L’illusion sur laquelle nous allons présenter quelques vues théoriques est
bien connue. Brusquement, tandis qu’on assiste à un spectacle ou qu’on prend
part à un entretien, la conviction surgit qu’on a déjà vu ce qu’on voit, déjà
entendu ce qu’on entend, déjà prononcé les phrases qu’on prononce – qu’on
était là, à la même place, dans les mêmes dispositions, sentant, percevant,
pensant et voulant les mêmes choses – enfin qu’on revit jusque dans le
moindre détail quelques instants de sa vie passée. L’illusion est parfois si
complète qu’à tout moment, pendant qu’elle dure, on se croit sur le point de
prédire ce qui va arriver : comment ne le saurait-on pas déjà, puisqu’on sent
qu’on va l’avoir su ? Il n’est pas rare qu’on aperçoive alors le monde extérieur
sous un aspect singulier, comme dans un rêve ; on devient étranger à soi-même,
tout près de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on
dit et à ce qu’on fait. Cette dernière illusion poussée jusqu’au bout et devenue « dépersonnalisation », n’est pas indissolublement liée à la fausse reconnaissance
; elle s’y rattache cependant. Tous ces symptômes sont d’ailleurs
plus ou moins accusés. L’illusion, au lieu de se dessiner sous sa forme complète,
se présente souvent à l’état d’ébauche. Mais, esquisse ou dessin achevé,
elle a toujours sa physionomie originale.
[…] Mais voici que, relisant les observations
recueillies par M. Bernard-Leroy, nous avons trouvé dans l’une d’elles le même mot : « J’assistais à mes actions ; elles étaient inévitables. » En vérité,
on peut se demander s’il existe une illusion aussi nettement stéréotypée.
Nous ne comprendrons pas dans la fausse reconnaissance certaines illusions
qui ont tel ou tel trait commun avec elle, mais qui en diffèrent par leur
aspect général. M. Arnaud a décrit en 1896 un cas remarquable qu’il étudiait
depuis trois ans déjà : pendant ces trois années le sujet avait éprouvé ou cru
éprouver, d’une manière continue, l’illusion de fausse reconnaissance, s’imaginant
revivre à nouveau toute sa vie. Ce cas n’est d’ailleurs pas unique ; nous
croyons qu’il faut le rapprocher d’un cas déjà ancien de Pick, d’une observation
de Kraepelin, et aussi de celle de Forel. La lecture de ces observations
fait tout de suite penser à quelque chose d’assez différent de la fausse reconnaissance.
Il ne s’agit plus d’une impression brusque et courte, qui surprend
par son étrangeté. Le sujet trouve au contraire que ce qu’il éprouve est normal
; il a parfois besoin de cette impression, il la cherche quand elle lui
manque et la croit d’ailleurs plus continue qu’elle ne l’est en réalité.
Maintenant,à y regarder de près, on découvre des différences autrement profondes.
Dans la fausse reconnaissance, le souvenir illusoire n’est jamais localisé en un
point du passé ; il habite un passé indéterminé, le passé en général. Ici, au
contraire, les sujets rapportent souvent à des dates précises leurs prétendues
expériences antérieures ; ils sont en proie à une véritable hallucination de la
mémoire. Remarquons en outre que ce sont tous des aliénés : celui de Pick,
ceux de Forel et d’Arnaud ont des idées délirantes de persécution ; celui de
Kraepelin est un maniaque, halluciné de la vue et de l’ouïe. Peut-être faudrait-il
rapprocher leur trouble mental de celui qui a été décrit par Coriat sous le
nom de reduplicative paramnesia et que Pick lui-même, dans un travail plus
récent, a appelé « une nouvelle forme de paramnésie ». Dans cette dernière
affection, le sujet croit avoir déjà vécu plusieurs fois sa vie actuelle. Le
malade d’Arnaud avait précisément cette illusion.
