La parution de l’ouvrage de Raymond Bellour, le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, offre l’occasion de revenir sur des travaux qui, depuis le début des années 2000, s’emploient à étudier les liens entre cinéma et hypnose. Débattant de la pertinence d’un rapprochement entre la posture du spectateur de cinéma et celle du sujet hypnotisé, cette problématique n’est certes pas nouvelle puisqu’elle a été diversement abordée en son temps par Jean Epstein, les surréalistes (Robert Desnos notamment), les contributeurs à l’Institut de Filmologie (Jean Deprun, Serge Lebovici, Edgar Morin ou Roland Barthes – aux marges de la sémio-psychanalyse). Depuis quelques années, des chercheurs allemand (Stefan Andriopoulos), américain (Rae Beth Gordon), italien (Ruggero Eugeni) et français (Raymond Bellour) ont donc repris cette question pour l’analyser de manière plus systématique et approfondie que leurs prédécesseurs, s’appuyant sur des corpus de sources et des analyses de films/spectacles/dispositifs visuels visant à saisir les spécificités de l’expérience cinématographique et, partant, de l’activité spectatorielle. Provenant majoritairement d’historiens de la littérature et des médias ayant étendu leurs compétences au domaine du cinéma, ces travaux se distinguent à la fois par leur forte orientation historique et leur ouverture à des questions touchant très directement la théorie du cinéma actuelle. Qu’ils choisissent de découper leur corpus dans l’histoire du cinéma muet (Andrio- poulos, Gordon, Eugeni), ou de prendre en compte un ensemble de films très variés typologiquement, historiquement et géographiquement (Bellour), tous ces auteurs appréhendent le cinéma dans ses croisements avec l’hypnose envisagée autant comme dispositif (technique, subjectif, thérapeutique, etc.) que comme représentation culturelle (image, trope, fantasme, modèle de pensée, etc.).
Rappelons rapidement que l’hypnose est un état modifié de conscience qui privilégie un fonctionnement psychique différent de la pensée rationnelle, proche de l’inconscient ou de la pensée archaïque et infantile, et dans lequel dominent l’atténuation du principe de réalité et de la notion de temporalité, la disparition de la pensée logique, et la suspension du principe de non-contradiction. L’hypnose engage également une sorte de transfert qui permet à l’hypnotiseur d’entrer en contact avec le sujet hypnotisé via son inconscient pour favoriser l’imagerie mentale, l’imagination, la sensibilité (voire l’extra-sensibilité), les associations d’idées. Dans cet état d’extrême suggestibilité, le sujet est rendu apte à accepter des idées plus facilement qu’à l’état de veille consciente, tout en gardant une marge de manœuvre puisque l’hypnose reste une forme de régression au service du moi, c’est-à-dire que le sujet n’accepte d’affaiblir ses fonctions psychiques que dans une certaine mesure.
Ces définitions de base posées, on constate que les auteurs cités plus haut articulent, consciemment ou non, l’hypnose et le cinéma à deux niveaux distincts mais souvent interdépendants : le niveau représentationnel comme figure ou thème, l’hypnose faisant partie d’une trame narrative qui en donne une certaine image en fonction de l’époque, du genre, du type de film envisagé ; le niveau épistémologique, l’hypnose apparaissant comme une métaphore possible du dispositif cinématographique qui place son spectateur et sa spectatrice dans une position analogue à la personne hypnotisée. Le public de cinéma serait ainsi lui aussi capté, captivé et absorbé par l’image lumineuse projetée, le dépossédant momentanément de son moi conscient et le plongeant dans un état de sous-motricité propice à l’évasion dans l’imaginaire, voire dans la transe. Ce double niveau d’interprétation de l’hypnose comme contenu filmique et comme dispositif audiovisuel est donc pris en considération dans chacun de ces ouvrages, bien que selon des logiques méthodologiques et argumentatives diverses.
Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1919).
Ces travaux permettent de revenir sur un des enjeux majeurs de la théorie du cinéma depuis les années 1970, à savoir la variété des rapports qui se nouent, au sein d’un complexe médiatique donné, entre une image/un texte filmique et un spectateur/un public. Vaste problématique dont le centre spéculatif est constitué par l’entité spectatorielle qui peut être conçue de manière différenciée en fonction des procédures et des postulats théoriques en usage, par exemple, dans les études psychanalytiques, féministes, culturelles, sémio-pragmatiques, cognitivistes, énonciatives et narratologiques et, plus récemment, dans les approches pragmatico-historiques du dispositif cinématographique. Sans entrer dans le détail des principes qui construisent chacun de ces types de spectateur/trice, on constate que ceux-ci se partagent entre deux pôles où le sujet est tantôt captif d’un dispositif contraignant et tout-puissant, tantôt libre de jouer avec la situation cinématographique, la négociant en fonction d’attentes et de compétences culturellement et historiquement déterminées. Ces théories proposent ainsi des conceptions du spectateur concurrentes (voire antinomiques) qui cherchent à attester, via des références à des champs extra-cinématographiques du savoir comme la philosophie, les neurosciences, la psychologie ou l’esthétique, son degré de passivité ou d’activité au sein d’un ensemble machinique et représentationnel. Cela concerne entre autres la psychanalyse qui a, pendant longtemps, fourni à la théorie du cinéma la fameuse métaphore du rêve pour comprendre la logique métapsychologique qui préside inconsciemment à la vision et au plaisir spectatoriels.
