la véracité de réalités prétendument suprasensibles. Alors que la manipulation est pleinement assumée par les prestidigitateurs comme ressort essentiel de leur art, les occultistes se défendent de fabriquer des fantômes par le biais de procédés artificiels. Que ce soit dans ses spectacles de magie ou dans ses féeries (films à trucs) mettant en scène des charlatans (6), Méliès ne cessera, en vertu de son statut de spécialiste des trucages illusionnistes, de dénoncer des méthodes exploitant la crédulité du public impressionné par des « visions » extravagantes et mensongères. Ainsi, le cinéma des origines, associé à une longue tradition spectaculaire revendiquant un jeu sur l’illusion de réalité des images animées, participe pleinement à ces réflexions sur le sujet stupéfié par le merveilleux, la figure de Méliès opérant comme un point de jonction entre les sciences et les arts.
Rémy et Méliès : « Spirites et Illusionnistes »
Tournant ses premiers films à trucs en 1896, Méliès inscrit son œuvre dans la série culturelle de spectacles illusionnistes recourant aux ressources de l’optique, de la chimie, de la mécanique et de la physique pour créer des effets spéciaux dotés d’un très fort degré de réalisme. Considéré comme le fils spirituel et le successeur de Robert-Houdin, spécialiste en France des spectacles de spectres vivants, Méliès connaît parfaitement tous les trucs mis à disposition par l’art de la prestidigitation pour créer à volonté des apparitions et des disparitions de toutes sortes, des métamorphoses, des déplacements, des lévitations d’objets ou de personnes (7). Bénéficiant d’une réputation de prestidigitateur sans failles, Georges Méliès va combattre le spiritisme par différents moyens comme la parodie dans le cadre de ses activités artistiques, la lettre de lecteur envoyée aux éditorialistes de journaux ou l’organisation de conférences, se faisant ainsi l’écho de querelles entre partisans et opposants de l’occultisme.
En 1907, Méliès invite Monsieur Rémy, membre honoraire de la Chambre syndicale des Illusionnistes de France qu’il préside, à donner deux conférences au Théâtre Robert-Houdin sur le thème « Spirites et Illusionnistes» (8). Afin de conquérir son auditoire en majorité acquis à la cause de la « théorie sceptique », l’orateur commence par mettre en garde contre les dangers du spiritisme qui peuvent atteindre autant les médiums privés de leur libre-arbitre puisque à disposition totale de l’esprit qui les visite, que les assistants aux séances qui souscrivent aveuglément à des manifestations à la réalité discutable. Pathologisant la croyance qui anime les adeptes du spiritisme, Rémy signale que « beaucoup sont des sujets plus ou moins névrosés ou hystériques, exaltés encore par la tension d’esprit qu’ils s’imposent, suggestionnés d’ailleurs par le milieu dans lequel on opère […] (9)» . Nombreuses, en effet, seraient les personnes vouant un culte sans limites à des dogmes s’appuyant sur des procédures falsifiées, la population des médiums se divisant assez équitablement, selon lui, en « charlatans » et en « vrais spirites » (10). La séance spirite se compose alors, dans le pire des cas, d’une assemblée à « l’imagination hallucinée » (11) par des médiums rusant pour produire des « effets merveilleux » inspirés de la prestidigitation (12). La responsabilité du discrédit jeté sur le spiritisme se répartit ainsi sur les deux groupes humains qui le composent, le premier tirant profit de la faiblesse mentale du second, voir de sa débilité. C’est ce que sous-entend sa réflexion stigmatisant cette partie de la clientèle des médiums jugée comme dépourvue de discernement, manipulable, inculte, et donc aisément impressionnable. Ce texte contient en effet toutes les représentations attachées à l’hallucination pathologique comprise avant tout comme la conséquence d’une suggestion exercée par des « névropathes » sur leur audience. Pour l’auteur, « les rapports entre la médiumnité et les accidents nerveux sont donc incontestables et l’on peut dire que les médiums appartiennent à la famille névropathique » (13). Toutefois, son exposé change bientôt de ton pour évoquer la possibilité que certains faits spirites ne souffrent aucune remise en cause, en vertu, à la fois, de la fiabilité des témoins et de l’explication rationnelle qui peut en être tirée. Adoptant un point de vue médian entre les deux postures extrêmes, il invite son auditoire à accueillir avec bienveillance « les phénomènes du vrai spiritisme » qui « sont de nature à exercer tous les courages, toutes les intelligences, toutes les perspicacités » (14). Il prône ainsi la probité et la tolérance des uns et des autres afin de pouvoir opérer la distinction, nécessaire à la connaissance objective, entre les faits spirites avérés et leurs caricatures trompeuses.
