Mise en scène : Philippe Nicolle. Écriture : Philippe Nicolle et Gabor Rassov. Création musicale : Aymeric Descharrières, Erwan Laurent, Christophe Arnulf et Anthony Dascola. Avec : Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Olivier Dureuil, Patrick Girot, Erwan Laurent, Clara Marchina, Florence Nicolle, Philippe Nicolle ou Gabor Rassov, Ingrid Strelkoff. Régie générale et plateau : Patrick Girot. Régie plateau : Laurence Rossignol et Christophe Pierron. Son : Anthony Dascola. Lumières : Paul Deschamps. Chorégraphies : Laurent Falguieras. Scénographie Construction Accessoires : Patrick Girot, Julien Lett, Michel Mugnier, Laurence Rossignol. Costumes : Camille Perreau, Sara Sandqvist. Marionnette : Carole Allemand. Maquillage, coiffure : Pascal Jéhan. Création : les 11 et 12 novembre 2022 au CDN de Normandie – Rouen.
26000 couverts, cette compagnie de théâtre de rue et de salle, créée par Philippe Nicolle il y déjà trente-cinq ans, est maintenant bien connue du public avec des spectacles comme entre autres, Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, L’Idéal Club, un de leur grand succès (trois cent représentations en dix ans), Véro 1ère, Reine d’Angleterre. Avec un solide vocabulaire théâtral apprécié du public : un burlesque explosif, un langage poétique, une scénographie souvent fondée sur un savant mélange d’art contemporain décalé, une mise en scène privilégiant le jeu des acteurs, une habile inversion des conventions et allant – parfois de façon appuyée – vers le théâtre dans le théâtre… Philippe Nicolle est aussi l’inventeur, avec l’artiste Fred Toush, des Manifs de droite (souvent reprises). Il sait diriger une compagnie d’artistes qui sont à la fois acteurs, chanteurs et musiciens, et il possède une grande maîtrise de l’espace scénique et un sens des images incontestable. Mais pourquoi cette caricature de la comédie musicale et de l’opérette ? « Parce que, dit-il trop modestement, je ne connais rien à la comédie musicale. Parce que West Side Story, parce que Mary Poppins, Hairspray. Parce que Peau d’Âne. Parce que l’opéra-rock, Tommy, Rocky Horror Picture Show, The Wall (oui je sais, c’est des films mais je vous ai dit que je n’y connaissais rien). Pour raconter des histoires, voyager dans les futurs. (…) Parce que L’Idéal Club finissait sur une scène de comédie musicale et qu’on en veut encore. Parce qu’on veut danser, chanter, faire les idiots dans ce monde trop lourd (…) S’attaquer à la comédie musicale, c’est poursuivre ce que les 26000 couverts font depuis toujours, explorer les formes scéniques populaires. Les Tournées Fournel exhumaient les reliques d’un théâtre forain disparu, Le Premier championnat de France de N’importe Quoi questionnait par l’absurde la société du spectacle sportif, Le Grand Bal embarquait les spectateurs à travers les clichés du bal populaire fin du XXe siècle, Au Temps des Croisades était une opérette de 1900 rafraîchie et dépoussiérée, et L’Idéal Club une incartade au pays merveilleux du music-hall. »
Philippe Nicolle, ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Dijon où il a sans doute eu de bons professeurs d’histoire de l’art, a réussi à inventer un genre, celui de la parodie burlesque et poétique. Et Chamonix, cette fausse comédie musicale fonctionne parfaitement grâce surtout à ses interprètes: Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Olivier Dureuil, Patrick Girot, Erwan Laurent, Clara Marchina, Florence Nicolle, Philippe Nicolle ou Gabor Rassov, Ingrid Strelkoff et aussi à un univers artistique délirant mais rigoureusement construit. En vedette, une exceptionnelle sculpture surréaliste qui mériterait d’être un jour conservée au nouveau département scénographie du musée de Moulins (Allier). Un gros ver blanc (incarné si on peut dire par un acteur, il a seulement des moignons). Ce dernier avatar d’être humain inquiétant parle en se baladant dans un petit chariot aux roues de bois, lui aussi télécommandé.