Dracula de Tod Browning (1931).
C’est dans le contexte des théories du dispositif et du spectateur qu’intervient l’hypnose, celle-ci n’ayant pas eu la même fortune heuristique que le rêve, comme le souligne Ruggero Eugeni, qui attribue cette absence d’un usage rigoureux et productif du modèle hypnotique à la fois au dédain qu’il a suscité dans la communauté scientifique tout au long du XXe siècle (notamment au sein de l’Institut de Filmologie), à l’appréhension partielle et imprécise de l’hypnose comme fait social et historique et à la connotation passive qui l’accompagne, puisque l’hypnose est vue comme une forme d’aliénation du sujet à la volonté de l’autre. Selon nous, ce faisceau complexe de raisons expliquant le rôle mineur joué par l’hypnose dans la théorie du cinéma jusqu’au début des années 2000, doit être compris en regard du trouble qu’a suscité de tout temps un phénomène intriguant qui garde sa part de mystère malgré la multitude d’études qui lui a été consacrées depuis le XIXe siècle. Si l’hypnose a été interprétée de manière très différente selon les disciplines, les écoles et les chapelles, elle reste impossible à définir ou à enfermer dans une seule et même acception, cette part d’indétermination et d’instabilité justifiant en partie le dédain de bon nombre de chercheurs en cinéma. Vérifiable tant au niveau de l’histoire des films (qui a tendance à confiner l’hypnose au domaine de la parapsychologie charlatanesque) que de la théorie du cinéma, ce discrédit jeté sur l’hypnose reflète la frayeur éveillée par un modèle de subjectivité particulier exprimant la dépossession de soi au profit d’une instance qui la vide de sa conscience propre. Or, ce dédain a des origines historiques puisque l’émergence de l’hypnose comme méthode curative et outil d’investigation du mental va déclencher d’emblée une série de débats sur la nature profonde du psychisme dont on tente de cerner le degré d’autonomie et de passivité. Prenant une envergure internationale, les discussions sur l’hypnose soulèvent la question corrélative de la suggestion et de la suggestibilité des sujets qui peuvent être soumis à leur insu à une influence extérieure. Le spectre de l’individu-automate devient ainsi une figure récurrente de la littérature médicale et paramédicale, les figures du double et du multiple proliférant autant dans la littérature décadentiste que dans le cinéma des origines et au-delà, symbolisant cette aversion fascinée pour l’hypnose. La prégnance de « l’instinct d’imitation » dans les théories de la subjectivité ouvre la possibilité de comparer discursivement le dispositif de l’hypnose avec le dispositif cinématographique doté, lui aussi, d’un pouvoir de suggestion qui sera jugé pathogène à certains égards par les spécialistes et les autorités médicales.
Hypnose produite par un diapason en 1899.
Comme le montre Rae Beth Gordon, si l’hypnose exerce une emprise aussi forte sur l’imaginaire collectif c’est parce qu’elle renvoie au danger d’une division de l’individu entre un moi supérieur et un moi inférieur, le corps hypnotisé apparaissant comme une sorte de machine fonctionnant de manière réflexe et irrationnelle. Portant sur les liens entre les spectacles populaires et la psychologie au tournant du XXe siècle, l’étude de Gordon consiste notamment à montrer comment les mises en scène de l’hypnose, très en vogue durant les années 1880-1900, vont générer une série de polémiques quant à la possibilité que le public ne soit lui-même hypnotisé, donc dominé par des automatismes inconscients et des imitations involontaires qui pourraient le conduire à la maladie mentale. Cette défiance relativement à la vision d’un hypnotisé par une personne jugée saine d’esprit s’enracine dans une théorie psychophysiologique qui considère que le corps humain tend à imiter et à reproduire de manière inconsciente ce qu’il perçoit de son environnement : voir en quelque sorte revient à reproduire le perçu sous la forme d’une imitation corporelle involontaire, et dans certains cas incontrôlable. Or, le cinéma est concerné par cette question de la contagion corporelle et cérébrale à un double niveau : au niveau de son dispositif, d’abord puisque l’image animée exerce sur le public un pouvoir de fascination menant jusqu’à une forme d’hallucination, celle-ci étant un des symptômes les plus patents de maladie mentale ; au niveau de la représentation, lorsque le film représente des personnages en proie à des états subjectifs altérés comme le somnambulisme ou la crise hystérique. À ce double niveau donc, structurel et représentationnel, le cinéma place le sujet percevant dans une situation qui peut déclencher à la fois un choc nerveux ou une instabilité psychique dus à l’emprise de l’image lumineuse, mais aussi à un processus d’imitation in- consciente transmis par les comportements pathologiques montrés à l’écran. La vulgarisation des thèses médicales sur l’hypnotisme et l’hystérie contribue ainsi à répandre l’appréhension d’une épidémie de névropathie dont le cinéma serait responsable. Pour comprendre les enjeux actuels de la théorisation de l’activité spectatorielle et le retour en force de l’hypnose comme modèle spectatoriel, il est donc impératif de commencer par prendre en considération cette longue histoire des discours qui ont stigmatisé le film comme agent de manipulation en le référant à la pratique de l’hypnose, exprimant du même coup l’anxiété plus générale d’une passivité forcée du sujet percevant.
