Camille Clergeot (né en 1992) n’est ni prestidigitateur, ni scientifique, ni opticien, ni même truquiste. Diplômé de la Haute École d’Art et de Design de Genève, cet artiste développe une pratique essentiellement sculpturale qui porte en elle une authentique réflexion sur la perception humaine et ses multiples aspects. Évitant l’écueil d’un spectaculaire facile et surfait, ses œuvres s’appuient tantôt sur d’astucieux dispositifs techniques tantôt sur de simples évidences visuelles. Aux frontières de l’absurde et de la poésie, les objets de Camille Clergeot nous confondent et triturent nos yeux autant que notre esprit.
Présentation de Simon Derouin.
Avant-Propos
Plus le temps avance, et plus je me heurte au même problème : comment élaborer une pratique artistique visant à jouer avec la perception du spectateur et à provoquer chez lui de la surprise quand celui-ci, connaissant mon travail, anticipe les illusions auxquelles il va être confronté en amoindrissant ainsi leurs effets ? Avec cette question en tête, j’ai réalisé pour mon jury de fin d’année, un projet s’appelant Quelques verres de trop (2013).
Quelques verres de trop (2013).
Il s’agit d’une table basse avec un plateau en verre recouvert de ce qu’il semble être les restes non débarrassés d’un apéritif : une dizaine de verres sales, une bouteille de vin rouge vide, un cendrier plein et quelques cacahuètes qui traînent par ci par là. L’idée était que le spectateur, rebuté à la vision de cette scène un peu écœurante n’y prête dans un premier temps pas plus attention que ça. C’est seulement après avoir remarqué que les autres œuvres présentées – la table dont je vous parle était la première que l’on voyait en entrant dans l’espace – reposent toutes sur des effets d’optiques que le spectateur revient considérer ce travail d’un peu plus près et s’aperçoit alors que son titre porte un deuxième sens : il y a effectivement des verres supplémentaires, mais cette fois collés en dessous la table. Ceux-ci, soigneusement choisis pour leurs formes et leurs formats équivalents – mais pas tout à fait – à ceux des verres placés sur la table, se superposent à l’image de ces derniers dans le plateau en verre. Cela donne l’impression que les reflets des gobelets sur la table ne correspondent pas à ces mêmes gobelets. Le titre révèle alors son troisième sens : il sous-entend une certaine ivresse propice aux hallucinations.
La discussion qui suivra la présentation de ce projet amènera mon jury à me comparer à un prestidigitateur, dans le sens où j’ai cherché à attirer son attention quelque part alors que mon travail se situait autre part. Cette comparaison fût pour moi une révélation : il est vrai que, malgré le fait que tous les spectateurs soient suspicieux quant à leurs manipulations, les magiciens arrivent néanmoins à confondre l’ensemble de leur public. Il m’apparut évident que j’avais quelque chose à apprendre de leurs méthodes pour ma propre pratique.
Introduction
L’étude de la Magie – je veux dire dans son sens d’ « ensemble de manipulations, ou tours de magie, visant à donner l’illusion que des phénomènes insolites se produisent », que l’on peut encore appeler « illusionnisme » ou « prestidigitation » (je préfère toutefois l’utilisation du terme de « magie », qui évoque l’effet, plutôt que ces deux derniers qui évoquent plus l’aspect technique) – permet de conjuguer ma curiosité envers différentes sciences et techniques avec une finalité purement visuelle, voire poétique. C’est un moyen de se laisser surprendre par le monde qui nous entoure en le tirant vers un potentiel merveilleux.
Pseudoscope (2013).
