La fin d’une ère
Pollock nous a quitté. Pas le peintre, non, ça on s’en fout, c’est plus grave, c’est Channing Pollock qui vient de partir. L’inventeur des apparitions de tourterelles dans le foulard, de la « double prise », de la tourterelle changée en foulard, et de la cage à disparition. Quand je dis inventeur, je veux dire celui qui les a vraiment popularisé. Quand j’étais gamin, il passait à la Nouvelle Eve le célèbre cabaret parisien et Ludow et quelques autres allaient « l’attendre à la sortie » pour voir son numéro dont on ne se lassait pas et aussi boire un coup avec lui après pour apprendre ! Oui vous avez bien lu, pour apprendre. Je vous parle de ça, c’était dans les années 1960 donc il y a plus ou moins 46 ans… ça ne nous rajeunit pas, ma bonne dame !
A l’époque je l’ai connu comme tout le monde par le film Nuit d’Europe (1958) qui était un catalogue complet des attractions internationales. On y trouvait aussi un certain Watson qui faisait des boules de billard, Mac Ronay dans son numéro complet, le ventriloque Robert Lamouret et son canard, les Platters, Henry Salvador et j’en oublie… Le tout entrecoupé de numéros de strip-tease qui devaient être à cette époque, où l’érotisme n’avait pas encore acquis ses lettres de noblesse, le déclencheur pour l’achat du ticket d’entrée. C’est du moins ce qu’ont dû espérer les producteurs.
Comme disait Botinelli qui à Zurich présidait à la destinée du plus grand cabaret suisse : Les terrasses « Allez-y, courage, sans vous nous serions un bordel… », sauf que là, les attractions choisies étaient si fortes que le public, sans bouder les strips a aussi acheté son ticket pour voir les attractions. Et dans cet achat, Pollock y était pour beaucoup. Il y a une raison à cela : dans ces années là, le pouvoir d’achat des gens était très faible. La nourriture prenait 50 % de la paie du travailleur. Il était donc impensable qu’un ouvrier puisse espérer un jour admirer de visu les grandes attractions dans un cabaret où de toute façon on l’aurait grugé. Alors que là pour le prix d’une place d’un petit cinéma de quartier, il avait accès aux meilleurs. C’est comme ça que Pollock fût connu des français. Le film fît recette et l’on assista comme chaque fois qu’un truc marche à une inévitable tripotée de copies : Nuit d’Europe 2, le retour, Nuits du monde, Nuits du monde 2, puis Nuits exotiques, Nuits érotiques, etc… les suivants étaient des films qui n’étaient plus qu’un prétexte pour filmer des strippers pas toujours bons, car n’est pas Dodo de Hambourg, Anne Corio ou Gypsy Lee Rose qui veut.
Je me souviens quand même que la première fois qu’on a vu Channing Pollock au cinéma, tout le monde en était sur le cul. A l’AFAP on ne parlait que de cela. Ceux qui l’avaient vu faire la donne en second, car si de façon certaine le nom de Pollock est entré dans l’histoire de la magie pour les tourterelles, il était aussi très fort en cartes et pas seulement en back in front, c’est la première donne en second correcte qui ait été montrée à des français. Nous, nous avions Rezvani qui savait la faire et quand il commençait un tour dans lequel il l’utilisait toutes les femmes de magiciens disaient « Ah regardez cette belle donne en second » Avec Pollock personne ne disait rien, parce que quand il balançait ses cartes d’une seule main personne ne soupçonnait même que ce put être une donne seconde. Toute la différence est là.
