PREMIÈRE PARTIE par Paul Daubreuil et Lucien Destange
Une soirée anniversaire
Le 6 décembre 2023, le Musée de la Magie situé au 11 rue Saint-Paul, niché dans le Marais historique, avait donné rendez-vous aux démystificateurs et détectives amateurs de toute obédience. Une rencontre au sommet entre les passionnés d’illusionnisme et les admirateurs des exploits d’Arsène Lupin quand ils n’étaient pas les mêmes ! Une occasion historique avait inspiré à l’AAAL (Association des Amis d’Arsène Lupin) l’idée de cette soirée : le centenaire de la publication, en juin 1923, du recueil de Maurice Leblanc, Les huit coups de l’horloge, rassemblant huit aventures mystérieuses du gentleman cambrioleur. Or ce soir-là, 8 correspondants d’Arsène Lupin répondaient à l’appel pour dévoiler quelques-uns de ses secrets les mieux gardés : l’AAAL (Association des Amis d’Arsène Lupin), Les Magies de CirCé, le CNAMI (Conservatoire National des Arts de la Magie et de l’Illusion), le FIVN (Festival International polar Vins Noirs), le MHC (Magie Histoire et Collections), le studio photographique Histoire Singulière, le Collège de Pataphysique et bien sûr, le Musée de la Magie de Paris.
Le célèbre dandy au monocle, de nouveau propulsé sur le devant de la scène télévisuelle grâce aux aventures d’Omar Sy, alias « Assane Diop », dans la série Lupin, dans l’ombre d’Arsène, a séduit, depuis le 8 janvier 2021, de nouvelles générations de lecteurs et de spectateurs. Pour imaginer son intrépide personnage, l’écrivain Maurice Leblanc s’est ainsi inspiré des passions de son époque, la science de l’astronomie mais aussi l’art magique. Au-delà de ses deux figures de référence, le Commandeur Pickman et le Professeur Dicksonn, on devine également l’influence de l’illustre horloger et illusionniste Robert-Houdin (né le 7 décembre 1805). Les techniques de manipulation d’objets ou de suggestion mentale, le détournement d’attention et l’utilisation de gimmicks renvoient naturellement vers la pratique du prestidigitateur moderne.
Nous devons beaucoup à la contribution du pionnier Patrice Bénard, dont l’analyse poussée des méthodes et des circonstances où Arsène Lupin fait appel à des techniques de magicien est à lire dans son article Arsène Lupin Prestidigitateur, publié en 1986, dans le premier numéro de la revue L’Aiguille Creuse de l’AAAL. La magie d’Arsène Lupin, c’est aussi sa capacité à jouer avec son environnement, qu’il soit historique, géographique… ou même céleste ! Membre éminent de la Société Astronomique de France, Maurice Leblanc a ainsi caché quelques allusions à ce domaine, dans la huitième et dernière nouvelle des Huit Coups de l’horloge, intitulée Au Dieu Mercure…
« L’horloge aux étoiles »
La première démonstration de la soirée, présentée par Paul Daubreuil et Lucien Destange, intitulée L’horloge aux étoiles, fut ainsi dédiée à ces mystères célestes. L’intrigue des Huit Coups de l’horloge débute dans la campagne sarthoise, un 5 septembre, au fictif domaine de Halingre. Sous les apparences du prince Rénine, Arsène Lupin surgit dans la vie d’Hortense Daniel, jeune femme esseulée et vulnérable, et, dans la soirée, lui fait visiter une demeure abandonnée où soudain résonnent huit coups d’une horloge arrêtée depuis plusieurs années. Équipé d’une longue-vue découverte dans l’horloge, Rénine monte au sommet de la tour (c’est d’ailleurs le titre de cette nouvelle inaugurale) de cette demeure et observe la terrasse d’une autre tour située à quelque distance, ce qui lui permet d’élucider les circonstances et le mobile d’un double meurtre commis vingt ans auparavant. Impressionnée par cet exploit, Hortense accepte de suivre Rénine dans sept autres aventures mystérieuses, mais le met aussi au défi de retrouver une de ses agrafes de cornaline, disparue depuis environ huit années. Six autres épisodes permettent ensuite à Hortense d’accompagner Rénine-Lupin dans des enquêtes palpitantes, dont la traque d’une sinistre Dame à la hache, jusqu’à la date fatidique du 5 décembre, pendant laquelle se déroule la dernière aventure, intitulée Au Dieu Mercure.