Méliès et ses collègues magiciens faisant léviter une table à la manière des spirites.
En 1911, ces conférences feront l’objet d’une publication accompagnée de photogravures illustrant le dernier grand spectacle de prestidigitation réalisé par Méliès au Théâtre Robert-Houdin, démarrant en septembre 1907 sous le titre « Revue rétrospective et moderne des phénomènes spirites », puis, dès septembre 1910, rebaptisé « Les Merveilles de l’occultisme » (15). Ces photogravures qui représentant les grandes scènes composant ce spectacle destiné à railler le spiritisme, montrent le magicien Jules-Eugène Legris aux prises avec des spectres, des apparitions en tout genre et des tables en lévitation, images réalisées par le biais de « nouveaux “trucs” vraiment peu ordinaires» (16) qui ne sont autres que les procédés de la double exposition ou de la surimpression dont Méliès se dit être l’inventeur dans le champ du langage filmique.
« Les médiums sont-ils des prestidigitateurs ? »
Méliès ne cessera de répéter la nécessité de maintenir le public dans l’ignorance, non pas de la nature artificielle des numéros exécutés, mais des procédés qui visent précisément à produire l’illusion et à dérouter le spectateur bluffé par l’agilité de l’opérateur. Car l’illusionnisme, loin de mobiliser des forces surnaturelles, est un métier laborieux qui exige dextérité, finesse et intelligence afin de parvenir à créer chez le sujet percevant de véritables hallucinations, qu’il s’agisse de lui faire voir ce qui n’existe pas (hallucination positive), ou de lui cacher la vue de ce qu’il a sous les yeux (hallucination négative). Ces préceptes sont d’ailleurs considérés comme le fondement de tout tour de magie, comme l’enseigne l’analyse psychophysiologique d’Alfred Binet qui fait appel notamment aux théories sur les illusions perceptives de James Sully (17). Tenant son spectateur en très haute estime, Méliès, comme tous les prestidigitateurs combattant la crédulité facilement exploitée par les marchands de fantômes, prendra à plusieurs reprises la peine de rappeler combien « la divulgation des procédés secrets de fabrication à un public de profanes est la plus lourde faute qu’il soit possible de commettre » (18).
En avril 1908, répondant dans la revue Phono-Cinéma-Revue, à Gustave Babin qui, dans l’Illustration aurait révélé quelques secrets sur les procédés cinématographiques, Méliès rappelle en effet les règles déontologiques d’une activité associée à la tradition des fantasmagories et affiliée au tabou du « débinage » des trucs (19). Le texte de Méliès, riche en enseignement autant sur sa conception de la magie que du cinéma, insiste sur l’indispensable part de discrétion et de mystère à préserver afin de s’assurer l’émerveillement du public :
Cela va de soi, jamais un bon prestidigitateur n’ira, après avoir travaillé 20 ans pour acquérir l’adresse nécessaire, expliquer le secret d’un tour au public. Dès que le public sait comment cela se fait, toute idée de difficulté d’exécution disparaît pour lui et il se borne à dire : ce n’est pas malin, cela se fait comme cela. Or dans le Cinématographe il en est exactement de même. Rien n’est plus difficile d’exécuter d’une façon parfaite et artistique tout ce qui est vue bien truquée (20) .