Angoisse de Bigas Luna (1987).
Il se trouve qu’une lecture plus fouillée des théories de l’hypnose, comme celles qu’ont entreprises très sérieusement Rae Beth Gordon, Stefan Andriopoulos et Ruggero Eugeni, dément cette image caricaturale de l’hypnose comme productrice d’une subjectivité docile et vulnérable dont le cinéma s’est par ailleurs largement fait l’écho au travers du genre fantastique par exemple. Cherchant à poser en d’autres termes la question de la pertinence de l’hypnose pour la compréhension de l’expérience cinématographique, Eugeni dégage le débat d’une obsession modélisante fondée sur la quête du paradigme parfait offrant toutes les clés explicatives, en analysant dans quelles circonstances et dans quels contextes culturels et sociaux, l’hypnose moderne (celle de Charcot et de Freud) s’est constituée en un modèle, parmi d’autres, de relations imaginaires entre le film et son spectateur. Il s’agit donc pour lui d’étudier la manière dont le cinéma, dès son apparition, a recueilli, dans sa dimension à la fois de spectacle visuel et de flux d’interactions, un ensemble de savoirs, de pratiques et de représentations relatifs à l’hypnose. C’est parce que le cinéma reprend à son compte l’héritage laissé par l’hypnose, que le spectateur de cinéma peut se concevoir comme faisant partie intégrante d’une dispositif relationnel (donc intersubjectif, l’écran prenant la place de l’agent hypnotiseur) et comme élément organique d’un dispositif machinique. L’hypnose moderne, comprise comme une expérience d’hallucinations collectives partagées par un même groupe d’individus, permet ainsi de rendre visible ce qui est souvent occulté dans les théories classiques du dispositif, à savoir le cinéma comme scène sociale, comme lieu de vision collective et de vécu émotionnel. À cet égard, le spectateur de cinéma peut être envisagé dans la pluralité de ses aspects, comme à la fois individuel et collectif, actif et passif, particulier et général, sensuel et rationnel, etc. Confirmant ainsi certains postulats de la théorie du cinéma récente qui a démontré à quel point le spectateur est une entité variable et complexe, Eugeni insiste sur l’importance de la corporalité du sujet percevant comme siège d’émotions, d’attentes, de réponses et d’élaborations imaginaires, mais aussi comme lieu d’une lucidité visionnaire et hypersensorielle léguée par le magnétisme moderne.
Enseignement de Charcot à la Salpêtrière : le professeur montrant à ses élèves sa plus fidèle patiente, « Blanche » (Marie) Wittman, en crise d’hystérie.
C’est à ce stade que l’on rejoint la réflexion de Bellour qui accorde une large place au corps du spectateur dans son ouvrage où hypnose(s), émotion(s) et animalité(s) composent les trois volets d’une imposante réflexion qui peut être considérée comme la somme (à la fois récapitulative et inédite) des contributions du critique et théoricien aux études cinématographiques. Le « corps du cinéma » figurant en titre n’est autre que la conjonction, en un espace virtuel, du corps du spectateur et du corps du film, tous deux conçus comme des corps d’émotions animés d’une vie propre, aux croisements de l’humain, de la machine et de l’animal. Les différents chapitres parcourent ainsi toutes les combinaisons possibles entre ces éléments définitoires du « corps cinéma » configuré comme un corps d’émotions où se rencontrent l’hypnose et l’animal, cette trajectoire s’effectuant à travers la lecture de films jugés exemplaires pour la démonstration.
Afin de mesurer la portée de ces hypothèses, un détour via leurs référents s’impose, Bellour avançant une sorte de théorie du cinéma aux allures syncrétiques amalgamant approche figurale, thèses neurobiologiques des émotions et de l’hypnose, et doctrines esthético-philosophiques.
Séance de magnétisme mesmérien.