Plus délicate est la question soulevée par les études de M. Pierre Janet sur
la psychasthénie. À l’opposé de la plupart des auteurs, M. Janet fait de la
fausse reconnaissance un état nettement pathologique, relativement rare, en
tout cas vague et indistinct, où l’on se serait trop hâté de voir une illusion
spécifique de la mémoire. Il s’agirait en réalité d’un trouble plus général. La
« fonction du réel » se trouvant affaiblie, le sujet n’arriverait pas à appréhender
complètement l’actuel ; il ne sait dire au juste si c’est du présent, du passé ou
même de l’avenir ; il se décidera pour le passé quand on lui aura suggéré cette
idée par les questions mêmes qu’on lui pose.
[…] Alléguera-t-on que la perception d’un objet extérieur commence quand il
apparaît, finit quand il disparaît, et qu’on peut bien désigner, dans ce cas au
moins, un moment précis où le souvenir remplace la perception ? Ce serait
oublier que la perception se compose ordinairement de parties successives, et
que ces parties n’ont ni plus ni moins d’individualité que le tout. De chacune
on est en droit de dire que son objet disparaît au fur et à mesure ; comment le
souvenir ne naîtrait-il que lorsque tout est fini ? Et comment la mémoire
saurait-elle, à un moment quelconque de l’opération, que tout n’est pas fini,
qu’il reste encore quelque chose ?
Plus on y réfléchira, moins on comprendra que le souvenir puisse naître
jamais s’il ne se crée pas au fur et à mesure de la perception même. Ou le
présent ne laisse aucune trace dans la mémoire, ou c’est qu’il se dédouble à
tout instant, dans son jaillissement même, en deux jets symétriques, dont l’un
retombe vers le passé tandis que l’autre s’élance vers l’avenir. Ce dernier, que
nous appelons perception, est le seul qui nous intéresse. Nous n’avons que
faire du souvenir des choses pendant que nous tenons les choses mêmes. La
conscience pratique écartant ce souvenir comme inutile, la réflexion théorique
le tient pour inexistant. Ainsi naît l’illusion que le souvenir succède à la perception.
Mais cette illusion a une autre source, plus profonde encore.
Elle vient de ce que le souvenir ravivé, conscient, nous fait l’effet d’être la
perception elle-même ressuscitant sous une forme plus modeste, et rien autre chose que cette perception. Entre la perception et le souvenir il y aurait une
différence d’intensité ou de degré, mais non pas de nature. La perception se
définissant un état fort et le souvenir un état faible, le souvenir d’une
perception ne pouvant alors être que cette perception affaiblie, il nous semble
que la mémoire ait dû attendre, pour enregistrer une perception dans l’inconscient,
que la perception se fût endormie en souvenir. Et c’est pourquoi nous
jugeons que le souvenir d’une perception ne saurait se créer avec cette
perception ni se développer en même temps qu’elle.
[…] Le souvenir d’une sensation est chose capable de suggérer cette sensation,
je veux dire de la faire renaître, faible d’abord, plus forte ensuite, de plus en
plus forte à mesure que l’attention se fixe davantage sur elle. Mais il est
distinct de l’état qu’il suggère, et c’est précisément parce que nous le sentons
derrière la sensation suggérée, comme le magnétiseur derrière l’hallucination
provoquée, que nous localisons dans le passé la cause de ce que nous éprouvons.
La sensation, en effet, est essentiellement de l’actuel et du présent ; mais
le souvenir, qui la suggère du fond de l’inconscient d’où il émerge à peine, se
présente avec cette puissance sui generis de suggestion qui est la marque de ce
qui n’est plus, de ce qui voudrait être encore. À peine la suggestion a-t-elle
touché l’imagination que la chose suggérée se dessine à l’état naissant, et c’est
pourquoi il est si difficile de distinguer entre une sensation faible qu’on
éprouve et une sensation faible qu’on se remémore sans la dater. Mais la suggestion
n’est à aucun degré ce qu’elle suggère, le souvenir pur d’une sensation
ou d’une perception n’est à aucun degré la sensation ou la perception mêmes.
Ou bien alors il faudra dire que la parole du magnétiseur, pour suggérer aux
sujets endormis qu’ils ont dans la bouche du sucre ou du sel, doit déjà être
elle-même un peu sucrée ou salée.