Un parcours examiné à la loupe
Au Dieu Mercure débute par une sorte de jeu de piste parisien orchestré par Rénine, que doit parcourir Hortense pour récupérer son agrafe de cornaline : « L’après-midi, vous vous ferez conduire, par la rive gauche, jusqu’à l’église Saint-Étienne-du-Mont. À quatre heures, exactement, il y aura, devant le bénitier de cette église, une vieille femme vêtue de noir, en train d’égrener un chapelet d’argent. Elle vous offrira de l’eau bénite. Vous lui donnerez votre collier, dont elle comptera les boules et qu’elle vous rendra. En suite de quoi, vous marcherez derrière elle, vous traverserez un bras de la Seine, et elle vous conduira dans une rue déserte de l’île Saint-Louis, devant une maison où vous entrerez seule ». Ainsi parvenue au magasin de l’antiquaire Pancardi, dont l’enseigne est « Au dieu Mercure », Hortense finira, avec l’aide décisive du prince Rénine, par recouvrer son agrafe, et saura prouver sa reconnaissance à son « bienfaiteur ».
Or cette aventure laissait aux lupinologues de l’AAAL un petit arrière-goût d’inachevé. Il leur fallait tout d’abord établir la vraisemblance de cet itinéraire (ce qui fut entrepris l’après-midi du 6 décembre, quelques heures avant la conférence), et identifié le bien réel édifice qui fort probablement a inspiré, en 1923, la « boutique Pancardi » à Maurice Leblanc, à savoir l’hôtel de Chenizot, au n° 51 de la rue Saint-Louis en l’île. Et surtout, cet examen a fait apparaître de nombreuses allusions aux fameux écrits d’Edgar Allan Poe (1809-1849), bien connus de Maurice Leblanc ; sans prétendre à l’exhaustivité, on peut ainsi mentionner :
- La similarité troublante entre la tour de Halingre où s’adapte une longue-vue, ce qui permet de découvrir deux squelettes, origine des aventures d’Hortense, et le Bishop’s Hostel de Poe, où William Legrand repère, avec une lunette de marin, un crâne qui va le conduire au trésor du Scarabée d’or ;
- L’analogie entre le titre de la quatrième nouvelle lupinienne, Le film révélateur, et Le cœur révélateur, autre texte de Poe ;
- Ce passage de La lettre volée d’Edgar Poe (dont le héros, Auguste Dupin, ressemble fort à notre Lupin) qui semble préfigurer certains des ressorts du Dieu Mercure : « Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu’on joue avec une carte géographique. […] mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros caractères qui s’étendent d’un bout de la carte à l’autre. Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence. »
La constellation de la Petite Ourse
Les Huit Coups de l’horloge, comme un hommage à Edgar Poe, et la nouvelle Au Dieu Mercure, placée sous le signe de La Lettre volée ? Dans ce cas, cette huitième nouvelle recélerait aussi un analogue de la fameuse lettre, évident mais décelable seulement par un œil averti. En effet, reporté sur un plan de Paris, l’itinéraire imposé à Hortense par Rénine-Lupin reproduit, avec ses carrefours notables, la constellation de la Petite Ourse, l’église Saint-Étienne du Mont jouant le rôle de l’Étoile Polaire, la « boutique Pancardi » étant située à l’emplacement d’une étoile rouge peu visible, Pherkad Minor !
Il ne peut s’agir simplement d’une coïncidence, car en 1924 Maurice Leblanc publiait La Comtesse de Cagliostro, roman lupinien dans lequel une réplique normande de la Grande Ourse joue un rôle-clé dans l’intrigue. On notera de plus que ces constellations comportent sept étoiles, auxquelles s’ajoutent respectivement Alcor dans La Comtesse, et le magasin Pancardi dans Au Dieu Mercure, soit de nouveau un chiffre huit ! À l’instar de son célèbre prédécesseur en énigmes, Edgar Poe, Maurice Leblanc a donc composé, avec sa nouvelle Au Dieu Mercure, une histoire « à double fond », comme ces malles tant prisées des magiciens. Mais serait-ce tout ?