L’ouvrage permet d’abord d’observer que la réhabilitation de l’hypnose au sein des études cinématographiques est rendue possible, entre autres, par la constitution, depuis presque quinze ans, d’un champ de recherche aux déclinaisons variées qui s’interroge sur la participation affective du spectateur au film (voir à ce sujet le collec- tif Kinogefühle. Emotionalität und Film [M. Brütsch, V. Hediger, U. von Keitz, A. Schnei-der, M. Tröhler (dir.), Marburg, Schüren, 2005]). Il semblerait que, comme l’hypnose, l’émotion soit une notion ayant été discutée de manière très limitée dans les études cinématographiques, bien qu’apparaissant ici ou là chez Hugo Münsterberg, Rudolph Arnheim, Sergei M. Eisenstein, Michotte van den Berck, ou Étienne Souriau. Il faut attendre les années 1980 pour qu’un ensemble de théoriciens français – dont Bellour – enregistre la dimension affective, émotionnelle et haptique de l’image filmique comme données pertinentes. Fidèle à ces textes, écrits par ses amis et compagnons intellectuels tels que Serge Daney, Gilles Deleuze, Jean-Louis Schefer, Pascal Bonitzer ou Francis Vanoye, Bellour envisage l’activité spectatorielle en termes de plaisir et d’émotion esthétiques. Outre ces auteurs avec lesquels il partage une communauté d’esprit, Bellour fait appel également à une tendance actuelle de l’esthétique du cinéma, l’analyse figurale, inspirée par Jacques Aumont (À quoi pensent les films, 1996) et promue dans la recherche et l’enseignement français par son collègue Philippe Dubois à Paris III. Sur le plan de la théorie du cinéma, Bellour nourrit donc sa réflexion de références à ces études post-structuralistes qui, tout en prenant en compte la spécificité du médium, tentent de cerner la relation émotionnelle et sensitive au film dans une optique essentiellement philosophique et esthétique.
I walked with a zombie de Jacques Tourneur (1943).
En complément à ces choix théoriques, il fonde sa réflexion sur le rejet de deux sphères du savoir délibérément hostiles à l’hypnose : la psychanalyse et le cognitivisme. Si, du moins, il ne les répudie pas complètement c’est pour en faire la critique argumentée et démontrer en quoi leurs approches applicatives épuisent le corps du film dans des exégèses qui ne sont pas à la hauteur de leur prétention scientifique. Préférant une perspective plus modeste (mais plus sérieuse) où la dimension métaphorique du modèle hypnotique est entièrement revendiquée comme telle, il espère éviter de tomber dans le piège du scientisme qui produit des faux effets de connaissance. L’hypnose spectatorielle doit, selon lui, se limiter à n’être qu’une analogie sous peine de réduire la spécificité de l’expérience cinématographique. Ce qui favorise ainsi l’émergence de l’hypnose dans la théorie du cinéma actuelle, nous semble-t-il, c’est donc la révocation d’un modèle de pensée qui a exercé une influence considérable sur toute une génération de chercheurs œuvrant dans la mouvance structuraliste, qu’ils soient ou non partisans de Jacques Lacan. Bien qu’autrefois proche de la sémio-psychanalyse, conformément à tant d’autres chercheurs de sa génération, le point de vue de Bellour s’est aujourd’hui coloré d’une sensibilité historique concernant les liens entre cinéma et hypnose, ainsi que d’un intérêt systématisé pour les études du cerveau et du psychisme (comme les neurosciences ou les théories contemporaines sur l’hypnose) tout à fait indépendantes du paradigme psychanalytique qui a massivement dominé l’histoire de la pensée du XXe siècle. S’appuyant sur les travaux de Daniel Stern, d’Antonio Damasio, de François Roustang et de Jean-Pierre Changeux, cette approche démontre ainsi que l’on peut s’intéresser aux rapports affectifs en jeu dans la perception filmique sans passer par le filtre théorique de la psychanalyse.
Vidéodrome de David Cronenberg (1982).
Le rapport de Bellour aux théories cognitives du cinéma nous semble cependant ambivalent puisqu’il adopte une posture intermédiaire vis-à-vis de l’expérience spectatorielle, plaidant pour une perspective « holistique » où se mêlent l’étude des facteurs neurobiologiques, somatiques, émotionnels et affectifs. Plus proche de Deleuze (dans son élan visant à articuler cinéma, corps, cerveau et pensée) que de Ed S. Tan (partisan du film comme « machine d’émotions »), Bellour emprunte aux neurosciences ce qui lui est nécessaire pour soutenir ses raisonnements autour de la pluralité des processus mentaux et affectifs déclenchés par le film chez le spectateur. Il s’oppose surtout aux approches normatives qui soumettent le spectateur au primat de l’intellection narrative, réduisant le sujet à une sorte d’ordinateur enchaînant rationnellement des opérations-types destinées à décoder le sens du film. S’il critique les travaux de David Bordwell, c’est pour déplorer les dangers qu’une démarche applicative peut représenter pour l’analyse, cette objection méthodologique ne l’empêchant toutefois pas d’accorder du crédit à certaines idées nées dans le domaine des sciences cognitives, comme la célèbre théorie des neurones miroirs. « Descendante » des thèses psychophysiologiques sur l’instinct d’imitation évoquées plus haut, cette théorie a été élaborée à Parme autour du professeur Giacomo Rizzolatti au début des années 1990. Elle part du constat suivant : chez l’animal comme chez l’homme, les mêmes neurones s’activent lorsque ils font un mouvement et lorsqu’ils observent ce même geste effectué chez autrui. Utilisée dans les recherches sur nos comportements