Dans les trois mois qui ont suivi tous les magiciens ont voulu faire des tourterelles – moi y compris – je plaide coupable ! Et ça a été une horreur. J’ai même appelé cela « le complexe de Pollock » dans un livre et le « syndrome de Pollock » dans un article de Mad Magic. Dans cette jungle, seul Silvan s’en est bien sorti à cause de son physique, de son discernement et de son habileté. Son numéro était calqué sur celui de Pollock avec cette différence qu’il avait remplacé la tourterelle en foulard par une tourterelle en cane ce qui était notoirement plus difficile. Vendriès a aussi fait partie de ceux qui « pouvaient le faire » car ce jamaïcain avait lui aussi un physique de star. Plus tard d’autres sont venus Haruo Shimada, Hatta, qui avait porté ses valises, Fantasios pour citer les plus connus, mais AUCUN D’EUX ne peut prétendre à l’impact qu’avait Pollock lorsqu’il entrait en scène. C’était la grande classe, littéralement, il irradiait. Les conversations cessaient instantanément, les femmes en tombaient raides dingues et leur mec virait « spellbound » lui aussi. Les types voyaient leur femme se pâmer pour un autre mais n’arrivaient même pas à devenir jaloux. Un professionnel dont je ne citerai pas le nom, car même s’il n’exerce plus, il vit toujours, m’avait dit « si jamais ma femme regarde un jour un autre magicien, que moi, je lui fout une paire de baffes à lui décoller la tête, et ça elle le sait ! » Et moi, perfide : « Même Pollock ? » « Ah, non, jean, Pollock, c’est différent ! » C’était à un tel point que je me suis demandé si certains magiciens n’auraient pas été FIERS que leur femme se tape Pollock…
Channing a donc engendré un certain nombre de copieurs plus ou moins lamentables au nombre desquels il y a eu Lance Burton. A l’époque dans Mad Magic, je m’étais offusqué que l’on décernât un grand prix à quelqu’un qui pour moi n’était qu’une pâle copie, 30 ans après. Plusieurs jeunes étaient venues me voir en me disant qu’ils adoraient Mad Magic mais ne comprenaient pas pourquoi je m’étais acharné contre Burton et certains avaient vu sans me le dire ouvertement une sorte de dépit de ma part du fait que étant trop gros je ne pouvais pas me livrer à cet exercice de style sans friser le ridicule. J ‘ai revu quelques années après deux de ces jeunes, dont Yves Protat, qui au détour d’une rencontre m’ont dit « Vous vous souvenez lorsqu’on vous avait pris un peu à parti à cause de votre article sur Burton, eh bien, on revient d’Allemagne, on a assisté à une conférence de Pollock, on vient de comprendre ce que vous vouliez dire. » Belle honnêteté de la part de ces deux hommes qui depuis sont devenus de grands professionnels.
Le vrai problème de Pollock c’est que le personnage est inexplicable : Pollock, s’assoie, il ne fait rien, et c’est déjà beau ! J’ai eu le privilège de dîner avec lui en 2000 à Paris sur les Champs Elysées grâce à Gaëtan Bloom. Il m’avait téléphoné du Crazy en me disant : « Vous qui avez tellement écrit sur Pollock, vous qui l’aimez tellement, je viens de lui parler de ce que vous avez écrit sur lui dans Jean Merlin’s book of Magic, et il aimerait vous rencontrer ». J’avais donc pris un livre et en sortant de mes petits cabarets je m’étais rendu à « l’Alsace à Paris » où avait lieu le dîner.
Il y avait Bloom, Mumu, Ruppert, le fils de Channing, Pollock et moi. J’étais dans mes petits souliers et j’ai été accueilli à bras ouverts. Pendant la choucroute, j’ai du traduire tout le passage qui le concernait et ça l’a amusé. Nous avons bien sur évoqué le film, et c’est alors qu’il nous a déclaré : « Vous savez combien j’ai touché pour faire le film ? Non, non, eh bien je vais vous le dire : $.1000 c’est tout, mais en contrepartie le lendemain de sa sortie j’étais connu dans le monde entier, j’ai enchaîné avec le Palladium de Londres et tout est allé très vite, je n’ai plus jamais eu à chercher du boulot ! » Puis il nous a confirmé qu’il avait bien donné tout son matériel et appris tout son numéro à son chauffeur (1) le jour où il a décidé de quitter le métier, et du chauffeur, voyez vous, personne n’en n’a jamais entendu parler, ce qui prouve bien que ce n’est pas les tours que l’on vient voir mais le bonhomme ! Pour le repas on avait voulu bien faire Champagne, choucroute au Champagne, munster, Gewurztraminer vendanges tardives, Marc de Gewurz à la fin, et même – you’ll never believe it – Badoit c’est dire si on s’était donné !… A la fin, Pollock a demandé les toilettes et sans s’occuper de lui nous avons continué de refaire le monde avec brio que vous nous connaissez, sauf que au moment de régler l’addition quand nous sommes partis discrètement pour faire chauffer nos cartes bleues, le garçon nous a dit : « Le monsieur là-bas a déjà tout réglé d’avance ». On s’est trouvé Bloom et moi comme des cons. Pollock était classe.