Mercure, le messager céleste de la mythologie, qui donne son titre à la huitième nouvelle, est également connu comme le dieu des voleurs ; c’est aussi le nom de la planète la plus proche de notre Soleil, la huitième en partant de Neptune, laquelle était la plus lointaine à l’époque de Maurice Leblanc (Pluton n’ayant été découverte qu’en 1930). Ce choix de l’auteur, joint à la présence d’une longue-vue dès la première nouvelle, laisse penser que l’astronomie et sa conséquence, la mesure du temps d’après le mouvement des planètes et des étoiles, sont pour Maurice Leblanc au cœur véritable de son ouvrage. En voici effectivement la démonstration.
Le rendez-vous de la huitième heure
En face du magasin Pancardi, plein Nord et au ras des toits, ce fameux soir du 5 décembre, Hortense et Rénine-Lupin ont pu voir la Grande Ourse, très basse sur l’horizon, et dont les deux dernières étoiles, parfaitement verticales, étaient, comme toujours, alignées avec l’Étoile Polaire. Cette étoile est donc aussi la dernière de la Petite Ourse. Et c’est la seule étoile qui se trouve toujours au même endroit dans le ciel, dans la direction du Nord. En effet, elle se trouve exactement au-dessus du Pôle Nord, sur l’axe Nord-Sud de la Terre, qui est aussi son axe de rotation. Toutes les autres tournent autour d’elle en vingt-quatre heures. Comme la Petite Ourse a un peu la forme d’une flèche, elle semble indiquer quelque chose, qui se déplace autour du centre au fil du temps, pour faire un tour complet chaque jour. Il faut maintenant imaginer un cercle, centré sur l’Étoile Polaire, et d’un rayon légèrement supérieur à la longueur de cette flèche. Cela évoque clairement le cadran d’une horloge !
Il existe maintenant certains outils informatiques capables de reconstituer la position exacte des étoiles n’importe quel jour et à n’importe quelle heure. Ils montrent que le jour de la visite chez Pancardi, le 5 décembre, à 20 heures précises, cette aiguille d’horloge était orientée de telle manière qu’elle indiquait exactement la position du chiffre 8 d’une horloge véritable, du type de celle de Halingre par exemple, et disposée de la même façon. De tels logiciels n’existaient pas en 1923, mais bien entendu ce genre de connaissances « célestes » pouvaient se trouver dans des ouvrages spécialisés.
En virtuose, Leblanc a donc utilisé les propriétés particulières et naturelles d’une simple étoile, l’Étoile Polaire, et de sa constellation la Petite Ourse, et en a tiré profit pour la construction magique de sa nouvelle. Ceci n’a rien pour surprendre, de la part d’un fils d’armateur rouennais, de surcroît membre de la Société Astronomique de France. Admirateur de Robert-Houdin, il a transposé dans le domaine littéraire les incroyables mécaniques magiques de ce dernier : l’agencement des Huits Coups de l’Horloge évoque irrésistiblement sa célèbre horloge à triple mystère, dont le mécanisme d’horlogerie échappe totalement au regard ! Pour conclure, et justifier encore un peu plus la parenté entre Maurice Leblanc et les maîtres illusionnistes, on attirera l’attention sur la description que le romancier donne de sa célèbre Aiguille Creuse : « Un bonnet d’écorce… posé sur du vide ». Peut-on trouver plus claire allusion au bonnet pointu, attribut traditionnel des magiciens ?
DEUXIÈME PARTIE par Céline Noulin
Les mystères de Lupin sont impénétrables
L’énigme commence par Arsène Lupin lui-même. On ne sait rien de lui, d’où il vient, où s’est écoulée son enfance, bref rien… « Vous jaillissez… pour vous révéler tout d’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarre d’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité ». Étudiant, légionnaire, professeur de lutte ou coureur cycliste, pas moins d’une cinquantaine d’identités endossées au gré de ses aventures nous le rendent insaisissable. À y regarder de près, c’est certainement la silhouette de l’illusionniste de la Belle époque qui sied le mieux à Arsène Lupin, celle du dandy portant l’habit de soirée, la canne et le chapeau haut-de-forme. Sa filiation probable trouve sa source dans l’air du temps, quelque part entre le prestidigitateur et l’anarchiste. Lorsque son éditeur Pierre Lafitte lui commande, en 1905, la création d’un personnage qui concurrencerait Sherlock Holmes, Maurice Leblanc prend soin de conférer à son héros un pouvoir inédit et spectaculaire, lui permettant de parer à toutes les situations.