sociaux (comme l’expression des émotions, qui intéresse tant Bellour), cette découverte scientifique lui permet d’expliciter le rapport d’empathie du spectateur à l’objet ou à la situation vus sur l’écran. Mais, surtout, elle autorise une lecture cartésienne et matérialiste d’un processus mental dont la contrepartie neuronale a été localisée en laboratoire. Ainsi, l’homme neuronal de Changeux s’avère être aussi en partie l’homme (et l’animal) de cinéma de Bellour, cet individu se déterminant autant par son activité cérébrale que par ses affects calculables et localisables. Les réserves émises à l’endroit des théories cognitives doivent donc être tempérées par la tendance de l’auteur à chercher lui-même des causes rationnelles à des processus aussi subjectifs que l’émotion ou l’empathie, que ces appoints viennent de Théodore Lipps, de Daniel Stern ou de Greg M. Smith. Bien qu’à distance du point de vue de Noël Carroll auquel il suggère l’idée d’un cognitivisme plus souple et plus ouvert aux dimensions émotionnelles de la spectatorialité, Bellour risque ainsi à tout instant de basculer dans le camp de ceux avec lesquels il polémique. Si l’on comprend bien les intentions de l’auteur – qui se défend de faire de la science tout en empruntant à la biologie du cerveau des concepts avantageant sa démonstration –, en réclamant un statut comparatif aux parallèles qu’il tire entre le sujet des neurosciences et celui du cinéma, il participe involontairement d’une tendance géné- rale témoignant de l’attraction qu’exerce aujourd’hui sur les études cinématographiques le « Neurocinema », un nouveau champ d’études interdisciplinaires (voir Uri Hasson et al., « Neurocinematics : The Neuroscience of film », Projections, volume 2, Issue 1, 2008 [consultable en ligne sur plusieurs sites]). Ces études dites « neurocinématiques » tentent de mesurer les effets d’un film donné sur l’activité cérébrale d’un spectateur, et ce, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et d’une analyse statistique qui sonde les régions du cortex répondant aux mêmes stimuli au sein d’un groupe homogène de spectateurs. Sorte de radicalisation des travaux cognitivistes, cette neuroscience du cinéma s’ingénie à fournir des données quantitatives permettant de mieux connaître l’impact d’un certain type de film (en fonction de son genre, de son style, etc.), en vue de construire un outil viable pour l’industrie du cinéma qui souhaite calibrer ses produits à des fins d’efficience économique. Bellour n’approuve certainement ni cette procédure ni l’idéologie productiviste qui la sous-tend, mais sa réflexion est toutefois symptomatique d’une orientation prise aujourd’hui par une certaine branche des théories du spectateur qui tentent de faire du film, à partir des exigences d’un spectateur standardisé, un objet de consommation calibré et rentable.
Séance d’hypnose par Richard Bergh (1887).
Dans l’air du temps également, la relativisation de l’apport de la psychanalyse au cinéma confère aux démarches de Bellour, d’Andriopoulos et d’Eugeni le statut de « non-croyants » ménageant une distance critique vis-à-vis de ce système explicatif du psychisme. Il semblerait en effet qu’étudier l’expérience spectatorielle via l’hypnose – précisément la bête noire de la psychanalyse qui s’en est imprégnée pour mieux s’en débarrasser – favorise un déplacement du regard vers des problématiques où des questions d’ordres historique et épistémologique prennent enfin tout leur sens pour éclairer un domaine laissé trop souvent aux mains de psychanalystes cinéphiles. Encore trop peu affirmé chez Bellour, ce souci épistémologique soutient pleinement les ouvrages d’Andriopoulos et d’Eugeni qui réservent une très large place à l’analyse des discours et des représentations. En quittant le terrain des lectures applicatives qui élucident le film à l’aune d’une théorie prête à l’emploi, et en s’attachant à suivre les mutations historiques traversées par le cinéma et l’hypnose dans une période particulière, ces travaux situent le cinéma dans un champ plus vaste que la seule histoire des formes filmiques. Envisageant également la psychanalyse comme un objet d’étude et non comme une méthode exégétique, Bellour propose, pour sa part, de considérer, dans une série de réflexions sur les liens entre cinéma, psychanalyse et hypnose, que les deux premiers prennent le relais du troisième suivant le mouvement d’un subtil fondu enchaîné. Alors qu’autour de 1910 l’hypnose et l’hypnologie perdent les faveurs des sciences médicales et psychologiques autorisées, le cinéma et la psychanalyse en absorbent l’essentiel sous de nouvelles formes, que ce soit sur le plan de leur signifié (leurs dispositifs de capture de l’attention et de transfert émotionnel) que de leur signifiant (leur code et leur langage imbus de visions intérieures). Si le cinématographe Lumière, selon Bellour, cristallise en son sein une longue tradition de dispositifs visuels qui lui préexistent, il intègre et transforme à sa manière le rôle joué par l’hypnose dans l’histoire de la visualité, l’hypnose étant, dès Mesmer, configurée comme un instrument de vision qui prolonge le corps dans ses propriétés perceptives. Ainsi nous comprenons avec Bellour que, contrairement à ce qu’enseignent les manuels d’histoire, l’hypnose n’expire pas de sa belle mort à la Salpêtrière avec l’hypnotisme scientifique de Jean-Martin Charcot, mais survit au travers d’une série de dispositifs cousins avec lesquels elle partage des principes fonctionnels et formels.