L’autre définition du mot « magie », directement liée au surnaturel et à l’occulte ne m’intéresse guère, sinon pour les images mentales que l’on peut en avoir, et qui sont souvent des sources d’inspiration pour l’illusionnisme. Le but de cette recherche étant directement lié à mon travail de sculpture, j’ai pensé ce mémoire comme un manuel technique pour qui veut, comme moi, entreprendre une pratique de sculpture en utilisant des astuces de prestidigitateur, c’est à dire mettre en place des phénomènes magiques sans magicien. […] Je défends sciemment l’idéal d’une magie évitant le spectaculaire, et qui ne cherche pas forcément à dissimuler ses méthodes : ce ne sont pas forcément des positions très répandues dans la magie traditionnelle. Le titre de cet essai, Grand Ordinaire, comporte différents sens. En plus de l’oxymore qui rappelle une certaine sublimation du banal – une idée qui m’est chère et qui est relative à l’application dans ma pratique des stratégies que j’expose ici –, celui-ci fait référence à mon projet Quelques verres de trop décrit dans l’avant-propos. En effet, la bouteille de vin posée sur la table était un « Bourgogne Grand Ordinaire ».
Pistes de travail
Le monde de la magie est très ancien, très complexe, et garde encore aujourd’hui le goût du secret. Il est donc difficile à appréhender. Cependant, ses acteurs ont développé une longue tradition de l’effet visuel et de manipulation du spectateur. En ce sens, le monde de l’art devrait l’observer avec intérêt, parce qu’il peut l’amener à repenser l’histoire de l’art et les pratiques d’accrochage. Si aujourd’hui certains magiciens font un pas en direction de l’art contemporain, il semble naturel que les artistes fassent eux-mêmes un pas vers la prestidigitation. Les deux mondes ont de nombreuses choses à apprendre l’un de l’autre. Il est sûr qu’il reste encore beaucoup à inventer dans le développement d’une hybridation entre prestidigitation et art. Si je me suis concentré sur la sculpture, c’est parce qu’elle me semble être le meilleur médium pour cela : elle prend place dans le même espace-temps que le spectateur, ce qui lui permet de croire un instant que ce qu’il voit est réel.
Déguisements (2014).
Au début de mon entreprise, je pensais surtout dénicher des éléments techniques. Mais la plupart des secrets des effets magiques restent encore bien gardés. Au lieu de ça j’ai découvert une manière de penser complètement différente de celle de l’art contemporain. L’efficacité de la prestidigitation repose beaucoup plus sur la psychologie que sur la technique. C’est pour cela que j’ai concentré mes réflexions sur les moyens de détourner l’attention dans l’espace, parce que c’est à mon avis l’étape indispensable pour que le spectateur découvre progressivement les œuvres, et soit surpris par ce qu’il voit.
Sans titre (Crayons), détail (2013).
Je voudrais rappeler que les prestidigitateurs passent leurs temps à ré-agencer des principes techniques et psychologiques déjà connus pour créer de nouveaux tours : il convient donc d’étudier l’existant pour créer du neuf. N’oublions pas que bien souvent, au cours d’un spectacle, la conclusion d’un tour sert de détournement d’attention pour la mise en place du suivant : les effets d’invisibilité et de camouflage peuvent, par exemple, autant être utilisés en tant que fin qu’en tant que moyen. Il existe de nombreux moyens pour jouer avec l’attention du spectateur et ainsi créer chez lui de la surprise, dont beaucoup restent à inventer et expérimenter. Je dirais qu’il convient d’en combiner plusieurs pour plus d’efficacité et de les varier afin d’éviter un certain systématisme, ce qui risquerait de les rendre inopérants.
Sans titre (Crayons), détail (2013).
N’oublions pas qu’en dehors de la présence de l’artiste-magicien, le spectateur ne peut compter que sur lui seul pour découvrir les effets qui ont été dissimulés dans l’espace. Un camouflage trop efficace implique le risque que le spectateur ne se rende compte de rien, quitte à trouver les œuvres insignifiantes. Il peut être utile d’avoir des œuvres plus évidentes que d’autres afin de mettre la puce à l’oreille du visiteur, lui insuffler l’idée que d’autres choses restent à découvrir. A moins bien sûr que le projet soit une furtivité totale…
A visiter :
– Le site de Camille Clergeot.
Extraits de Grand Ordinaire, mémoire de Camille Clergeot présenté en juin 2014 lors de son jury de diplôme (Bachelor en Arts Visuels) à la HEAD-Genève. Crédits photos – Copyrights avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’auteur : Camille Clergeot et Simon Derouin. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants droit, et dans ce cas seraient retirés.