L’enjeu pour Méliès réside d’abord dans l’apologie d’une profession encore sujette à bien des critiques de la part d’une élite intellectuelle doutant des qualités artistiques requises pour réaliser des vues cinématographiques – réserves par ailleurs déjà émises quelques décennies auparavant à propos de la photographie considérée par ses contempteurs comme une machine reproduisant bêtement la réalité avec une intervention humaine minimale. Il s’agit ensuite de s’attribuer la paternité d’un genre, « la cinématographie fantaisiste et fantastique » qui aurait « sauvé d’une mort certaine » un divertissement destiné à « un public ayant été très vite fatigué des simples vues en plein air » (21). L’efficacité donc du spectacle cinématographique dépend du « tour de main » de l’artiste, qui comme celui du prestidigitateur, « ne s’explique pas, il faut l’avoir » (22). Concluant qu’il ne peut « admettre qu’on veuille faire passer comme enfantine une profession difficile » (23), Méliès mène ici deux batailles de front, l’une contre les adversaires du cinéma restreint à un divertissement puéril, l’autre contre tous ceux qui usent du cinéma et de la magie à des fins contestables, comme dans le cas des séances spirites.
Dessin de Méliès (1930) rassemblant les différents épisodes des Phénomènes du spiritisme sur la scène du Théâtre Robert-Houdin.
La même année, Jean Caroly, directeur du journal L’Illusionniste et habile praticien, informe régulièrement ses lecteurs de la lâcheté des spirites au moment de se confronter aux compétences des prestidigitateurs. Dans deux articles intitulés « Les médiums sont-ils des prestidigitateurs ? », Caroly revient sur les polémiques suscitées par les exhortations des savants aux médiums (24), soulevant la question de la présence indispensable de professionnels de la magie dans les comités évaluant les aptitudes des spirites. Dans le cadre des ces mises au défi, Caroly souligne un trait récurrent des sympathisants du spiritisme consistant à battre en retraite dans les moments de « vérité ». Il semblerait, en effet, que la lutte entre partisans et opposants de l’occultisme se résume à une longue suite de rendez-vous manqués, les premiers omettant de convier les seconds qui se contentent d’attendre poliment une invitation du camp adverse comme preuve de courage et de rectitude morale. La bataille fait alors rage dans la grande presse, comme Le Matin ou L’Éclair, qui publient des lettres de personnalités offrant de coquettes sommes d’argent à ceux qui parviendraient à prouver scientifiquement leur qualification, tantôt de médium, tantôt de prestidigitateur (25). C’est le cas de Gustave Le Bon qui, menant campagne contre divers ignorantismes, propose de récompenser le spirite qui parviendrait à convaincre de sa faculté de lévitation (26), sans avoir recours au trucage ou à la suggestion du public (27). Dans son ouvrage Les Opinions et les croyances (1911), Le Bon soulève un point essentiel, à savoir les qualités requises pour pouvoir soupeser les faits spirites, les prestidigitateurs étant mieux placés que les savants qui s’avèrent être « les hommes les plus faciles à tromper » (28). Ainsi, si les gens de spectacle sont estimés exercés dans l’art de fabriquer des fantômes et des mirages – et donc jugés aptes à les identifier comme chimériques –, les scientifiques doivent se limiter à en étudier la teneur et la véridicité.
Le « Débat sur les fantômes »
Traversant un semblant d’accalmie les années suivantes, la dispute entre spirites et illusionnistes reprend une nouvelle vigueur dans les premiers mois de l’année 1912, bien que les modalités de l’affrontement soient strictement analogues aux épisodes précédents : un médecin met au défi par voie de presse un « croyant » censé lui prouver la réalité des capacités surnaturelles d’un médium qui finit par se rétracter pour éviter la sentence proférée par les illusionnistes. Le « Débat sur les fantômes » reporté dans les pages de L’Illusionniste réunit encore une fois une série de notables cherchant à percer les mystères occultistes qu’aucune expertise n’est parvenue à dissiper de manière sérieuse. Cette fois-ci, le Dr. Albert Charpentier exige d’un certain M. Girod (assisté par Fabius de Champville, directeur de la Revue scientifique de l’occultisme) de le persuader des dons de la médium Mary Demange qui prétend pouvoir déplacer des objets à distance et sans contact (29). D’après le compte-rendu que Caroly donne de cette affaire, d’abord fixée sur la création d’un fantôme, le degré de difficulté s’abaissât fortement lorsque Mme Demange, prit connaissance des préalables drastiques dictés par la commission d’étude (30). Constatant la nullité des progrès réalisés en matière « d’exhibition de spectres […] depuis les apparitions jadis suscitées par Robin » (31), Caroly déplore également l’absence de prestidigitateur dans le panel des figures choisies pour jauger la médium (32). Cependant, il aura l’occasion de rectifier le tir d’une conclusion trop hâtive en publiant une lettre de Georges Méliès destinée à rétablir la vérité à propos de l’évincement supposé des prestidigitateurs. Le Dr. Charpentier aurait bien contacté un illusionniste pour compléter sa commission, ce qui permet à Caroly d’attribuer la défection des spirites à la peur d’être confrontés à un redoutable spécialiste de l’illusion, à savoir Georges Méliès. Dans une lettre datée du 27 février 1912 (33), ce dernier confirme avoir été consulté par le Dr. Charpentier afin jouer le rôle de contrôleur de l’expérience, mais au vu des conditions très sévères posées par lui-même, celle-ci n’aura finalement pas lieu, malgré sa proposition d’organiser une « séance projetée dans l’obscurité complète » (34) .
