Extrait de la revue L’Illusionniste, N°86 de février 1909
L’artiste dont nous publions le portrait aujourd’hui fut assurément l’un des meilleurs et des plus applaudis successeurs de Robert-Houdin à son théâtre. Doué d’une extraordinaire adresse manuelle, Édouard Brunnet se spécialisa surtout dans les tours de cartes qui lui valurent un succès et une renommée rarement dépassés. Voici d’ailleurs ce qu’en dit Gabriel Falampin dans un numéro de L’Illustration de 1853 : « Lorsque Jacques Gringonneur s’occupait à imaginer les petits morceaux de carton taillés qu’il venait d’inventer pour la consolation d’un roi malheureux et malade, il ignorait les ressources nombreuses de distraction qui se rencontreraient plus tard dans les cinquante-deux cartes composant aujourd’hui le jeu complet, en partant de la simple et enfantine bataille pour arriver jusqu’au whist savant et compliqué ; il était aussi loin de pensera l’incalculable série de combinaisons que les mathématiciens parviendraient à tirer de l’arrangement des cartes pour l’amusement de l’esprit, qu’à la variété toujours croissante des récréations que sauraient imaginer, pour l’étonnement des yeux, les habiles prestidigitateurs qui ont tour à tour exercé leur adresse dans les salons et sur les théâtres.
Gringonneur ne pouvait enfin prévoir quelle déplorable facilité une invention, si simple en apparence, offrirait à d’adroits fripons pour dépouiller et ruiner a coup sûr, par de criminelles manoeuvres, les joueurs novices et confiants. C’est que les cartes, comme les langues de l’apologue d’Esope, renferment à la fois le bien et
le mal sous la bande timbrée que la loi fiscale leur impose, au grand profit du trésor public. Après les merveilles d’adresse dont Comus, Comte, Philippe, Robert-Houdin, et tout dernièrement encore Bosco, ont fait preuve dans le maniement des cartes, qui pouvait penser qu’un nouvel athlète ne craindrait pas d’entrer à son tour dans une carrière si brillamment parcourue ? C’est cependant armé uniquement de sa dextérité manuelle, que M. Édouard Brunnet se présente aujourd’hui pour disputer à ses habiles prédécesseurs le prix de la prestidigitation, ou plutôt de la cartologie (qu’on nous pardonne l’expression) : car M. Brunnet, après avoir, comme prestidigitateur, ébloui les yeux par un quantité de récréations plus compliquées et plus incroyables les unes que les autres, ne tarde pas à prendre le langage clair et précis du professeur, pour initier les spectateurs à ses procédés d’exécution, entièrement étrangers a la mécanique, et dont la prestesse forme toute l’habileté.
Quand M. Brunnet vous aura familiarisé avec le dictionnaire spécial de la langues des cartes, car cette science possède un vocabulaire complet, il vous fera voir :
Comment, à l’aide d’un faux mélange, dépendant d’une manière régulière et uniforme de battre le jeu à une ou plusieurs reprises, l’ordre des cartes, que l’on peut croire interverti, ne se trouve changé qu’en apparence, par suite de l’adresse particulière avec laquelle l’artifice se trouve dissimulé ; Comment on fait sauter la coupe, soit avec les deux mains, soit avec une seule main, pour ramener les cartes dans leur position première ; Comment on file, on enlève, on glisse, on pose la carte, selon les besoins de l’effet à produire ; Comment enfin la carte forcée vient inévitablement se placer sous vos doigts et dans votre main, quels que soient vos efforts pour déjouer cette tentative, toujours combattue et toujours victorieuse.
Passant à un autre ordre de démonstrations, M. Édouard Brun net vous dévoilera les ruses et les finesses coupables des joueurs de profession, ainsi que l’adroit emploi que ces grecs modernes font de jeux revêtus à l’avance de signes invisibles à tout oeil non exercé, de cartes larges, longues ou biseautées pour tromper le joueur naïf et sans défiance. « Puis faisant succéder la pratique à la théorie, et après avoir désigne, sans jamais se tromper, a la simple inspection, à distance et sans en retourner aucune, toutes les cartes d’un jeu étalé devant lui, flans quelque ordre qui lui soit présenté, M. Brunnet jouera avec vous à tous jeux de cartes en usage, et toujours avec un succès égal. A l’écarté, II retournera à volonté le roi de la couleur qui lui aura été désigné à l’avance. Et il se réservera tout les atouts qui doivent a chaque coup lui assurer la vole. Au piquet, II fera son adversaire repic du premier coup, soit dans la couleur par lui demandée, soi avec les cartes blanches ; Ou bien encore en le laissant, a son choix, donner les cartes avec celui des deux jeux qu’il lui convient de prendre sur la table, et les distribuer par deux ou par trois, à sa volonté.
Sous l’impression de cette prestigieuse adresse, qui s’est exercée devant nous sans jamais hésiter, sans jamais faillir, nous éprouvons le besoin d’engager ceux de nos lecteurs dont les enfants sont en âge de parcourir le monde, à appeler M. Brunnet pour démontrer quelle réserve ils devront toujours apporter, dans les nombreux cerclés et établissements thermaux que les États étrangers ouvrent si facilement chaque année aux jeunes et imprudents touristes ; M. Brunnet les mettra en garde contre une partie de cartes à engager avec des inconnus ou des personnages de probité équivoque, de quelque nom brillant, de quelque titre héraldique qu’ils se parent. » II ne faudrait pas croire, cependant, que Brunnet se contenta d’être le plus adroit manipulateur de cartes de son époque. Les plus simples expériences de prestidigitations prenaient, entre ses mains, des apparences de merveilles, tant il savait les faire valoir et les présentait avec élégance et autorité. Nul, par exemple, n’exécutait avec plus d’aisance le tour des atomes crochus. Édouard Brunnet mourut en laissant au public et à tous ses confrères le plus brillant souvenir et les plus sympathiques regrets.
J. C.
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