Un gentleman cambrioleur… et magicien
Les aventures d’Arsène Lupin sont parsemées de scènes et de trucs magiques. Dans 813, Lupin utilise en guise de doigt, un simple tube en baudruche artistement colorié, en fait un « FP » ! Escamotage de pièces, forçage psychologique, pickpockétisme sont autant de techniques maîtrisées en toute décontraction. Nul doute que dans sa lutte entreprise contre la société, Arsène Lupin ait pu parfaire son adresse grâce à un apprentissage méthodique entrepris auprès des plus illustres magiciens de son temps. Les références éclatent en plein jour, comme dans Arsène Lupin gentleman cambrioleur (1907) : « le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n’était autre qu’Arsène Lupin. » Puis Les confidences d’Arsène Lupin (1913) nous révèlent qu’il a«travaillé six mois avec Pickmann ». Les références aux célèbres Professeur Dicksonn (1857-1939) et Commandeur Pickman (1857-1925) ne sont pas anodines… Quand Arsène Lupin prétend, « Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin de personne », on pense à Dicksonn qui présente, dans son propre théâtre, « l’escamotage de Dicksonn par lui-même », sur un air de polka !
Dickson / Dicksonn, sous toutes les facettes
Le Comte Paul-Alfred de Saint-Genois-de-Grand-Breucq, alias Dicksonn, est connu pour son élégance naturelle. Son humour, son esprit toujours à propos, sa brillante élocution, sa vivacité bondissante font dire à ses admirateurs qu’« on l’écoute en même temps qu’on le suit du regard ». Il travaillera même avec la séduisante courtisane Liane de Pougy. Infatigable voyageur de l’escamotage, il multiplie tout au long de sa carrière prolifique, les grandes illusions scéniques et les costumes exotiques, de L’évaporation japonaise aux Mystères hindous. Désirant « varier la monotonie du merveilleux », Dicksonn fera le tour de l’Europe et découvrira même l’Afrique du nord, de l’Algérie à l’Égypte. Il met également en scène les « expériences d’hypnotisme auxquelles on assiste avec une ironie mêlée d’angoisse, avec la peur obscure des choses mystérieuses qui peuvent se produire. » (813, Maurice Leblanc). Grand protagoniste de la prestidigitation dévoilée, Le Professeur Dicksonn ne craindra pas de révéler les dessous de tours très prisés par les magiciens (Mes trucs, 1893), au risque de fâcher toute la profession. Mais en habile communicant, à l’instar de Lupin qui livre avec délectation ses modes opératoires, il saura toujours s’attirer les faveurs de la presse : « Prestidigitateurs vous êtes, et prestidigitateurs vous resterez, envers et contre tous. » Persuadé que le spiritisme entame la crédulité publique, Dicksonn entame une série de conférences pédagogiques dès 1913, et publie La vérité sur le spiritisme, en 1917. À partir de 1925, il s’emploie à décrire les exploits des fakirs très en vogue… Intrépide et endurant comme Lupin, Dicksonn s’accommode de tous les imprévus : il se blesse la main gauche avec un pistolet chargé, il perd ses accessoires dans l’incendie d’un casino… « Peut-on se rendre compte de la résistance qu’un homme doit présenter pour supporter cette tension du cerveau et cette fatigue corporelle ?… À côté de cela, il y a des compensations et des aventures agréables qui font diversion ». Patriote aussi convaincu que Lupin, Dicksonn se mobilise pour l’honneur de son pays et multiplie, pendant la guerre 14-18, les spectacles au profit des victimes de la guerre, en tout plus de 200 !