Affiche du Théâtre Robert-Houdin où l’on présente les American spiritualistic mediums et Le décapité récalcitrant, une farce spirite.
Cette affaire confirmera combien les véritables adversaires des spirites s’avèrent être, en première ligne, les illusionnistes eux-mêmes, et non pas tant les scientifiques dont le scepticisme souffre de quelques lacunes en matière de tours de passe-passe, et surtout en matière de dispositif spectaculaire. Méliès, en effet, aborde dans sa lettre la problématique essentielle du dispositif employé pour vérifier les performances des médiums œuvrant le plus souvent dans une relative obscurité, avec l’aide d’un ou plusieurs assistants, et en prenant soin de tamiser la perception des spectateurs par différents moyens connus des magiciens. Dès lors, ce n’est pas un hasard s’il souligne une défection portant y compris sur une séance totalement assombrie qui semblerait favoriser l’apparition de spectres et autres prodiges paranormaux, les médiums ayant une prédilection pour les ambiances ténébreuses, propices, bien évidemment, à la mascarade et à la dissimulation. En 1936, Méliès évoquera à nouveau cette question du dispositif à propos de son spectacle Les Phénomènes du Spiritisme (35) introduit comme suit : « Lévitation, catalepsie, ectoplasmes, matérialisation et dématérialisation, tous les soi-disant “mystères” des médiums réalisés en pleine lumière, et sous contrôle effectif des spectateurs » (36). Permettant de mesurer l’investissement des milieux de la magie dans les affaires de spiritisme, cet article vise surtout à valoriser la prestidigitation de « vrais » professionnels qui se soucient de la qualité des illusions produites, réduisant les spirites à de vulgaires débutants. Constatant la vanité des tentatives visant à corroborer l’ « absence de sincérité » des spirites et de leurs adeptes, Méliès met en contraste la magie et le spiritisme autour des stratégies d’éclairage qui servent à orienter, voire à perturber la vision du public (37). Or, il s’agit précisément pour lui d’opposer deux dispositifs symétriquement inverses, la scène de la magie baignant dans une luminosité synonyme d’intelligibilité, alors que celle du spiritisme se limbe dans une pénombre révélatrice de son opacité et sa duplicité. Les spectateurs sont pris à partie pour renforcer la fiabilité d’un dispositif dévolu à fabriquer de faux fantômes dont la vraisemblance prodigieuse risquerait, toutefois, de les sidérer : « Il est vrai, précise Méliès, que nous les prévenions longuement, dès le début, que tout qu’ils allaient voir n’était qu’illusion, et qu’il ne fallait pas croire un seul mot des mensonges qu’en notre qualité de médiums nous allions leur prodiguer » (38). Le péril, en effet, que ces « merveilles » ne se retournent contre les illusionnistes par trop talentueux imitateurs des spirites, était à envisager, sinon à craindre. Aux précautions oratoires prises lors du spectacle, les opérateurs ajoutent l’exhibition du parfait hermétisme d’une scène encadrée d’une tenture de velours noir « d’une seule pièce, sans aucune ouverture », munie d’un sol sans trappes, et dépourvue de panneaux masquant la vue d’objets à faire apparaître ou disparaître. Les spectateurs étaient, de plus, invités à inspecter la scène pour s’assurer de la probité du magicien (39). Partant, la complicité des spectateurs est sollicitée à plusieurs niveaux, autant sur le plan logistique du dispositif matériel et technique, que sur le plan métapsychologique du dispositif de croyance, le spectateur étant dûment avisé d’une duperie qu’il va cependant accréditer par une forme de dénégation typiquement fétichiste (40). Car le plaisir spectatoriel réside, non seulement dans l’éblouissement procuré par l’ingéniosité du magicien et des effets spéciaux, mais aussi dans l’acte de se prêter au jeu de la tromperie.