J’ai découvert après aux Etats-Unis que c’était un Monsieur tout à fait accessible et avec beaucoup d’humour. Pas celui-de Crendal, non, mais quand même. En 2004, je l’ai raconté dans un article précédent, j’ai eu le plaisir de visiter en sa compagnie le musée de David Copperfield. C’est là où j’ai découvert qu’il avait de l’humour ; il se souvenait très bien de notre repas de Paris, des choses que je lui avais dites et il m’a un peu aidé à Vegas à acheter des articles que je ne parvenais pas à trouver en prenant sur son temps personnel. Alors que peut-on espérer lorsqu’on est le plus grand magicien du monde ? Quand on l’interrogeait, Pollock ne faisait pas mystère que pour lui la magie n’avait jamais été une fin en soi, mais un moyen d’espérer faire un jour du cinéma. L’être humain est ainsi fait : lorsqu’il a prouvé sa compétence dans une spécialité, il se dépêche de prouver son manque dans un autre domaine. Il a d’ailleurs tourné hélas dans Judex (1963) où l’on voyait immédiatement qu’il n’avait plus fait son numéro depuis 10 ans et aussi dans le Cheik rouge (1963), où il faisait un très beau changement de couleur de carte au cours d’une partie. Il y eu sans doute d’autres films, mais l’image de Pollock que je veux garder est celle de Nuits d’Europe.
Deux jours après, je me rends sur le conseil de tous les magiciens présents à la convention qui se tenait à Orléans. Mais là, panique, c’est plein et il y a un problème de sécurité : le plancher est prévu pour 2000 personnes et il y a déjà 2002 congressistes, on ne prend plus personne… « Mais je viens de Paris… ». Rien à faire. De vous à moi, je n’ai jamais cru à ce problème de sécurité, Il aurait été plus simple de dire : « On est plein. On a plus une chaise » – ce qui devait être le cas – mais comme tout le monde demande une exception pour lui, on vous oppose un problème de sécurité.
Plusieurs personnes on vraiment essayé de m’aider : Irène Larsen, Shimada, Kevin James, Silvan… Est arrivé Pollock – invité d’honneur du congrès – qui s’est essuyé aussi un refus ; Alors ROYAL, il leur a dit : « S’il ne rentre pas, je ne rentre pas non plus ! » et le pire c’est qu’il a tenu parole. Nous avons repris l’escalier roulant et tenu boutique à la cafeteria du rez-de-chaussée où plein de gens sont venu lui demander des autographes en se demandant mais QUI est le petit gros qui est avec Pollock ? Et dans le doute ils m’ont fait signer aussi leur programme… Au bout d’une heure j’en avais un peu marre et je lui ai dit : « Ecoutez, tout cela est ridicule, je m’en vais mais promettez moi une chose, c’est que la prochaine fois que vous venez à Paris, vous venez à la maison, je me mets aux fourneaux et on va se faire une soirée du feu de Dieu. » Il s’est levé, m’a serré la main, je ne savais pas que c’était la dernière fois que je le voyais, sinon, sans doute, je serais resté encore un peu. Slydini, Goshman, Kaps, Crendal, Ascanio, Sitta, Harry Thierry, Richiardi Jr. et maintenant Pollock nous ont quitté, je serais Tamariz, j’irai immédiatement consulter ! Sans blagues, je me demande si l’on n’assiste pas à la fin d’une ère !
Note :
(1) Aujourd’hui la « cane guéridon » et la « cage à disparition » de Pollock sont dans le musée de David Copperfield.
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