Franz Anton Mesmer.
On pourrait penser que par là Bellour collabore à sa manière aux révisions récentes de l’histoire du cinéma qui ont permis de rendre au phénomène cinéma toute la complexité de ses déterminations historiques, technologiques, culturelles et sociales. Conduites par une série de chercheurs actifs dans le domaine du cinéma des origines, ces approches procèdent à une révision des théories du dispositif classiques auxquelles on reproche une absence de fondement historique propice à l’abstraction et à la généralisation. Elles mettent l’accent sur le besoin de s’extraire d’une vision militante héritée des théories « matérialistes » qui ont trop longtemps mis l’accent sur la dimension contraignante d’un dispositif-cinéma unique fabriquant un sujet aliéné à l’illusion de sa transcendance. Observant les liens entre le système de représentation, le mode d’adresse, le contexte matériel de perception et le sujet percevant induit par le dispositif, ces études montrent combien le stéréotype du spectateur inhibé par une fascination paralysante n’épuise pas l’ensemble des jeux possibles entre le pôle machinique et le pôle humain. Dans cette perspective, le schème du spectateur traditionnel façonné par le cinéma classique tel que théorisé par Metz et Baudry ne représenterait qu’un épisode dans l’histoire des images animées. Si Bellour mentionne ponctuellement ces recherches pour insister sur l’historicité du dispositif cinématographique et sur le processus de cristallisation de dispositifs antérieurs auquel le cinéma donne lieu, il n’en reste pas moins que sa démarche et son discours, fondamentalement transhistoriques, rendent compte d’un modèle unique et général de « cinéma » (et de « spectateur ») où s’exerce la vision standard d’un film projeté en salle. C’est que l’histoire du dispositif cinématographique n’intéresse pas vraiment Bellour qui tend plutôt à en restituer une intelligibilité théorique au travers d’analyses de films.
L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961).
Si exigence historique il doit y avoir chez lui, il ne faut donc pas aller la quérir du côté d’une déconstruction des théories classiques du dispositif via un examen rapproché de documents légués par la micro-histoire – l’auteur se contentant de substituer au modèle onirique si souvent invoqué dans les études cinématographiques, le paradigme de l’hypnose –, mais plutôt dans sa manière d’envisager l’émergence de la psychanalyse et du cinéma à la fin du XIXe siècle comme des réponses adressées au modèle culturel de l’hypnose. En ce sens, le cinéma (comme la psychanalyse), dès son invention, apparaît comme un des prolongements possibles de l’hypnose, une sorte de matérialisation dans le monde du spectacle d’un rapport à l’image et à l’imaginaire. Le cinéma aurait donc pris en charge le modèle culturel de l’hypnose, en se le réappropriant, en le retravaillant et le transformant. Hypothèse certes passionnante qu’il s’agirait à notre avis de consolider méthodologiquement en la confrontant aux discours contemporains sur l’hypnose, à ses pratiques, ses objets et ses représentations, comme le font Andriopoulos et Eugeni. Au lieu de cela, Bellour sollicite abondamment les études (postérieures à l’avènement du cinéma) de deux neurologues américains, Lawrence Kubie et Sidney G. Margolin, pour expliciter le rapprochement qu’il opère entre les sujets de l’hypnose et du cinéma. Ceux-ci partageraient : l’entrée dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, la faculté d’omnivoyance et d’illusion de maîtrise du perçu, mais aussi la possibilité d’entrer en contact avec les diverses couches temporelles stratifiant leur vie psychique. Plus précisément encore, le dispositif cinématographique décalquerait les deux phases propres à l’hypnose : un processus d’induction, fait d’un rapport de pouvoir et d’une opération de transfert entre hypnotiseur et hypnotisé impliquant un phénomène de régression consenti par un acte répétitif, rythmé, circulaire, et monotone ; et un état d’hypnose à proprement parler où s’exécutent les suggestions post-hypnotiques communiquées lors du transfert. Toujours selon ce point de vue comparatiste, Bellour cite encore d’autres éléments qui attestent des corrélations entre ces deux dispositifs : l’état carrefour des organisations psychologiques et physiologiques, nommé aussi le quatrième état de l’organisation psychique, par Léon Chertok et François Roustang, après l’état de veille, de sommeil et de rêve ; l’état mental et mystérieux qui échappe complètement à la raison ; la détermination exogène de l’état d’hypnose, contrairement au rêve ; la suggestion de masse et la transe collective ; l’effet de machine indiqué dans certaines descriptions de l’hypnose ; l’hypnose comme dispositif où l’hypnotiseur peut être remplacé par une autre instance, donc par une machine extérieure au sujet percevant ; la garantie de l’aptitude à engendrer une illusion de réalité, à l’inverse du rêve, plus ambigu ; le regard de l’hypnotiseur comme regard caméra s’adressant directement au spectateur, confirmé par la récurrence du motif du regard fascinateur dans l’histoire du cinéma. S’appuyant sur une lecture de films mettant en scène des dispositifs de type hypnotique, à l’instar des Mabuse de Fritz Lang, il souligne combien le cinéma a été, dès ses débuts, pensé comme un lieu où le sujet est aposté dans une sorte de « rêve sous hypnose », cette réflexion rappelant le texte lumineux de Roland Barthes (« En sortant du cinéma », Communications, n° 23, « Psychanalyse et cinéma ») qui accorde à la « vieille lanterne psychanalytique » qu’est l’hypnose un réel pouvoir sur le spectateur de cinéma littéralement amalgamé à l’image semblablement à la captation amoureuse.