Le truc et la féerie cinématographique
Ce qui frappe dans cette juxtaposition de deux pratiques contraires, c’est la ressemblance du dispositif illusionniste avec celui du dispositif cinématographique que Méliès connaît parfaitement dans son activité « parallèle » pour ne pas dire « jumelle ». Comme la salle du Théâtre Robert-Houdin, la salle de cinéma se compose également d’une scène baignée de lumière puisque remplie par un écran lumineux sur lequel sont projetées des images donnant l’illusion de réalité du perçu à une assemblée occupant un espace assombri qui focalise l’attention sur la représentation. Parenté structurelle et scénographique des dispositifs, donc, renforcée par la translation homothétique du domaine de la magie à celui du cinéma, du procédé principiel et structurel générateur de féerie : le truc. Dans les deux modes spectaculaires, le truquage vise les mêmes effets d’enchantement du spectateur, tout en dissimulant la mécanique sous-tendant la logique de l’illusion. Or, dans son fameux texte « Les vues cinématographiques » publié en 1907, Méliès rappelle les fondements d’un art qui, en s’exprimant à travers ses « vues fantastiques », est mis au service du phénoménal et de l’inouï (41). Le truc consiste justement à déjouer la perspicacité du spectateur qui s’interroge sur la faisabilité des prodiges certifiés par la nature indicielle d’une réalité photographique qui majore l’exploit performé par l’artiste-cinématographiste d’un supplément d’impensable. Ainsi, le spectateur décrit par Méliès est un sujet proprement sidéré, stupéfié par la beauté d’un spectacle hors du commun et ébranlé dans ses certitudes perceptives. Qu’il prenne place dans ses spectacles de prestidigitation ou dans les salles itinérantes du cinéma, ce sujet percevant apparaît comme un spectateur à la fois candide, car capable de retrouver une naïveté enfantine, et conscientisé par un discours signalant le tour de force d’un créateur industrieux et astucieux.
L’Évocation spirite (1899).
Cette supériorité du magicien sur le spirite est thématisée sans ambages dans un de ses films à truc, L’Évocation spirite (1899), qui tourne en ridicule les pratiques occultistes en appliquant le procédé de la double exposition pour reproduire l’apparition de « spectres » – un Belzébuth, le buste d’une femme, et le double du « spirite » lui-même – à l’intérieur d’une couronne suspendue dans le vide (42). Méliès, comme à l’accoutumé, y joue le rôle de l’opérateur qui, en tant que médium, performe la même gestualité attachée traditionnellement à l’art de la prestidigitation, bien qu’il ne manie pas la baguette magique destinée à gérer la vigilance des spectateurs. Singeant l’action d’un médium qui ressemble furieusement à un prestidigitateur, cette séance se déroule à l’intérieur d’un dispositif scénique qui réduit le spiritisme à un simple tour de magie, annexant visuellement et sémantiquement le phénomène de la survenance de fantômes à un spectacle d’illusion que le cinéma à la fois vient exprimer, soutenir et attester en tant que fraude.
Notes :
1- Cf. Marie-Georges Charconnet-Méliès et Anne-Marie Quévrain : « Méliès et Freud, un avenir pour les marchands d’illusions ? », in Madeleine Malthête-Méliès (dir.), Méliès et la naissance du spectacle cinématographique, Paris, Klincksieck, 1981, p. 230. Ainsi que : Rae Beth Gordon, « Les pathologies de la vue et du mouvement dans les films de Méliès », in Michel Marie et Jacques Malthête (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin-de-siècle ?, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne-Nouvelle, 1997, pp. 263-283.
2- Rae Beth Gordon, « Les pathologies de la vue… », ibid, p. 264; Voir aussi le chapitre 5 de son ouvrage : Why the French Love Jerry Lewis : From Cabaret to Early Cinema, Standford Cal., Standford University Press, 2001.