Il y a aussi un détournement efficace d’une œuvre facilement identifiable par le public, des dépaysements surréalistes et la reproduction scénique d’images kitsch, comme cette scène initiale où un chœur de tyroliens ridicules chante devant une montagne enneigée en contreplaqué. Cela rappelle les belles scénographies de Michel Lebois avec ses beaux palmiers peints de Zartan, frère mal-aimé de Tarzan ou Les derniers jours de solitude de Robinson Crusoë, de 1968 à 72 au Magic Circus de Jérôme Savary. Tous deux anciens élèves des Arts Déco de Paris… Il y a ici la belle image d’une ventouse à déboucher les éviers de quatre mètres de hauteur qui vient capturer une fleur… Puis, arrive un vaisseau spatial manipulé sur fond noir par des acteurs, donc avec des moyens simples mais efficaces (« théâtre noir »). Ou ce décor ringard de forêt comme on pouvait encore en voir dans les années cinquante dans les petits théâtre de province. Ou ce Bernard, un buffet télécommandé où sont assis deux personnages foutraques protégés par leur ceinture de sécurité, les pieds posés sur des tiroirs à moitié sortis. Au centre du meuble, un Clown de Bernard Buffet, un peintre surtout actif dans les années cinquante et assez populaire, mais honni des intellectuels. Mais son nom prononcé par un acteur est inconnu des jeunes qui, chose rare, remplissaient la salle et riaient de bon cœur. Un clin d’œil un peu raté mais pas grave.
Le thème de cet opéra-rock-comédie musicale déjantée : un vaisseau spatial après des siècles d’errance dans le cosmos va être contraint de se poser sur une planète sans doute inhabitée. L’équipage se pose la question : « Dans quel sens introduire un suppositoire ? » Et devra-t-il oui ou non, éradiquer une population qui a généré, en vrac : des milliards d’humains imbéciles, le camp d’Auschwitz mais aussi les panta-courts, l’amour, la musique, les apéricubes, inventé Chamonix (dont il ne faut pas prononcer le x à la fin, si on veut passer pour un vrai montagnard) avec son golf dix-huit trous, et la fondue savoyarde dont on peut mourir d’ overdose, les modes d’emploi pour utiliser les cure-dents, l’esclavage, le toilettage des caniches nains… « Et la plus grande espèce de prédateurs que le monde ait connue, dit Philippe Nicolle, même le Tyrannosaurus Rex était un petit rigolo à côté. (…) Certains d’entre nous trouvent Kim Jong-un et Donald Trump bien coiffés. Parce qu’on trouve dans certains supermarchés des bananes épluchées emballées sous plastique. Parce que certains font couler l’eau du robinet pendant qu’ils font la vaisselle. Parce que d’autres mangent la bouche ouverte (vous pouvez les dénoncer dès aujourd’hui sur le site : dénoncetonmaritafemme. » Nous apprendrons quelles sont les vraies origines du cosmos et comment la vie est apparue sur terre, mais aussi que « l’extinction de l’humanité aura lieu dans un an et ce qu’est un Intra (taille, poids, nombre, nom, prénom et date de naissance de chacun). Et nous saurons « qui est Dieu et quelle est la meilleure façon de l’aimer et de chanter sa gloire. » Philippe Nicolle sait déconstruire les hiérarchies en art et l’usage social même du théâtre. Avec cette contestation éthique sur fond de science-fiction, il se moque aussi (mais gentiment) de la sur-consommation par la bourgeoisie et sa compagnie 26000 couverts s’est déjà inscrite dans l’histoire du théâtre actuel.
Ce théâtre, souvent drôle et insolent, remplit de joie tout le public et les lycéens venus nombreux sont ravis et ont longuement applaudi. Donc nous n’allons pas faire la fine bouche et jouer au vieux critique ronchon… Il y a rarement de bons spectacles comiques dans le théâtre subventionné et ceux du privé sont souvent vulgaires et sans intérêt. Direction d’acteurs excellente, aucune rupture de rythme dans le jeu, texte avec quelques pépites de langage, images souvent fabuleuses, technique impeccable… Mais côté dramaturgie, il y a des faiblesses évidentes et ce Chamonix, passé les soixante premières minutes, s’essouffle et il y a nettement une demi-heure de trop. Ce qui rend – et c’est vraiment dommage – ce spectacle un peu décevant. La faute à quoi ? A un scénario un peu compliqué et une fois de plus, à l’utilisation de ces foutus micros H.F. retransmettant les voix des acteurs avec la musique sur scène : cela crée vite une saturation sonore assez préjudiciable à la mise en scène de cette parodie. Pourtant sans doute la plus aboutie des 26000 couverts. (On pardonnera quelques jets de fumigènes faciles) Même si la science-fiction comme la parodie burlesque ne sont pas vraiment votre tasse de thé surtout au théâtre et même si les places ne sont pas données : 35 € ! (mais il y a des tarifs jeune à 12 € ), cet ovni théâtral a de grandes qualités et peut vous intéresser. Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel, les nouveaux directeurs du Théâtre du Rond-Point, ont bien fait d’inviter ce spectacle.
Source : Théâtre du Blog. Crédits photos – Documents – Copyrights avec autorisation : Christophe Raynaud de Lage et Cie 26000 couverts. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.