Mabuse de Fritz Lang (1922).
Bellour justifie son propos en soulignant combien l’hypnose (telle qu’envisagée par Kubie et Margolin) déploie un véritable dispositif capable, contrairement au rêve, de soutenir la comparaison avec le dispositif cinématographique. Ce choix d’une conception de l’hypnose plutôt qu’une autre, bien que convaincant dans le détail de la démonstration retracée brièvement ci-dessus, reconduit un type de raisonnement qui fait précisément l’objet de sa critique, à savoir celui qui anime les propositions abstraites et anhistoriques de Metz et de Baudry. C’est par sa théorie du « corps cinéma » que Bellour pense pouvoir s’en distinguer, mais là encore, ses thèses ne parviennent pas à persuader le lecteur qui peine à donner corps, pour ainsi dire, à ce corps de cinéma, même sur un plan purement conceptuel. On l’a dit, c’est le retour du corps du spectateur dans la théorie du cinéma actuelle qui a permis l’émersion de l’hypnose, stimulant ainsi une préoccupation accrue pour la corporalité du sujet percevant entendue comme lieu de sensations, de sentiments et d’émotions auxquels on consent la dignité d’objet d’étude. Donnée labile et subjective s’il en est, l’émotion acquiert, grâce à son association avec l’hypnose (en tant qu’à la fois état modifié de conscience, rapport intersubjectif et phénomène polysensoriel), un statut à part entière. Pour Bellour, le lien structurel entre le cinéma et l’hypnose s’effectue au carrefour circonscrit par l’émotion, attendu que le film provoque des impressions aussi variées, confuses et indéterminables que l’hypnose. Contrairement au modèle psychanalytico-onirique qui postule un spectateur axiomatique censé déchiffrer le texte filmique à la manière d’un rébus (rappelons-nous à cet égard la lecture qu’effectue Jacques Derrida de la méthode freudienne), l’hypnose permet de réhabiliter le spectateur comme entité organique complexe conjoignant des compétences à la fois affectives, physiologiques, mentales et cognitives. Car le rapport au film est pensé ici comme une sorte de corps à corps entre le sujet et l’image, comme une relation sensorielle entre le corps d’un spectateur dit « pensif » (car simultanément passif et actif, sous une hypnose légère) et le corps du film qui n’est plus configuré comme texte mais bien comme réservoir d’émotions. Le glissement de la sémio-psychanalyse à l’analyse figurale se mesure, on ne peut mieux, dans cet écart qui sépare l’idée du film comme corps textuel et du film comme corps émotionnel.
Europa de Lars Von Trier (1991).
Curieusement, on note que Bellour semble privilégier le sens visuel et la visualité au détriment d’autres sens perceptifs, alors que cette notion de corps indique clairement la voie vers une polysensorialité précisément constitutive du phénomène de l’hypnose. Est-ce son attachement au figural qui explique ce point aveugle ? Quoi qu’il en soit, j’aimerais ici suggérer le recours à une notion forgée dans le champ de la psychanalyse contemporaine, le « Moi-peau », qui aurait certainement pu nourrir de manière constructive cette hypothèse du corps-cinéma. Les thèses de Didier Anzieu et de son école sur les enveloppes psychiques attribuent à la peau une fonction de matrice sémantique et sémiotique qui fonde toute activité psychique et perceptive, la peau (et la tactilité) fournissant au Moi le modèle nécessaire à son étayage, lui donnant à la fois sa forme, son contenu et son sens. Selon Anzieu (qui s’intéressa tôt au cinéma, dans le cadre de l’Institut de filmologie), toutes formes d’écriture verbale ou visuelle s’originent dans cette multisensorialité dérivant des rapports qu’entretient, au début de sa vie, l’enfant avec sa mère, et notamment de cette première matrice perceptive représentée par la peau et le visage maternels. D’une manière générale, toute image, qu’elle soit matérielle ou psychique, possède un pouvoir d’enveloppe capable de contenir l’objet et son spectateur, tout en donnant l’illusion d’une perception partagée avec autrui. Sur la base de cette théorie, Anzieu propose de considérer les pratiques artistiques et littéraires comme le cinéma, la poésie, la peinture ou l’architecture comme des traductions matérielles du Moi-peau sur le plan de la créativité humaine. Ce modèle théorique permet ainsi de repenser l’expérience cinématographique en termes de tactilité où le sujet percevant est compris comme un corps de sensations et d’affects. Si la défiance de Bellour vis-à-vis de la psychanalyse motive vraisemblablement la mise à l’écart de ce concept, il n’empêche qu’il va dans le sens d’une théorie du cinéma qui endosserait pleinement la dimension cénesthésique de l’expérience cinématographique (j’ai commencé, pour ma part, de m’y intéresser depuis mon mémoire de maîtrise [« Le dispositif cinématographique comme modèle épistémologique dans la théorie psychanalytique », Lausanne, 2002], cf. « Les origines écho- tactiles de l’image cinématographique : la notion de Moi-peau », dans Autelitano, Innocenti, Re, dir., I cinque sensi del cinema/The Five Senses of Cinema, [XI Convegno Internazionale di Studi sul Cinema d’Udine, 2005]).
Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958).
Ce corps du cinéma, bien que construit à l’aide de moult références philosophiques, reste donc une idée quelque peu insaisissable et vague, à l’encontre de ce qui devrait animer aujourd’hui la théorie du cinéma qui semble n’avoir gardé de la rigueur méthodologique et conceptuelle propre aux études filmologiques qu’un lointain souvenir. Si certains passages argumentatifs s’avèrent passionnants à suivre sur la route tracée par une pensée qui n’a cessé de se confronter aux acquis de son époque (pensons à la discussion sur la notion d’identification, sur la compréhension freudienne de l’hypnose, sur le spectateur comme à la fois être de foule et corps de solitude), son architecture globale souffre d’un manque de cohérence, ainsi que d’un certain décalage entre moments théoriques et analyses de films, celles-ci ne parvenant pas vraiment à conférer une assise stable à celles-là. Destinée à légitimer la théorie du cinéma proposée, l’abondance d’exemples tirés de l’histoire du cinéma ne suffit pas à résorber la part absconse d’une réflexion dont la mise en forme souvent alambiquée et maniérée ne lève pas le voile de certaines ambiguïtés. On peut également être surpris par le caractère quasi énumératif et encyclopédique de ces lectures filmiques qui s’enchaînent les unes aux autres, sans pourtant nous mener ailleurs ou plus loin, ni nous convaincre définitivement du bien-fondé des postulats théoriques, comme si elles servaient principalement d’intermèdes littéraires où le théoricien se fait avant tout écrivain. On se doit, bien sûr, de louer l’éloquence et l’érudition de l’auteur qui, avec une grande aisance intellectuelle, navigue de la psychologie à la neurobiologie, en passant par la philosophie, mais ces qualités ne sont pas toujours mises au service d’une démarche guettée par une certaine phraséologie. Ce qui nous paraît finalement le plus problématique, c’est le tiraillement entre perspective historique et approche esthético-théorique qui, bien qu’envisagées en complément l’une de l’autre, ne parviennent pas à se fondre dans une démarche que domine avant tout l’ambition spéculative. On conçoit très bien – comme Bellour l’évoque lui-même dans une note de bas de page où il répond aux critiques que lui adresse Andriopoulos concernant le caractère universalisant et flottant de sa métaphore hypnotique – que son travail puisse être lu comme un enrichissement de la connaissance qui n’exclut en rien des analyses alternatives et complémentaires. Toutefois entre son exigence historique et son goût pour l’abstraction théorique, il ne cesse de balancer, sans parvenir à proposer une synthèse fructueuse de deux disciplines qui, dans le champ des études cinématographiques françaises, restent encore trop souvent étrangères l’une à l’autre. La richesse, l’érudition et l’ampleur de l’ouvrage ne parviennent pas à faire oublier des faiblesses imputables, entre autres, à la pesanteur d’une tradition qui marque actuellement encore la sensibilité de bien des chercheurs, même à leur insu. À cet égard, l’avantage des études de Rae Beth Gordon, de Stefan Andriopoulos et de Ruggero Eugeni consiste précisément à pouvoir naturellement se situer en dehors de l’emprise du modèle théorique français et à s’ouvrir aux perspectives offertes par une histoire culturelle des médias favorisant une vision moins conjecturale de ces rapports entre cinéma et hypnose.
Bibliographie :
– Raymond Bellour, le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, Paris POL / Trafic, 2009, 637 p.
– Stefan Andriopoulos, Besessene Körper : Körperschaften und die Erfindung des Kinos , München, Fink, 2000, 207 p. ( Possessed : Hypnotic Crimes, Corporate Fiction, and the Invention of Cinema , Chicago-London, University of Chicago Press, 2008, 208 p.)
-Ruggero Eugeni, La relazione d’incanto. Studi su cinema e ipnosi , Milano, Vita e Pensiero, 2002, 216 p.
– Rae Beth Gordon, Why the French Love Jerry Lewis : From Cabaret to Early Cinema , Stanford Cal., Stanford University Press, 2001, 274 p.
A lire :
– Hypnose et cinéma muet.
Texte extrait de la revue 1895 n°58 (2009). Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Mireille Berton et Coll. S. Bazou.Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.