3- Il s’agit d’une expression empruntée à Julian Ochorowicz. « La question de la fraude dans les expériences avec Eusapia Paladino », Annales des Sciences psychiques, 1896, 6ème année, pp. 79-123.
4- Cf. Jean-Eugène Robert-Houdin, Comment on devient sorcier, Paris, Omnibus, 2006, p. 450.
5- Jean Caroly, le directeur de la revue L’Illusionniste. Journal secret des Prestidigitateurs, Amateurs et Professionnels, intitule ainsi une série d’articles qui rendent compte des affrontements entre spirites et illusionnistes. « Débat sur les fantômes », février 1912, n°122, pp. 124-125 ; mars 1912, n°123, pp. 136-137.
6- Cf. Thierry Lefebvre, « Méliès et la physiognomonie. La stigmatisation des personnages “fabriqués” », in Michel Marie et Jacques Malthête (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin-de-siècle ?…, op. cit., pp. 253-262.
7- Laurent Mannoni, « Méliès, magie et cinéma », in Jacques et Mannoni, Laurent, Méliès. Magie et cinéma, Malthête, Paris, Paris Musées, cat. d’expo. Espace EDF Electra, 26 avril-1er septembre 2002.
8- Ces conférences sont à rattacher à ses positions tenues dans le journal L’Illusionniste. « Conférences sur le spiritisme », n°65, mai 1907, pp. 277-279 ; n°66, juin 1907, pp. 289-291 ; n°68, août 1907, pp. 311-314.
9- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid., p. 47.
10- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid., p. 50.
11- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, id.
12- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid., p. 55.
13- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, id.
14- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid., p. 78.
15- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid. Voir tout particulièrement le chapitre « Le spiritisme au Théâtre Robert-Houdin », pp. 245-254.
16- M. Rémy, Spirites et Illusionnistes…, ibid., p. 253, note 1.
17- Alfred Binet, « La Psychologie de la prestidigitation », Revue des Deux Mondes, t. 25, 64ème année, 1894, pp. 903-922. Je remercie Anne-Marie Quévrain et Rae Beth Gordon pour leurs pertinentes suggestions. Sur les liens entre Méliès et la psychopathologie, voir Rae Beth Gordon (« Les pathologies de la vue… », op. cit.), et sur Méliès et Binet, voir mon étude : « Alfred Binet, entre illusionnisme, spiritisme et cinéma des origines », Recherches & Educations, n°1, 2008, pp. 199-204.
18- Georges Méliès, « Les coulisses de la Cinématographie. Doit-on le dire ? », Phono-Cinéma-Revue, n°2, avril 1908, p. 2. Que Jacques Malthête soit remercié pour m’avoir communiqué cette référence et donné une copie de l’article en question.
19- Le rapprochement ici entre Méliès et Robertson n’est pas fortuit puisque tous les deux garderont jalousement le secret de leurs arts respectifs. Voir Laurent Mannoni, Le Grand art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan Université, 1995, p. 164.
20- Georges Méliès, « Les coulisses de la Cinématographie… », op. cit., pp. 2-3.
21- Georges Méliès, « Les coulisses de la Cinématographie… », op. cit., p. 2.
22- Georges Méliès, « Les coulisses de la Cinématographie… », op. cit., p. 3.
23- Georges Méliès, « Les coulisses de la Cinématographie… », op. cit., p. 4.
24- Jean Caroly, « Les médiums sont-ils des prestidigitateurs ? », L’Illusionniste, mai 1908, pp. 52-53 ; juin 1908, pp. 62-63 ; juillet 1908, p. 76.
25- Lettre publiée le 29 avril 1908 dans L’Éclair et offrant cinq cents francs au magicien qui saura au mieux imiter les médiums. Reproduite par Caroly, ibid., mai 1908, p. 53.
26- Gustave Le Bon, Les Opinions et les croyances. Genèse, évolution, Paris, E. Flammarion, 1918 [1911], pp. 210-211.
27- Gustave Le Bon, Les Opinions et les croyances…, ibid., p. 211.
28- Gustave Le Bon, Les Opinions et les croyances…, ibid., pp. 213-214.
29- L’Illusionniste, février 1912, n°122, 11ème année, p. 124.