Pickmann / Pickman, sous influence
Jean-Lambert Pickman entre dans le cercle familial de Maurice Leblanc lors de la première communion de la jeune sœur du futur écrivain. Au domicile familial à Rouen, il hypnotise deux petites camarades de Georgette ! Sept ans plus tard, il se produit au casino d’Étretat, quasiment au pied de l’aiguille creuse. Regard fixe et doux sourire, le belge Jean-Lambert Pickman débute comme magicien sous le nom d’Alberti. À côté de L’œuf métamorphosé ou des Cartes aériennes, le prestidigitateur obtient le plus grand succès avec La chambre mystérieuse, une adaptation de l’armoire des frères Davenport. Dans ce mystère en chambre close faisant intervenir des forces invisibles, le public ne voit que du feu ! De quoi attiser la sagacité d’un Arsène Lupin ! Plus tard, le désormais Commandeur Pickman se convertit aux pratiques de l’hypnotisme expérimental (il fait notamment reproduire sur scène des combats de lutte et de boxe…), du magnétisme personnel et de la suggestion. Les yeux bandés et les oreilles bouchées, il est capable d’exécuter ce qu’une personne pense non loin de lui, comme l’assassinat d’un spectateur désigné. Puis il trouve le couteau du meurtrier, la région blessée et le lieu où ont été ensevelis le cadavre et ses vêtements. Ce numéro de « détective mental » nous renvoie à l’évolution du personnage d’Arsène Lupin qui, à partir de la Première Guerre mondiale, glisse progressivement du cambrioleur à l’enquêteur, tout en commettant encore quelques larcins. Ironique et moqueur, Pickman se joue de l’intérêt que lui porte le célèbre médecin criminologue César Lombroso : « Je n’ai jamais vu un gobeur pareil… Il m’agaçait tellement qu’un jour je lui proposai d’éprouver ma force sur lui-même. Je me plaçai derrière lui, je l’attrapai froidement par la jaquette et le tirai à moi. » Pickman rencontra un succès étourdissant et fascina les personnalités les plus marquantes de son temps : « Il faut se décider à voir en Pickman un être d’exception. Il l’est dans notre siècle ; il ne le serait pas s’il vivait dans un, deux ou trois siècles. Par lui, je peux m’imaginer confusément ce que l’homme futur sera un jour, le vers quoi il tend… Un jour l’humanité passera par le point précis où Pickman se trouve… » (Maurice Leblanc). Pickman repose aujourd’hui au cimetière normand de Montigny, près de Rouen.
Houdini / Arsène, le Roi de l’évasion
Erich Weiss, alias Harry Houdini, incarne le magicien de tous les défis, de tous les engagements physiques. Né en 1874, comme Arsène Lupin, il choisit son pseudonyme en référence à l’illusionniste Robert-Houdin qu’il admire. Par un effet miroir, Arsène Lupin puise son inspiration dans le personnage d’Auguste Dupin, le détective imaginé par Edgar Allan Poe, dans Histoires extraordinaires (1856). Curieux et opportuniste, Houdini aime percer les secrets les mieux gardés et s’intéresse aux technologies de son temps (aviation, cinématographe…). Surnommé le « Roi de l’évasion », il se fait connaître à travers le monde en défiant les forces de police qui tentent de l’enfermer. Le manuel du malfaiteur (1906)décrit des techniques que n’aurait pas renié Arsène Lupin. Confirmant l’adage du gentleman cambrioleur, « où la force échoue, la ruse réussit ». Houdini admet dans son livre Le secret des menottes (1909), qu’il emporte des pics et des clés de serrure pendant ses spectacles. Dissimulés dans la gorge ou attachés à un fil invisible, ces passe-partout sont un sésame pour le maître de l’évasion. De son côté, Arsène Lupin est capable de concevoir des objets truqués comme des cigares et des couteaux creusés (L’évasion d’Arsène Lupin) ou des tubes acoustiques servant aussi de lunette d’approche (Le coffre-fort de Madame Imbert). De sa prison, il communique à l’extérieur avec le chapeau de son avocat.
La force de diversion
L’évasion spectaculaire du 6 janvier 1906, réalisée par Houdini, reste inscrite dans les annales. Engagé au théâtre du Chase’s Polite Vaudeville à Washington D.C., il lance en parallèle, un défi au commissaire de police, et s’échappe d’une cellule en seulement 18 minutes, après s’être libéré de ses bracelets réputés invincibles. Mais un « drame de milieu de semaine », savamment orchestré et publié dans les journaux, révèle qu’une aiguille a été retrouvée sur le sol de la cellule. Remise en question, la performance d’Houdini doit être répétée sous un contrôle plus strict, dans le quartier des condamnés à mort… L’exploit n’en sera que plus grand, le suspens renforcé. Lorsqu’ Arsène Lupin décide de s’évader, il le crie sur les toits et fomente sa première évasion d’un fourgon cellulaire truqué. Revenu de lui-même en cellule, il parachève son plan : « Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d’une évasion réalisée d’avance ».