[…] Toute description claire d’un état psychologique se fait par
des images, et nous venons de dire que le souvenir d’une image n’est pas une
image. Le souvenir pur ne pourra dès lors être décrit que d’une manière vague,
en termes métaphoriques. Disons donc, comme nous l’expliquions dans
Matière et Mémoire,, qu’il est à la perception ce que l’image aperçue derrière
le miroir est à l’objet placé devant lui, L’objet se touche aussi bien qu’il se
voit ; il agira sur nous comme nous agissons sur lui; il est gros d’actions
possibles, il est actuel. L’image est virtuelle et, quoique semblable à l’objet,
incapable de rien faire de ce qu’il fait. Notre existence actuelle, au fur et à
mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence
virtuelle, d’une image en miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux
aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se
scinde en même temps qu’il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission
même, car l’instant présent, toujours en marche, limite fuyante entre le passé
immédiat qui n’est déjà plus et l’avenir immédiat qui n’est pas encore, se
réduirait à une simple abstraction s’il n’était précisément le miroir mobile qui
réfléchit sans cesse la perception en souvenir.
[…] Ce qui se dédouble à chaque instant en perception et
souvenir, c’est la totalité de ce que nous voyons, entendons, éprouvons, tout ce
que nous sommes avec tout ce qui nous entoure. Si nous prenons conscience
de ce dédoublement, c’est l’intégralité de notre présent qui nous apparaîtra à la
fois comme perception et comme souvenir. Et pourtant nous savons bien
qu’on ne vit pas deux fois le même moment d’une histoire, et que le temps ne
remonte pas son cours.
[…] Plusieurs ont parlé en effet d’un sentiment d’automatisme, et d’un état
comparable à celui de l’acteur qui joue un rôle. Ce qui se dit et ce qui se fait,
ce qu’on dit et ce qu’on fait soi-même, semble « inévitable ». On assiste à ses
propres mouvements, à ses pensées, à ses actions. Les choses se passent
comme si l’on se dédoublait, sans pourtant qu’on se dédouble effectivement.
Un des sujets écrit : « Ce sentiment de dédoublement n’existe que dans la
sensation ; les deux personnes ne font qu’un au point de vue matériel. » Il
entend sans doute par là qu’il éprouve un sentiment de dualité, mais accompagné
de la conscience qu’il s’agit d’une seule et même personne.
[…] La fausse reconnaissance serait donc enfin la forme la plus inoffensive de
l’inattention à la vie. Un abaissement constant du ton de l’attention fondamentale
se traduit par des troubles psychologiques plus ou moins profonds et
durables. Mais il peut arriver que cette attention se maintienne d’ordinaire à
son ton normal, et que son insuffisance se manifeste d’une tout autre manière;
par des arrêts de fonctionnement, généralement très courts, espacés de loin en
loin. Dès que l’arrêt se produit, la fausse reconnaissance arrive sur la
conscience, la recouvre pendant quelques instants et retombe aussitôt, comme
une vague.
Concluons par une dernière hypothèse, que nous faisions pressentir dès le
début de notre travail. Si l’inattention à la vie peut prendre deux formes inégalement
graves, n’est-on pas en droit de supposer que la seconde, plus bénigne,
est un moyen de se préserver de l’autre ? Là où une insuffisance de l’attention
risquerait de se traduire par un passage définitif de l’état de veille à l’état de
rêve, la conscience localise le mal sur quelques points où elle ménage à
l’attention autant de courts arrêts : l’attention pourra ainsi se maintenir, tout le
reste du temps, en contact avec la réalité. Certains cas très nets de fausse
reconnaissance confirmeraient cette hypothèse. Le sujet se sent d’abord détaché
de tout, comme dans un rêve : il arrive à la fausse reconnaissance aussitôt
après, quand il commence à se ressaisir lui-même.
Tel serait donc le trouble de la volonté qui occasionnerait la fausse reconnaissance.
[…]
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