30- Caroly, « Débat sur les fantômes, suite et fin », L’Illusionniste, mars 1912, n°123, p. 136. La création d’un fantôme semble toujours être le degré de difficulté suprême dans les exploits performés par les spirites.
31- Jean Caroly, « Débat sur les fantômes », février 1912, n°122, p. 124.
32- Jean Caroly, « Débat sur les fantômes », ibid., p. 125.
33- L’Illusionniste, mars 1912, n°123, p. 136.
34- L’Illusionniste, ibid., p. 137.
35- Geo Méliès « Un grand succès du Théâtre Robert-Houdin » (1936), Bulletin de l’association « Les Amis de Georges Méliès-Cinémathèque Méliès », n°27, 2ème e semestre 1995, pp. 43-44 ; n°28, 2ème semestre 1996, pp. 33-35 ; n°29, 2ème semestre 1996, pp. 35-36 ; n°30, 1er semestre 1997, pp. 41-43 (aussi publié dans Journal de la Prestidigitation, n°90, juillet-août 1936, p. 326 et suiv.).
36- Geo Méliès « Un grand succès du Théâtre Robert-Houdin »…, ibid., n°27, p. 43.
37- Geo Méliès « Un grand succès du Théâtre Robert-Houdin »…, id.
38- Geo Méliès, « Un grand succès du Théâtre Robert-Houdin »…, ibid., n°27, p. 44.
39- Geo Méliès, « Un grand succès du Théâtre Robert-Houdin », ibid., n°28, p. 33.
40- Processus résumé dans la fameuse formule du psychanalyste Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même… », Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1968, pp. 859-870.
41- Georges Méliès, « Les vues cinématographiques » [1907], texte publié à l’origine dans l’Annuaire général et international de la photographie, et reproduit dans Lumière et Méliès, Georges Sadoul, Paris, Lherminier, 1985, pp. 203-218, et dans André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008, pp. 195-222. Mes citations sont tirées de l’ouvrage de Sadoul.
42- La photographie dite spirite s’appuie sur les mêmes procédés pour falsifier l’apparition de spectres. Clément Chéroux (et al.), Le Troisième Œil. La photographie et l’occulte, Paris, Gallimard, 2004.
Bibliographie :
– Cinématographe, invention du siècle de Emmanuelle Toulet (Découverte Gallimard, 1988).
– Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ? de Jacques Malthête et Michel Marie (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997).
– Pour une histoire des trucages de Thierry Lefebvre (Revue 1895 AFRHC n°27, 1999).
– Méliès, magie et cinéma de Jacques Malthête et Laurent Mannoni (Fondation Electrique de France, Paris musées, 2002).
– L’oeuvre de Georges Méliès par Laurent Mannoni (Editions de La Martinière, 2008).
– Georges Méliès l’enchanteur de Madeleine Malthête-Méliès (Editions La tour verte, 2011).
A Lire :
– Le dossier Méliès, L’homme orchestre.
– La présentation de Méliès par Caroly.
– Le compte rendu de l’exposition Méliès, magicien du cinéma.
– Le dossier Magie et cinéma.
– Le compte rendu du spectacle Méliès, Cabaret magique.
– Méliès et le Théâtre Robert-Houdin.
– Méliès Mage.
– Méliès, lettre manuscrite.
– Méliès par Scorsese.
– Les effets pyrotechniques chez Méliès.
A voir :
– Le DVD Georges Méliès, l’intégrale !
– Le DVD Méliès, 30 chefs-d’œuvre.
– Le DVD Méliès, le cinémagicien.
– Le DVD [Méliès, Encore.
->http://www.artefake.com/spip.php?article651]
– Le DVD collector George Méliès, à la conquête du cinématographe. Livre réalisé en partenariat avec les Amis de Georges Méliès-Cinémathèque Méliès, contenant les 2 DVD précédents de Fechner productions + un DVD de films inédits (novembre 2011).
A visiter :
– Les Amis de Georges Méliès-Cinémathèque Méliès.
Georges Méliès, la magie et les fantômes : le spectateur sidéré, Texte publié dans l’ouvrage Les Âmes errantes. Fantômes et revenants dans la France du XIXe siècle, Stéphanie Sauget (dir.), Paris, Créaphis, 2012, pp. 131-142. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Mireille Berton, Collection S. Bazou, Cinémathèque Méliès.Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.