La presse, tremplin idéal
En habile publicitaire, Houdini annonce ses futurs exploits dans la presse. Il promet des milliers de dollars s’il échoue à relever ses nombreux défis. De passage à Paris en avril 1909 où il se produit à l’Alhambra, il stupéfie un groupe de journalistes et les badauds présents en se jetant, mains enchaînées, du sommet de la morgue de l’île de la Cité ! Son pied de nez à la mort fera affluer le public qui viendra nombreux le voir chaque soir au théâtre. Arsène Lupin « prépare le terrain » de ses interventions en usant de la presse, pour imposer la certitude qu’elles auront bien lieu ! Ainsi, il n’hésite pas à communiquer à l’Écho de France, son cambriolage programmé du château de Malaquis ! « Et après, crois-tu que ça me gêne d’être mort pour vivre ? » dira Arsène Lupin. Houdini, plagié au-delà de sa mort en 1926, espérera revenir parmi les vivants, et sa veuve Bess convoquera les esprits chaque 31 octobre pendant 10 ans, sans succès !
L’art du déguisement et le goût du factice
Modifier son apparence, sa voix, son regard, son écriture à son gré ? Tel est l’un des nombreux talents d’Arsène Lupin : « J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur de s’appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de l’apparence et de l’identité. » Il n’hésite pas non plus à fausser son signalement visuel (mesure de la tête, des doigts, des oreilles) auprès du service d’anthropométrie. Prêt à tout pour démystifier les médiums, Harry Houdini assistera à des centaines de séances de spiritisme, affublé de postiches, lunettes et canne, pour passer incognito. Il concevra des ectoplasmes, de fausses mains en paraffine et usera de la double exposition pour créer son portrait photographique, entouré de visages fantômes.
Robert-Houdin, référence intemporelle
Si nous possédons l’extrait de naissance incontestable de J-E. Robert-Houdin à Blois (7 décembre 1805), l’origine d’Arsène Lupin est plus sujette à caution. Un acte de décès au nom de Floriani, pseudonyme d’Arsène Lupin, est exhumé par la police dans Les Dents du tigre. Il mentionne que Floriani est né à… Blois ! Réalité ou leurre, l’hommage est manifeste ! La Comtesse de Cagliostro, publié par Maurice Leblanc en 1924, oppose Joséphine Pellegrini-Balsamo au jeune Arsène Lupin. Fille de Joseph Balsamo, la comtesse prétend détenir comme lui le secret de l’élixir de longue vie. Or en 1846, Robert-Houdin est invité à se produire devant Louis Philippe, au château de Saint-Cloud… Point d’orgue de cette séance, le magicien demande qu’on extrait du pied d’un oranger, une boîte de fer contenant une prédiction de… Joseph Balsamo, datant de 1786 !
Robert-Houdin n’aurait pas non plus désavoué l’apparition, dans l’obscurité et à heure régulière, de mystérieuses lettres, dans Les dents du tigre. Les rouages et ressorts, dissimulés dans le plafonnier, apparaissent comme « un mécanisme compliqué et minutieux qui ressemblait fort à un mouvement d’horlogerie ». Impossible de ne pas penser à la boîte aux lettres électrifiée de l’Abbaye de l’attrape, le Clos Lupin de Robert-Houdin, et à ses horloges électriques. Enfin, Lupin, sous le nom de Don Luis Perenna, a également vécu l’expérience d’Afrique du nord, au service de la France : « À la Légion, Lupin n’était qu’un soldat. Au sud du Maroc il fut général. » Il attirait contre lui les tribus rebelles, les soumettait, les réduisait à l’impuissance… Sur le traité de paix final, sur l’acte de donation où il livre un royaume à la France, il appose son paraphe sous celui des grands dignitaires, caïds, pachas et marabouts… Une allusion directe au fameux Diplôme arabe remis à Robert-Houdin !
Les Confidences d’un prestidigitateur cambrioleur
Quand Maurice Leblanc écrit Les confidences d’Arsène Lupin, en 1911, il est déjà un fin connaisseur des mémoires de Robert-Houdin, Les confidences d’un prestidigitateur (1858). Cette autobiographie, mêlant habilement le vrai et le faux rêvé de sa vie d’artiste, sera son meilleur viatique pour la postérité. S’inspirant du maître illusionniste, Maurice Leblanc intègre subtilement son personnage réel d’écrivain en allant jusqu’à raconter ses rencontres avec Lupin. Ce dernier charge même Maurice Leblanc de raconter ses exploits. On retrouve également cette propension à nourrir son œuvre d’illusions romanesques dans le film Vérités et Mensonges (F for Fake, 1973), du réalisateur et magicien Orson Welles. Paraphrasant Robert-Houdin, « Un magicien est un acteur qui joue le rôle d’un magicien », il réalise un chef-d’œuvre de montage qu’il considère être la seule vérité cinématographique.
L’aiguille creuse, royaume étrange et surnaturel
« Sans l’aiguille creuse, Lupin est incompréhensible, c’est un mythe, un personnage de roman, sans rapport avec la réalité ». Nourri par ses connaissances des arts magiques, il n’a pas été trop difficile à Maurice Leblanc, lors de ses balades sur la côte d’Étretat, d’associer l’image de cette aiguille de calcaire avec un gimmick utilisé par la plupart des magiciens, le « F.P ». Lupin use également de la « carte forcée » des prestidigitateurs : son adversaire Beautrelet, en découvrant le secret de l’Aiguille, à la surprise de voir sur la table d’hôte dressée à son intention, une carte d’invitation à son nom. Il était attendu !
Arsène Lupin et Sherlock Holmes
Maurice Leblanc sera très touché par la mort de Conan Doyle, en 1930 : « Celui qui vient de mourir n’est pas près de mourir dans la mémoire des hommes ». Sherlock Holmes, ajoute-t-il, « fait partie du cortège des figures précises et des silhouettes familières qui évoluent autour de nous ». Maurice Leblanc, tout comme Conan Doyle, ont été dépassés par la célébrité de leur personnage. « Si je ne tue pas Holmes, c’est lui qui me tuera », préviendra Conan Doyle. En 1933, Maurice Leblanc avouera à propos de Lupin : « Ce brigand a pris possession de ma vie, et parfois je le regrette ». Tous deux feront mourir leurs héros, l’un tombant dans les chutes de Reichenbach lors d’un combat avec le professeur Moriarty, l’autre par suicide, se jetant des falaises de Capri. Puis, ils les ressusciteront, mais en les rendant plus vertueux, plus sages. Seule la Grande Guerre les sortira de leur léthargie. Le conflit avec l’Allemagne aura le mérite d’insuffler une nouvelle vie à deux personnages synthétisant les prétendues vertus britanniques et françaises.
La postérité d’Arsène Lupin
De nombreuses adaptations ont été réalisées depuis la parution d’Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, le premier volume de la série, en 1907. Au théâtre d’abord, dès 1909 à Barcelone, puis l’année suivante à Paris au théâtre du Châtelet, enfin on retrouve Lupin bien plus tard, en 1948, sous forme de BD pour le journal France-Soir. L’œuvre fut déclinée pour la première fois en série télévisée au début des années 1970 par Jacques Nahum, avec Georges Descrières : série rendue célèbre notamment grâce à la chanson de Jacques Dutronc au générique (Gentleman-cambrioleur). C’est aussi à cette époque que le Japon fait un triomphe à la figure d’Arsène Lupin, avec Lupin III du mangaka Monkey Punch, qui décrit les aventures du petit-fils d’Arsène Lupin. Ce manga et animé japonais créé en 1967 a été traduit en français en 2021 (voir aussi Arsène Lupin III, partie V, série animée de 2018 en 24 épisodes dont les péripéties se déroulent en France). Louis Leterrier, déjà réalisateur du film Insaisissables I (2013), aura également su réinventer le mythe du magicien-cambrioleur, dans les trois premiers épisodes de la série Lupin, dans l’ombre d’Arsène (2021). Le style de Maurice Leblanc n’a pas vieilli ; vif, truculent, il s’inscrit dans le mouvement. On continue d’admirer une imagination et une inventivité extraordinaires, un mélange de passé et de modernité, d’histoire et de géographie, d’ésotérisme et de progrès technique, totalement magiques !
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